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Naissance de Jésus
Naissance de Jésus
3. Le récit de l’évangile selon Matthieu
Matthieu raconte assez brièvement la naissance de Jésus : il le fait en 48 versets seulement (je ne prends pas en compte la généalogie qui l’introduit). Son récit comporte trois parties ou trois scènes distinctes qui s’enchaînent.
La vision de Joseph.
Il y a d’abord la vision de Joseph. Alors qu’il se préparait à répudier Marie à cause de sa grossesse, un ange lui apparaît en songe, lui apprend que l'enfant qu'elle attend vient du Saint Esprit et lui donne des instructions que Joseph suivra, à savoir « prendre avec lui » Marie et donner à l’enfant le nom de Jésus (un nom assez banal et répandu à l’époque ; le fils de Joseph et de Marie n’était pas le seul juif à la porter).
Le projet initial de Joseph, avant le songe, est assez énigmatique : il se proposait, écrit Matthieu, de « rompre secrètement » avec Marie pour ne pas la diffamer. Que veut dire « répudier en secret » (la répudiation ou la rupture est forcément un acte public) et en quoi préservait-il ainsi la réputation de Marie (elle ne pouvait être sauvegardée que par un mariage) ? Le texte ne nous l’explique pas et manque ici de clarté. Notons également l’équivalence établie par l’évangéliste entre le nom de Jésus, qui veut dire « Dieu sauve », et Emmanuel qui signifie « Dieu avec nous ». Cette équivalence est présentée comme une évidence. Pour Matthieu, en accord avec l’ensemble du Nouveau Testament sur ce point, il semble aller de soi que quand Dieu s’approche de nous, vient à nous, ce n’est pas pour juger ou condamner, mais pour sauver
La visite des mages
La deuxième scène raconte la visite, après la naissance, de mages venus d'Orient guidés par une étoile. Il font halte à Jérusalem et prennent contact avec Hérode avant de repartir pour Bethléem. Suite à un avertissement divin reçu en songe, ils entrent chez eux par un autre chemin, en évitant une nouvelle rencontre avec Hérode.
Matthieu n'indique pas le nombre des mages. On a supposé qu'ils étaient trois parce que sont mentionnés trois cadeaux : l'or, l'encens et la myrrhe. C'est possible, mais aléatoire. Aucune indication, non plus, sur leurs noms ; ceux de Melchior, Gaspard et Balthazar n'apparaissent que dans un évangile apocryphe qu’on date du sixième siècle et qu’on intitule « le livre arménien de l’enfance du Christ ». Les mages sont des prêtres de cultes astrologiques, à la fois des sages et des magiciens mais nullement des rois. Il semble que la royauté leur ait été attribuée pour la première fois par l'évêque Saint Césaire d'Arles qui vécut de 470 à 543. Il le faut à partir d’un verset du psaume 72 qui déclare que lorsque Dieu vient, les rois se prosternent devant lui. La transformation des mages en rois traduit probablement une gène des responsables ecclésiastiques. Beaucoup n’apprécient guère les astrologues et ne tiennent pas à attirer l'attention sur des personnages qui peuvent servir à les valoriser ; ils préfèrent qu'on les prenne pour des rois.
Pour l’étoile, elle est évidemment liée à l’activité astrologique des mages. On ne peut guère en dire plus. On a parfois supposé qu’il s’agirait d’une comète ou d’une étoile filante. Mais ni l’une ni l’autre ne permettent de suivre un itinéraire terrestre et de localiser une maison ; il faut renoncer à des explications de ce type. Notons que les mages ont vu l’étoile en orient au départ ou avant de se mettre en route ; ils la retrouvent en quittant Jérusalem ; entre temps, elle semble avoir été absente (d’où leur joie quand ils le revoient).
Il existe dans la littérature latine une histoire qui ressemble beaucoup à ce que raconte Matthieu. En 66, à Rome, Néron ajoute le titre d’imperator à son nom. D'après Pline et Suétone, sur l'indication des astres, des mages de Perse seraient venus à cette occasion à Rome pour l’honorer, et comme ceux de l’évangile, ils seraient repartis par un autre chemin. On situe en général la rédaction de notre évangile entre 70 et 90. Que peut-on conclure de cette ressemblance ? Matthieu connaissait-il cette histoire et a-t-il voulu donner à Jésus une stature impériale, une importance comparable à celle de Néron, à l’époque l’homme le plus puissant sur la terre ? Ou bien, au contraire, la légende latine reprend-elle et attribue-t-elle à l’Empereur ce que les chrétiens disaient de Jésus ? On n’en sait rien, et il paraît plus probable que ces différents récits ont emprunté leur thème à un fonds commun de légendes répandues autour de la Méditerranée.
