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Qu'apporte Jésus à ceux qui croient en lui? Que représente-t-il pour eux et comment agit-il sur eux? Avec ces questions, nous en arrivons à la fonction sotériologique du Christ et à l'importance pour la foi de l'historicité de Jésus. 1. Le salut comme processusL'affirmation que Jésus est sauveur se trouve au cœur du Nouveau Testament et de la foi chrétienne. Que signifie-t-elle exactement? De quelle manière Jésus nous sauve-t-il? 1. Selon la thématique la plus courante, Jésus nous sauve en subissant à notre place le châtiment que nous avons mérité. Par sa mort à Golgotha, il paie notre dette. Il prend sur lui les conséquences de nos fautes. Il nous délivre de la condamnation que le péché faisait peser sur nous. Le salut, ainsi compris, présente deux caractéristiques : - D'abord, il s'agit d'un événement unique, qui a déjà eu lieu et que l'on peut dater. Jésus a effectué notre salut une fois pour toutes à Golgotha. Le vendredi saint change notre sort. Nous sommes sauvés, ou, plus exactement, nous avons été sauvés par ce qui s'est passé ce jour là à Jérusalem. - Ensuite, il s'agit d'un événement forensique, qui se passe en dehors de nous, et qui vient à nous d'ailleurs. Il se situe extra nos, comme le souligne fortement l'orthodoxie luthérienne. Il change extérieurement notre situation avant de modifier intérieurement notre être. Dieu décide de ne pas tenir compte du péché. Nous restons pécheurs, mais il nous traite comme des justes, ce qu'exprime la célèbre formule simul justus simul peccator. 2. Pour Troeltsch, cette conception du salut relève de la mythologie et de la magie. Elle se heurte à des difficultés telles qu'on ne peut pas l'accepter. Elle part du postulat anthropomorphique que Dieu doit être apaisé, qu'il faut lui donner satisfaction, lui payer nos dettes pour qu'il pardonne. Elle repose sur la thèse insoutenable du péché originel, de la faute initiale d'un seul qui aurait infecté toute l'humanité ultérieure. Elle met en œuvre une théorie qui contredit les principes élémentaires de l'éthique : celle de la "souffrance vicaire" ou du "sacrifice substitutif" du juste qui subirait la peine méritée par le coupable et de ce fait l'en dispenserait. Elle suppose, enfin, une intervention supranaturaliste de Dieu dans l'histoire de l'humanité. Plutôt que d'y voir un événement extérieur qui change notre situation et que nous aurions seulement à nous approprier, Troeltsch comprend le salut comme un processus intérieur et individuel*. Il consiste dans l'expérience spirituelle d'une transformation progressive due à l'action de Dieu et résultant de la foi*. Il n'a pas été accompli une fois pour toutes; il se répète pour chaque fidèle. Cette transformation se fait sous l'influence de Jésus; elle résulte d'un lien ou d'une relation mystique* avec le Christ, "interprète et guide du secret des âmes"*. La mort de Jésus touche psychologiquement le chrétien et contribue donc au processus de salut, mais n'en est pas la cause. Si on reprend les notions traditionnelles, on dira que Troeltsch interprète le salut plus en terme de sanctification et de régénération que de justification (la théorie de la justification relevant pour lui d'une théologie supranaturaliste). À cet égard, il se trouve plus proche de certains courants de la Réforme radicale que du luthéranisme. 3. Tillich rejette également toute théorie de la mort sacrificielle de Jésus, et il ne fait pas dépendre directement la rédemption de la Croix*. Il voit aussi dans le salut un processus qui chemine et avance, et non un acte ponctuel. Dans une prédication qui fait allusion à Noël, il déclare que "le salut a la nature d'un enfant"*; comme un bébé, il doit grandir et se développer. La proximité de ces thèmes avec ceux de Troeltsch s'accompagne cependant de trois différences. D'abord, Tillich souligne, plus que Troeltsch, que tout commence par un événement "surprenant et inattendu"*, celui de la naissance ou du surgissement de quelque chose de nouveau dans l'existence. Il fait plus droit que Troeltsch à la nouveauté de l'évangile. Ensuite, Tillich met l'accent sur la puissance de l'être nouveau qui agit en nous et nous transforme. Il parle en termes plutôt ontologiques alors que Troeltsch utilise un langage plutôt psychologique. Enfin, Tillich insiste beaucoup sur le don que représente le salut*. Dans la ligne du luthéranisme, il met en valeur la grâce, ce que Dieu opère. Troeltsch insiste moins sur cet aspect; pour lui, l'initiative de Dieu et la réponse humaine se mélangent de manière indissociable, et on peut le soupçonner de tendre vers le synergisme. 