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Le Christ sans absolu
L'évaluation de Troeltsch par Tillich

Première partie : introduction

 

Le Christ sans absolu
L'évaluation de Troeltsch par Tillich

Cet article compare Troeltsch et Tillich sur trois points : l'incarnation; l'absoluité du christianisme; Christ et les chrétiens. Cette comparaison éclaire le jugement de Tillich qui estime que Troeltsch n'a pas réussi à remplir le programme qu'il s'était justement assigné : articuler la transcendance de Dieu avec sa présence, la penser autrement qu'en termes supranaturalistes.

Dans un article publié en 1924*, Tillich dresse le bilan de l'œuvre de Troeltsch, mort l'année précédente. Il estime que si Troeltsch formule avec exactitude de véritables et d'importants problèmes, s'il discerne bien les exigences qui s'imposent à la pensée et à la théologie chrétiennes, s'il écarte avec pertinence de mauvaises solutions, par contre il n'en offre pas qui soient satisfaisantes. Ainsi son œuvre est-elle "le présupposé négatif de toute construction à venir"*. Elle constitue un point de départ, un préalable voire un programme. Elle signale des difficultés et des impasses, elle constate des faillites, elle donne des orientations, mais elle ne parvient pas à aller plus loin et à bâtir quelque chose.

Selon Tillich, ce que Troeltsch perçoit très bien, c'est la nécessité de penser l'absolu dans le relatif, l'inconditionné dans le conditionné, et non pas ailleurs, au dessus ou à côté. Il juge, avec raison, qu'est devenu intenable, le supranaturalisme*, c'est à dire cette conception d'un Dieu hors du monde, qui y interviendrait de l'extérieur, en brisant de manière miraculeuse les lois naturelles et l'enchaînement normal des événements. Dieu n'intervient pas dans l'histoire humaine à la manière d'un aérolithe céleste tombant d'ailleurs sur terre.

 Troeltsch écarte tout aussi catégoriquement un monisme, un panthéisme ou un naturalisme qui identifierait l'action de Dieu avec le cours naturel des choses, le progrès de la culture, le déroulement de l'histoire ou l'évolution de la nature. Une telle position nie l'altérité de Dieu, le rend inutile, et élimine la spécificité du religieux*. Pour Troeltsch, la transcendance opère des percées, et fait irruption dans notre réalité*. Dieu ne se confond pas avec les structures de l'immanence. Il se manifeste néanmoins en et par elles, en les utilisant et non pas en les supprimant ou en les suspendant provisoirement.

Toutefois, ce mode d'action de Dieu, Troeltsch ne parvient pas vraiment à le penser et à en rendre compte. Avec lucidité et pertinence, il pose l'exigence d'éviter aussi bien le supra naturalisme qui ne tient pas compte de l'histoire que le naturalisme qui évacue la transcendance*, mais entre ces deux écueils, il n'arrive pas à trouver une voie. Il dénonce et élimine justement les faux absolus, les inconditionnés fallacieux. Par contre, il ne réussit pas à trouver le vrai absolu, à déceler le véritable inconditionné. En ce sens son entreprise se solde par un échec, même si Tillich juge cet insuccès plus fécond que bien des réussites.

Cette appréciation de Tillich porte sur la philosophie de la religion, de la société et de l'histoire. Elle se réfère discrètement, mais nettement au domaine politique. Tillich reproche à Troeltsch d'avoir privilégié "l'examen philosophique de l'histoire plus que l'action efficace dans l'histoire"* (phrase où l'on entend comme un écho de l'affirmation de Marx que les philosophes ne doivent plus interpréter le monde, mais le transformer). Troeltsch a perçu l'importance de l'action (et pas seulement du comprendre) historique, et il l'a pratiquée. Il a cependant échoué. Il a bien perçu les faiblesses et les dérives de l'idéal démocratique, par contre, il n'a pas vu que le socialisme permet de les dépasser*. Aux yeux de Tillich, Troeltsch perçoit mieux les continuités et les évolutions que les ruptures et les nouveautés.