Pérégrinations de la « sainte » famille
Troisième partie du récit de la naissance de Jésus chez Matthieu : la fuite en Égypte, le massacre des enfants raconté très sobrement, sans aucun détail ; seule indication, il s’agit d'enfants de moins de deux ans, ce qui laisse penser que les événements racontés s'étalent au moins sur plusieurs mois. Et enfin après la mort d’Hérode, retour en Israël et installation à Nazareth. Notons que l’évangile de Matthieu ne mentionne pas que la famille de Jésus aurait résidé auparavant dans cette ville. À la différence de Luc, il ne parle pas d'un déplacement de Joseph et Marie avant la naissance de Jésus depuis Nazareth jusqu’à Bethléem. Il donne plutôt le sentiment que les parents de Jésus étaient des habitants de Béthléem et que ce n’est que plus tard, après les événements racontés, qu’ils se sont installés à Nazareth par peur d'Hérode et d'Archélaüs. On ne sait d’ailleurs pas pourquoi ou en quoi la Galilée où régnait un autre fils d’Hérode était plus sûre que la Judée. Notons que le départ en Egypte et le retour en Israël se font sur les indications d’un ange apparu en songe à Joseph.
Remarques
Sur ce récit de Matthieu que je viens d’analyser, je fais trois remarques.
1. La première concerne Joseph et Marie. Matthieu met en avant et en lumière Joseph qui est le personnage central, l’acteur humain le plus important de cette histoire, alors que Marie reste dans l’ombre, au second plan ; l’évangéliste ne dit pratiquement rien d’elle. Elle est effacée, passive, muette ; elle subit, alors que Joseph agit et décide. L’annonciation n’est pas faite à Marie, comme dans l’évangile de Luc, mais à Joseph. On nous le présente comme un juste ou un homme de bien. L’ange l’appelle : « fils de David ». Il réfléchit, il est bienveillant envers son « accordée » (traduction plus juste que celle de « fiancée ») ; quand elle est enceinte, il cherche comment gérer au mieux cette grossesse, il fait des projets, il est en relation avec Dieu en songe par l’intermédiaire d’anges qu’il écoute et dont il suit ses instructions. C’est lui, et non Marie comme dans Luc qui doit nommer Jésus. Il prend l’enfant et la mère pour les emmener en Égypte, puis pour les ramener en Israël. Il choisit, après leur retour, de s’installer à Nazareth. Il n’apparaît certes pas dans l’épisode des mages, alors que Marie y est mentionnée, seulement mentionnée, mais à cette exception près, dans ce récit il est présent, il est sujet agissant, alors que Marie y apparaît comme un objet dont on dispose, qu’on prend avec soi et qu’on déplace sans lui porter grande attention ; elle reste silencieuse, on ignore tout de ses sentiments, de ses pensées, de ses joies et de ses inquiétudes. C’est à peine si elle compte. On ne peut pas se servir de Matthieu pour esquisser un portrait de Marie et encore moins pour nourrir une dévotion à son égard, alors qu’il est possible de le faire à partir du récit de Luc. Faut-il voir dans ce récit un manque total de considération envers les femmes ou une réaction contre une vénération jugée abusive de Marie ? Nous l’ignorons.
2. Deuxième remarque. Dans ce texte, le miraculeux, le merveilleux, le surnaturel abondent. On se trouve dans un monde « enchanté », au sens que Max Weber donne à ce mot, c’est à dire un monde où les interventions divines foisonnent se multiplient, s’accumulent. On mentionne quatre songes en quelques lignes. Dans trois d'entre eux, des anges interviennent. Une étoile se déplace et montre le chemin. Une vierge se trouve enceinte. De mystérieux et prestigieux voyageurs surgissent. C’est beaucoup. Il faut noter que ces divers éléments apparaissent tous dans la littérature religieuse de l’Antiquité, biblique ou non, pour signaler la présence et l’action du sacré. Nous avons donc affaire à des manifestations convenues, conventionnelles.
Dans la même ligne du miraculeux, mais d’un miraculeux cette fois-ci plus exclusivement biblique, Matthieu souligne que Jésus accomplit les prophéties, que son histoire correspond à ce qu’annoncent plusieurs textes de l’Ancien Testament. D’assez nombreux spécialiste estiment probable qu'on a construit tel ou tel épisode à partir d’eux : ainsi, la fuite en Égypte vient d'un verset du prophète Osée, le massacre des enfants d'un passage du prophète Jérémie. Ces deux événements, qui ne sont ni développés ni commentés, dont on n'a aucune attestation ailleurs dans le Nouveau Testament ou hors de lui, ne servent strictement qu'à amener une citation. Il en va de même de la conception virginale qui interprète une phrase d'Esaïe : « voici la vierge sera enceinte ». En fait, le texte hébreu d'Esaïe mentionne une jeune femme ; c'est la Septante, version grecque datant du troisième siècle avant Jésus Christ, qui parle d'une vierge.