2. L'image de Jésus et le Jésus de l'histoirePrenons, maintenant, la question de l'historicité de Jésus que nous examinerons uniquement sous l'angle de ses implications pour la foi. 1. Troeltsch et Tillich ont tous deux affronté les problèmes que soulève la critique historique du Nouveau Testament. Ils acceptent sa contestation de l'exactitude des récits évangéliques*. Non seulement, l'honnêteté intellectuelle consiste à en prendre acte, mais de plus cette contestation a le mérite d'ébranler un fondamentalisme supranaturaliste et de détourner d'identifier la substance du message évangélique avec des éléments mythologiques ou légendaires*. Autre effet positif, elle oblige la théologie à renouveler ses méthodes, ses démarches et ses concepts*. S'ils prennent au sérieux la critique historique et soulignent le choc psychologique et spirituel qu'elle provoque, par contre, nos deux auteurs se gardent de majorer la portée historique et théologique des résultats qu'elle atteint*. Ils estiment insoutenable la thèse qui voit en Jésus un mythe inventé de toutes pièces*. Ils jugent que les nombreuses incertitudes sur des faits ou sur des détails n'empêchent pas que les évangiles donnent de Jésus un portrait qui est fidèle dans ses grandes lignes et un compte-rendu de sa prédication qui est juste pour l'essentiel. Troeltsch et Tillich s'accordent pour affirmer que la foi se réfère à l'image que le Nouveau Testament donne de Jésus et non aux résultats de la recherche historique*. On ne doit pas en conclure qu'il suffit que le croyant se réfère au texte et qu'il n'a pas à se soucier de la réalité des personnages et des événements racontés*. Dans cette hypothèse, que Jésus soit un personnage fictif ou qu'il ait réellement existé laisserait la foi indifférente. Au contraire, Troeltsch et Tillich estiment l'historicité de Jésus importante pour elle. Toutefois, nos deux auteurs ne rendent pas compte exactement de la même manière de cette importance. 2. Troeltsch donne parfois l'impression de privilégier la prédication de Jésus par rapport à sa personne*. A première vue, il semble bien considérer que l'essentiel se situe dans le message plus que dans la nature du messager. Les paroles que l'on attribue à Jésus, et non la personne de Jésus, définiraient l'évangile et lui donneraient son contenu. En fin de compte, Troeltsch refuse, pourtant, d'aller dans ce sens. Il est attentif à l'influence qu'exerce Jésus, ce qui le conduit à souligner qu'un discours, ou qu'un message a d'autant plus de force qu'il se concrétise dans une personne. La religion a besoin d'enseignements, mais aussi de figures, de symboles et de cultes, sans lesquels ses doctrines manqueraient de puissance et d'impact aussi bien au niveau personnel que sur le plan social* (on pense, ici, à l'insistance actuelle sur les fonctions du rite). De même que la vénération des héros joue un rôle dans la culture*, de même les "religions supérieures" accordent une "signification essentielle" à "l'individualité des prophètes et des fondateurs"*. Ainsi, la personne historique de Jésus joue un rôle essentiel pour trois raisons*. Premièrement, elle fournit aux communautés ecclésiales, si diverses, si changeantes et tellement évolutives, un point de convergence et d'unification. Tous les chrétiens se réfèrent à Jésus de Nazareth. Deuxièmement, elle donne à chaque fidèle un archétype, un modèle vivant et concret qui nourrit et guide sa vie de foi mieux que des idées abstraites. Enfin, que cet archétype ne soit pas un mythe ou une utopie, mais un personnage vivant fait qu'il ne renvoie pas à un idéal hors de notre portée, mais qu'il représente une véritable possibilité humaine. La figure symbolique a de la puissance parce qu'elle repose sur une personne réelle. 