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Le Christ sans absolu
L'évaluation de Troeltsch par Tillich

Première partie : L'incarnation

Le Christ sans absolu
L'évaluation de Troeltsch par Tillich

La notion d'incarnation peut se comprendre de deux manières différentes, la première conduisant à voir en Jésus l'exemple d'une règle générale, la seconde aboutissant à le mettre hors normes.

1. L'incarnation, principe général

Pour certains, l'incarnation exprime un principe ontologique qui déborde largement la christologie. Ce thème apparaît d'abord, comme aime à le rappeler Tillich* dans les mythologies antiques, où, à maintes reprises, les divinités se manifestent sous forme humaine. En philosophie, l'incarnation tend à désigner l'implication ordinaire de Dieu dans le monde. On trouve, par exemple, ce sens chez Whitehead, lorsqu'il écrit que "le monde vit de l'incarnation de Dieu"*. De manière plus restreinte, la notion d'incarnation se réfère à la présence active de Dieu dans l'histoire de la pensée et de la spiritualité humaines. Troeltsch mentionne la doctrine ancienne du "Logos divin à l'œuvre dans toute sagesse en toute philosophie"*. Tillich appelle incarnation la présence et l'action de Dieu vécue dans la foi chrétienne; elle est, écrit-il, l'expérience du nouvel être en nous*. En ce sens, l'incarnation apparaît ici comme un phénomène relativement banal, que l'on rencontre sinon partout, du moins assez souvent ou en tout cas parfois. Elle n'est pas quelque chose d'inhabituel et n'a rien d'extraordinaire, d'exceptionnel ou de particulier. Dieu se manifeste constamment, ou assez fréquemment, ou à quelques reprises dans le cosmos en général, dans le monde humain en particulier et plus spécialement parmi les chrétiens.

De ce point de vue, en écrivant que le logos s'est fait sarx, le prologue johannique énonce une règle générale. On banalise, alors, Jésus, ce à quoi se refusent aussi bien Troeltsch que Tillich. Ils estiment qu'on trahit la révélation évangélique et qu'on abandonne la foi chrétienne quand on voit en Jésus un prophète, un sage ou un inspiré, parmi bien d'autres qui auraient tout autant de valeur et de poids. Philosophiquement, rien n'oblige à juger équivalentes et à mettre sur le même plan les diverses actions et révélations de Dieu dans le monde. Certaines apportent de véritables nouveautés, et opèrent des avancées ou des ruptures par rapport aux autres. Elles vont plus loin ou entraînent des retournements, et ont une portée plus décisive. C'est le cas de Jésus qui représente pour le croyant une manifestation décisive de Dieu, et un point de référence central et capital, ce que Tillich exprime en le qualifiant de "révélation finale".

2. L'incarnation, événement exceptionnel

La seconde manière de comprendre la notion d'incarnation, dominante en théologie chrétienne, y voit un événement unique, incomparable, sans analogue, celui de Dieu qui se fait homme dans la personne de Jésus. Le logos divin ne se fait chair nulle part ailleurs. Il s'agit d'un hapax, de quelque chose d'inédit, d'inouï, de totalement original, qui ne s'est jamais produit et ne se reproduira jamais, qui rompt "de façon surnaturelle le cours de l'histoire"*. Jésus représente un être exceptionnel, extraordinaire, à aucun autre semblable. L'incarnation ne renvoie donc pas ici à une règle générale aux multiples applications, mais, comme le souligne souvent Troeltsch, à un miracle singulier, qui n'a pas de précédents et qui ne se répétera pas. Troeltsch estime qu'en christianisme, ce thème de l'incarnation exclusive de Dieu en Jésus n'est pas premier ni originaire. Il dérive et dépend de la conviction évangélique du Christ prédicateur et garant du Royaume à venir. Il traduit et transcrit une expérience vécue sous forme de dogme, avec toutes les distorsions et les dérapages que comporte ce processus, par ailleurs inévitable*.

L'incarnation ne représente plus, ici, un principe, mais une exception ontologique, ce qui conduit à estomper l'humanité et à souligner la divinité de Jésus. La tradition chrétienne a adopté et imposé cette doctrine, élaborée, à travers d'âpres controverses, par les conciles des quatrième et cinquième siècles. Elle s'inscrit nettement dans un cadre supranaturaliste que nos deux auteurs considèrent comme obsolète. Pour Troeltsch, l'affirmation que Jésus est Dieu contredit l'évangile et ne résiste pas à la critique historique. Il juge fausse et dépassée la christologie de Chalcédoine. Il ne prend même pas la peine de la discuter, tant elle lui paraît insoutenable*. Tillich la critique également, bien qu'il estime que, placée dans son contexte culturel et ecclésial, elle ne manque pas de pertinence et qu'elle rendu de grands services*. Elle a permis de sauvegarder l'essentiel de la foi chrétienne contre les déformations qui la menaçaient. Tillich se montre donc moins sévère et plus nuancé que Troeltsch, tout en exprimant de fortes réticences devant une divinisation pure et simple de Jésus*. L'incarnation ne veut pas dire, écrit-il, que Dieu se fait homme, mais que Dieu se manifeste dans le cours d'une vie personnelle* et, plus précisément, qu'en Jésus l'homme essentiel devient un homme existentiel*.

3. La bipolarité du singulier et de l'universel

Aucune de ces deux orientations ne convient à Troeltsch et à Tillich. L'une privilégie trop l'universel, et l'autre favorise exagérément le particulier. Le problème christologique consiste à définir la juste articulation entre l'universel et le singulier.