Il y a deux manières d’interpréter ce constat. Les « fondamentalistes » penseront que Dieu a disposé, arrangé, voire manipulé les événements en fonction des cultures religieuses de l’époque et en se conformant aux prophéties afin que les gens sachent interpréter et puissent comprendre ce qui se passe. Les « libéraux » estimeront qu’il s’agit d’un procédé littéraire utilisé par le rédacteur de l’évangile pour signaler l’importance et la signification religieuses de cette naissance, pour souligner qu’on a affaire, avec Jésus, à une action et une manifestation de Dieu qui accomplit les promesses et prophéties de l’Ancien Testament.
3. La troisième remarque a, à mes yeux, plus de poids que les précédentes. Dans ce texte, Jésus apparaît comme un nouveau Moïse. Le judaïsme du premier siècle accorde à Moïse une importance centrale, bien supérieure à celle de David, le roi type, ou à celle d'Elie, le prophète exemplaire. Moïse, en effet, a libéré les hébreux de l'esclavage et leur a donné la loi ; il a été le bras et la bouche de Dieu. Comme le dit la fin de Deutéronome : « il ne s'est plus levé en Israël de prophètes comme Moïse, il est incomparable ». Mais si, selon le judaïsme, il n’a pas encore été égalé, dans l’avenir il le sera, car il a annoncé qu’un jour l’Éternel suscitera un prophète comme lui (ce que mentionne Jean dans son évangile et ce que Pierre et Étienne rappellent dans le livre des Actes des Apôtres). D’où cette idée d’un « nouveau Moïse ».
Or, au temps de la rédaction des évangiles, il existe une légende concernant Moïse, que deux écrivains juifs, Philon et Flavius Josèphe* nous transmettent et qui ressemble beaucoup à ce que Matthieu raconte de la naissance de Jésus. D'après cette légende, le père de Moïse fait un songe lui annonçant la naissance et la mission de son fils (ce qui correspond au songe de Joseph). Le Pharaon, averti aussi par un songe, a peur que cet enfant ne devienne pour lui un rival ; il consulte conseillers et astrologues (de même, Hérode averti par les mages consulte les docteurs de la loi et les prêtres). Le Pharaon décide de tuer tous les enfants qui correspondent à la prédiction, mais le père de Moïse averti, toujours en songe, soustrait son fils au massacre. Ajoutons que la mère de Moïse se nomme Myriam (Marie).
En fait, le rapprochement entre Jésus et Moïse s’impose sans avoir recours à cette légende, en s’en tenant aux textes canoniques. Le personnage dont l'Ancien Testament parle quelques lignes avant de passer à Moïse s'appelle Joseph. Il a des songes, comme le père de Jésus dans le récit de Matthieu. Il va aussi en Égypte. Les deux Joseph ont un père qui s’appelle Jacob. Jésus échappe à un massacre d'enfants comme Moïse. Les mages lui rendent hommage de même que les magiciens d'Égypte s'inclinent devant Moïse. D’autres passages de l'évangile de Matthieu mettent implicitement en parallèle Moïse et Jésus. Ainsi, les quarante jours de Jésus dans le désert au moment de la tentation évoquent les quarante ans de pérégrination de Moïse et des hébreux avant d'arriver en Canaan. À la loi donnée sur le Sinaï correspond le sermon sur la montagne. De même, la Cène fait pendant au repas pascal juif ; au moment où pendant ce repas on évoque Moïse et l'exode, référence et fondement de la foi juive, Jésus parle de sa mort et de sa résurrection, en indiquant ainsi ce qui va devenir le fondement et la référence de la nouvelle alliance et y prendre la place qu'occupait dans l'ancienne Moïse et l'Exode.