3. Pour Tillich, l'importance de l'historicité de Jésus ne tient pas seulement, comme pour Troeltsch, à des motifs spirituels, psychologiques et sociologiques. Elle a une raison beaucoup plus fondamentale. La nature même du message évangélique l'exige. Ce message, en effet, proclame que dans notre monde, un être humain a vécu une existence non aliénée, conforme à sa vérité. En lui, l'humanité authentique, qui auparavant appartenait au domaine de l'utopie et de la chimère, devient une réalité concrète. Son existence incarne l'essence humaine, au lieu de la distordre comme toutes les autres existences*. Si Jésus était un mythe, ce message se contredirait, se réfuterait lui-même et perdrait sa valeur et son impact. Un personnage historique, peut-être s'appelait-il autrement que Jésus, a été le Christ, sinon la foi chrétienne est vaine, vide, fausse et ne peut que s'effondrer. L'image évangélique de Jésus ne fonctionne que si elle renvoie à une réalité. Elle ne la reproduit, certes, pas à la manière d'un miroir ou d'une photographie; elle l'interprète, plutôt, à la manière d'un artiste expressionniste qui peint un portrait ou un paysage. Le symbole implique une réalité qu'il dépasse, mais dont il ne peut pas se passer*. Comme Troeltsch, Tillich estime que le symbole néotestamentaire du Christ implique son existence factuelle, même si le Nouveau Testament ne donne pas de cette existence une image factuellement exacte. 4. Pour nos deux auteurs, le Christ ne se réduit de toutes manières pas à l'image de Jésus que pourrait donner la science historique si elle disposait de tous les documents et de toutes les informations nécessaires. Car ce que Jésus a été, ce qu'il a fait et ce qu'il a dit ne représentent qu'une partie de l'être du Christ. La manière dont Jésus a été perçu et reçu compte tout autant pour caractériser le Christ. Pas de Christ sans Église, écrit Tillich* et Troeltsch, reprenant l'affirmation que l'Église est le corps du Christ, souligne encore plus fortement que chaque génération de croyants contribue à former la personnalité du Christ par l'interprétation qu'elle en donne et par la traduction qu'elle fait de l'évangile. On parle du Christ ressuscité, du Christ vivant, de l'Esprit du Christ, ou Saint Esprit, animant la communauté. Tous ces thèmes indiquent bien que l'historicité du Christ déborde le Jésus de la science historique, que sa personne continue à vivre, à agir, à se développer dans de multiples images et figures. Aussi, le christianisme ne se confond-il pas avec la personne et la prédication de Jésus de Nazareth; il en est aussi la réception et l'interprétation. Dans ce processus d'accueil et d'appropriation, il y a, certes, beaucoup de répétition, mais aussi une part d'invention imaginative qui enrichit la personnalité du Christ*. "En se communiquant à nous, écrit Tillich, il prend davantage figure"*. André Gounelle Notes :* The Christian Faith, p.27, 262-263. * E. Troeltsch, "La signification de l'historicité de Jésus pour la foi", Œuvres, 3, p.307-308, 313-314. Cf. The Christian Faith, p.261-262. * E. Troeltsch, "Les possibilités d'avenir du christianisme en rapport avec la philosophie moderne", Œuvres, 3, p.287, 288, 290. * E. Troeltsch, "La dogmatique de l'école de l'histoire des religions", Œuvres, 3, p.353. * P. Tillich, Dogmatik, p.323, 337-340; Systematic Theology, 2, p.175-176. * P. Tillich, L'Etre nouveau, p.132. Cf. Dogmatik, p.329-333; Systematic, Theology, 1, p.45 (où Tillich articule événement et processus de salut); 2, p.88, 167, 176-179; 3, p.221-243. * P. Tillich, L'Etre nouveau, p.132. * P. Tillich, Dogmatik, p.333-335; Systematic Theology, 2, p.131, 177-178. * E. Troeltsch, "Regard rétrospectif sur un demi-siècle de science théologique", Œuvres, 