Bien que l'article de 1924 ne la mentionne pas explicitement, l'analyse et le jugement de Tillich peuvent s'appliquer sans difficulté à la christologie. Comme le rappellent des formules consacrées, dans la personne du Christ, vere Deus vere homo, se rencontrent et s'articulent, sans confusion ni distinction, sans séparation ni assimilation, l'absolu divin et le relatif humain. La christologie se trouve au cœur même du problème qui préoccupe Troeltsch et que, selon Tillich, il n'arrive pas à résoudre. Quand nos deux auteurs s'interrogent sur le Christ, on constate une parenté, mais non une identité, entre les thèmes qu'ils abordent. Toutefois, ce qui confirme le jugement de Tillich, Troeltsch les traite surtout au niveau de la mise en place d'une problématique, tandis que Tillich se soucie plus de les insérer dans une élaboration systématique positive. Il faudrait cependant nuancer, car il y a quantité d'éléments positifs et constructifs chez Troeltsch; ils sont, en général, exprimés de manière plus discrète que développée, mais ils n'en existent pas moins. Et la christologie de Tillich, malgré un ton souvent très affirmatif, a un caractère programmatique qui ne disparaît jamais.

Trois points permettront d'esquisser un parallèle entre les christologies de Troeltsch et de Tillich : d'abord, l'incarnation; ensuite, l'absoluité du christianisme; enfin, le Christ et les chrétiens.

André Gounelle

Notes :

* "Ernst Troeltsch. Son importance pour l'histoire de l'esprit" in P. Tillich, Christianisme et socialisme, p. 215-224.

* Ibid., p. 219.

* Cf. E. Troeltsch, "A propos de la méthode historique et de la méthode dogma­tique en théologie", Œuvres 3, p.41-62; "L'absoluité du christianisme et l'histoire des religions", Œuvres, 3, p.90-91; "Philosophie de la Religion", Religion et histoire, p.92 où Troeltsch distingue le supranaturalisme exclu­sif ("renversé à jamais ... par la critique") du supranaturalisme inclusif (qui reconnaît une action divine dans les religions et qui reste pertinent).

* Cf. E. Troeltsch, "Les possibilités d'avenir du christianisme en rapport avec la philosophie moderne", Œuvres, 3, p.282-286; "Philosophie de la Religion" in Religion et histoire, p.125; Protestantisme et modernité, p.36. Cf. C. Theobald, "Troeltsch et la méthode historico-critique" in P. Gisel (éd.), Histoire et théologie chez Ernst Troeltsch, p. 252; P. Gisel, "Troeltsch, un théologien pour aujourd'hui?", Ibid., p.410.

* Des mots comme "percée", "irruption" ou "surgissement" se rencontrent sous la plume de Troeltsch, par exemple, Œuvres, 3, p.58, 87, 117, 121, 126, 127, 129, etc. Cf. P. Tillich, Christianisme et socialisme, p. 219.

* Cf. H. Ruddies, "La vérité au courant de l'histoire" in P. Gisel (éd.), Histoire et théologie chez Ernst Troeltsch, p.30; C. Theobald, "Troeltsch et la méthode historique", Ibid. p.251-252.

* P. Tillich, Christianisme et socialisme, p.217. Dans A History of Christian Thought, p. 529, Tillich précise : "Troeltsch n'était pas seulement observateur; il voulait aussi transformer l'histoire. Mais il le fit de manière limitée".

* Cf. P. Tillich, A History of Christian Thought, p.529. Voir dans "La contin­gence des vérités historiques", et dans "Droit naturel et humanité dans la politique mondiale", Religion et histoire, p.254 et 297, le jugement de Troeltsch sur le socialisme.

 

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André Gounelle

Professeur émérite de la faculté de théologie protestante de Montpellier

Webmaster : Marc Pernot