Des textes postérieurs à la rédaction du Nouveau Testament, mais très anciens, ils datent probablement du troisième siècle, comparent aussi Moïse et Jésus. Un écrit assez énigmatique, « le roman pseudo-clémentin », défend la thèse suivante : Moïse et Jésus sont au même titre des agents et des envoyés de Dieu. Ils font et disent exactement la même chose, mais pas pour les mêmes gens. Moïse sauve et enseigne les juifs, alors que Jésus sauve et enseigne les autres nations. En quelque sorte, Moïse serait le Jésus des juifs et Jésus le Moïse des non juifs. Opinion sans doute minoritaire et marginale dans le christianisme ancien. Pour les courants majoritaires, il n’y a pas égalité entre Moïse et Jésus, mais une forte continuité avec une nette supériorité de Jésus. Ce qu’écrit à peu près à la même époque que le pseudo-clémentin, Eusèbe de Césarée dans un livre intitulé Démonstration évangélique, je cite : « Moïse le premier gouverna le peuple juif, le premier il leur enseigna la doctrine du Dieu unique. Jésus Christ de manière bien supérieure et meilleure que Moïse enseigna à toutes les nations la vraie religion, il a été l’initiateur et le législateur d’une vie nouvelle. Moïse libéra le peuple juif d’un esclavage intolérable, Jésus Christ a rendu à la liberté le genre humain tout entier ». Eusèbe me semble ici développer le thème de Jésus nouveau Moïse dans la ligne qu’amorce et esquisse le récit de Matthieu.
Le message.
Il me faut maintenant terminer. Après cette lecture qui s’appuie sur les travaux des spécialistes, quel est le message que je reçois de ce récit de Matthieu ? Que me dit-il dans et pour ma vie de foi ? Chacun a sa propre réponse à donner à cette question, je ne prétends pas imposer la mienne mais l’indiquer. Pour ma part, je retiens deux points.
Premièrement, la bienveillance envers le monde païen qu’exprime l’épisode des mages. Ils sont accueillis et leurs cadeaux acceptés. Le christianisme a souvent rejeté ce qui vient d’ailleurs que de la Bible et condamné les autres religions et idéologies, craignant qu’elles ne le pervertissent, ce qui est effectivement un danger. Mais je trouve que ce texte, sans justifier mélanges et compromissions, invite à une attitude d’ouverture. J’en reçois un encouragement à rencontrer les bouddhistes, les musulmans et aussi les athées. Ce sont nos mages modernes. Ils ont des choses à nous apporter, comme nous avons des choses à leur dire. Sachons les écouter et leur parler, sans nier ou abolir ce qui nous différencie d’eux. Je vois dans ce texte une invitation à un dialogue attentif avec l’autre, chaque fois que c’est possible.
Deuxièmement, dans le contexte du judaïsme du premier siècle, présenter Jésus comme le nouveau Moïse est très audacieux et ce thème a dû frapper les juifs qui ont été premiers auditeurs ou les premiers lecteurs de l’évangile ; sans doute en a-t-il choqué certains ; on frise le blasphème. Mais aujourd’hui, qu’en est-il ? Les spéculations sur le nouveau Moïse ne sont-elles pas d’un autre temps ? Je l’admets, mais pourtant ce thème me parle. Il me dit, d’abord, l’importance du tournant que représente Jésus dans l’histoire religieuse de l’humanité, importance analogue et supérieure au tournant opéré par Moïse, au tournant opéré ailleurs par Bouddha ou par d’autres dont je n’entends pas, en disant cela, amoindrir la valeur. Ce tournant n’est pas périmé, nous sommes toujours à son bénéfice ; notre spiritualité, notre foi, notre vie en dépendent. Il me dit ensuite que la nouveauté de Jésus ne supprime pas ce qui la précède ; elle le prend en compte. Si Moïse symbolise la loi, l’évangile ne l’annule pas, il l’assume en la renouvelant et en la transcendant. « Je ne suis pas venu pour abolir mais pour accomplir » dit Jésus. Albert Schweitzer a écrit que le christianisme était indissociablement une mystique (autrement dit une relation vivante avec le Dieu de Jésus Christ) et une éthique (autrement dit une relation authentique avec autrui). Une mystique sans éthique est une fausse religion, une hypocrisie. Une éthique sans mystique dégénère en un légalisme pesant, en un moralisme culpabilisateur ; la mystique rend l’éthique libératrice et inspirante. Jésus donne tout son sens à Moïse, l’évangile ne supprime pas la loi mais la préserve de ses déviations et dévoile sa vérité.
Voilà donc les deux messages que j’entends, pour ma part, dans le récit de la nativité selon l’évangile de Matthieu : l’affirmation que les non chrétiens sont aussi, parfois, porteurs de vérités et de trésors spirituels ; la nécessité d’une vie croyante qui à la fois maintient et dépasse la loi.
André Gounelle
Note
* Philon, (-13 + 54) Vie de Moïse. Flavius Josèphe (37-100) Antiquités juives II; 9, 3-4 - 2, 210. On trouve aussi ce midrash dans des livres postérieurs aux évangiles, chez le Pseudo-Philon et dans le Targum Palestinien.
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