3, p.261-263. * P. Tillich, Systematic Theology, 2, p.108. * E. Troeltsch, "À propos de la méthode historique et de la méthode dogmatique en théologie", Œuvres, 3, p.43-49. P. Tillich, "The Signifiance of the Historical Jesus for the Christian Faith", Monday Forum Talks, 28 février 1939, n° 5. * Pour Troeltsch, l'importance décisive de la méthode historique pour la théologie ne tient pas aux résultats ponctuels qu'elle atteint (sur l'historicité des événements évangéliques, par exemple), mais au changement de compréhension du monde qu'elle entraîne; voir "À propos de la méthode historique et de la méthode dogmatique en théologie", Œuvres, 3, p.47; "L'absoluité du christianisme et l'histoire des religions", Œuvres, 3, p. 83-84; "Que signifie l'essence du christianisme?", Œuvres, 3, p.191. "Regard rétrospectif sur un demi-siècle de science théologique", Œuvres, 3, p. 264; "La crise de l'historicisme", Religion et histoire, p. 206-207. Cf. C. Theobald, "Troeltsch et la méthode historico-critique" in P. Gisel (éd.), Histoire et théologie chez Ernst Troeltsch, p.246. * E. Troeltsch, "Regard rétrospectif sur un demi-siècle de science théologique", Œuvres, 3, p. 265, 271. "La signification de l'historicité de Jésus pour la foi", Œuvres, 3, p.306. P. Tillich, Dogmatik, p.301; Systematic Theology, 2, p.113. Avis partagé par la plupart des spécialistes. Comme l'écrit B. A. Gerrish ("Jesus, Myth and History : Troeltsch's Stand in the Christ-Myth Debate", The Old Protestantism and the New, p.232), ils ont tendance à voir dans le Jésus des évangiles "une personne idéalisée plutôt qu'un idéal personnifié". * Troeltsch parle de l'image de Jésus (par exemple dans "La signification de l'historicité de Jésus pour la foi", Œuvres, 3, p.324), expression fréquente chez Tillich (cf. Dogmatik, p.308-309, 312; Systematic Theology, 2, p.114-115) qui remonte probablement à Schleiermacher. * Thèse que certains ont soutenue; voir B. A. Gerrish, "Jesus, Myth and History : Troeltsch's Stand in the Christ-Myth Debate", The Old Protestantism and the New, p.231-236. * Cf. E. Troeltsch, "L'absoluité du christianisme et l'histoire des religions", Œuvres, 3, p.163, 175. * E. Troeltsch, "Les possibilités d'avenir du christianisme en rapport avec la philosophie moderne", Œuvres, 3, p.286-287; "La signification de l'historicité de Jésus pour la foi", Œuvres, 3, p.320. W. Bousset, un proche de Troeltsch, soutient une thèse voisine; voir. B. A. Gerrish, "Jesus, Myth and History : Troeltsch's Stand in the Christ-Myth Debate", The Old Protestantism and the New, p.236. * Regard rétrospectif sur un demi-siècle de science théologique", Œuvres, 3, p. 255 (Troeltsch ne se prononce pas sur la valeur de cette vénération des héros soulignée par certains). * "Philosophie de la religion", Religion et histoire, p.99; "La signification de l'historicité de Jésus pour la foi", Œuvres, 3, p. 318-319. The Christian Faith, p.25, 75, 89. Cf. P. Gisel, "Troeltsch, un théologien pour aujourd'hui", in P. Gisel (éd.), Histoire et théologie chez Ernst Troeltsch, p.410. * The Christian Faith, p.274-275; notre exposé de ces trois raisons s'écarte légèrement de celui de Troeltsch. * Cf. L'être nouveau, p.33-34, 36. * P. Tillich, Systematic Theology, 1, p.126; 2, p.98-99; "The Signifiance of the Historical Jesus for the Christian Faith", Monday Forum Talks, 28 février 1939, n° 5. * Systematic, Theology, 1, p.137. * Cf. note 19. E. Troeltsch, "L'absoluité du christianisme et l'histoire des religions" Œuvres, 3, p.134; "Que signifie l'essence du christianisme?", Œuvres, 3, p.206-208, 210; "Les possibilités d'avenir du christianisme en rapport avec la philosophie moderne", Œuvres, 3, p.288; "La signification de l'historicité de Jésus", Œuvres, 3, p.312, 318, 324-326; "La dogmatique de l'école de l'histoire des religions", Œuvres, 3, p.342-343. The Christian Faith, p.275. Paul Tillich, Dogmatik, p.309, 326; Systematic Theology, 1, p. 126-128; 2, p.97, 99, 135-136; 3, p. 149-152. * Dogmatik, p.326.
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