D'un côté, l'un et l'autre se refusent à séparer et à isoler Jésus, à faire de lui un être hors catégorie, sans aucune mesure avec ce qui existe et se passe ailleurs dans l'histoire judéo-chrétienne comme dans le monde des religions. Dans cette perspective, nos deux auteurs soulignent que toute une histoire antérieure prépare sa venue, lui donne sens et la rend possible. Ils ne le dissocient pas, non plus, de l'histoire postérieure, de la manière dont les chrétiens l'ont perçu et vécu. Ces deux protestants approuvent la thèse, à tonalité plutôt catholique, que Jésus n'est pas le Christ indépendamment de l'Église*. L'incarnation, comprise comme la présence active de Dieu dans le monde, a commencé bien avant lui, se poursuit après lui et elle a lieu parallèlement à lui, dans d'autres cultures ou d'autres histoires que les chrétiennes, même si elle culmine en lui. Tillich et Troeltsch ont donc le souci d'inscrire la venue et l'action du Christ dans un contexte et un processus analogues à ceux de n'importe quel fait historique. À cet égard, Jésus ne rompt pas avec la loi commune des événements intramondains, pas plus qu'en tant que manifestation divine dans la création, il ne constitue une exception ontologique à une règle générale*.

De l'autre côté, Jésus a une particularité, une spécificité, Tillich dira une normativité, dont il importe de rendre compte. La définir apparaît une exigence que Troeltsch pose, mais sans dire, ou en disant à peine, comment y répondre. Quand il affirme la singularité de Jésus, il passe, en le signalant explicitement, du registre de la réflexion à celui de la prédication ou de la confession personnelle*. Reconnaître à Jésus une importance centrale et un rôle capital relève pour lui d'une décision existentielle que l'analyse intellectuelle ne peut ni fonder, ni justifier. On a ici des accents qui annoncent parfois ceux de Bultmann. Toutefois, ce que ne fera pas Bultmann, Troeltsch estime que la réflexion et la connaissance doivent tenter d'expliquer cette conviction de la foi, d'en rendre compte, et de montrer que même si on ne peut pas la prouver ou l'établir logiquement, elle n'a pourtant rien d'absurde*.

Si Troeltsch formule le problème du lien entre la singularité de Jésus et l'universalité de Dieu sans vraiment le résoudre, par contre Tillich va essayer d'aller plus loin et de proposer une solution par une analyse ontologique. Il situe la différence qui caractérise Jésus et le rend unique au niveau de l'existence et non à celui de l'être. L'incarnation, ou la présence active de Dieu en lui constitue l'essence et la vocation de l'être humain. Elle fait partie de sa structure ontologique. L'aliénation existentielle du péché empêche l'unité divino-humaine de se concrétiser, de devenir effective en chacun de nous. Nous ne sommes pas ce que nous devrions être, et ce pour quoi nous sommes faits. Jésus se distingue de nous sur ce point. Il n'y a pas en lui cette distorsion (il est sans péché). Son existence est conforme à l'essence humaine, et non pas aliénée comme la nôtre. Il représente un être nouveau parce qu'il incarne la structure ontologique de l'humanité dans sa vérité et son authenticité et nullement parce qu'il aurait une structure ontologique différente qui le mettrait à part*.

Si l'unité divino-humaine constitue bien une loi générale, qui vaut pour tous et qui rend compte de toute existence, il s'agit pourtant d'une loi qui ne s'applique jamais totalement et convenablement, si ce n'est en Jésus le Christ. On pourrait dire que la normalité (le fait qu'il soit conforme à la norme) de Jésus le rend exceptionnel. En lui, se joignent l'unique et typique*. Tillich refuse de comprendre l'incarnation comme une "concept universel", ou "une vérité rationnelle". Il s'agit bien d'un événement qui s'est produit en un temps donné et en un lieu précis. Toutefois, ajoute-t-il, cet événement n'a pas grande portée si on ne l'interprète pas dans des catégories universelles*. "L'événement Jésus le Christ, écrit-il, est unique, mais il n'est pas isolé"*.

Tillich met donc en place une bipolarité du singulier et de l'universel. D'un côté, l'événement existentiel de la personne de Jésus représente bien une singularité historique, mais une singularité dans laquelle se dévoile une structure ontologique universelle qui, ailleurs, reste cachée. De l'autre côté, la structure ontologique universelle de l'être humain donne son sens à la singularité existentielle de Jésus, qui, si elle ne renvoyait pas à une essence générale, serait une bizarrerie et une étrangeté dépourvues d'intérêt et de conséquences pour nous. Que seul Jésus soit véritablement humain a pour conséquence qu'il est, en même temps, l'être essentiel et un être nouveau. Il est l'incarnation unique de quelque chose d'universel*. Il y a ainsi tension et complémentarité entre les deux pôles. L'événement singulier, désigné par le nom propre Jésus, conduit à la structure générale indiquée par le titre de Christ, tandis que la structure générale donne sens à l'événement singulier*.

Chez Troeltsch, la relation de l'essence et de l'existence se pense sous trois formes : d'abord, celle de la progression (l'essence est ce vers quoi l'existence se dirige), ensuite, celle de la diversité (l'existence incarne de multiples manières l'essence) et, enfin, celle de la dialectique entre l'absolu et le relatif (l'absolu réalise complètement l'essence, alors que le relatif ne la concrétise que partiellement). Ces catégories ne lui permettent pas de penser la généralité de l'anomalie (autrement dit l'aliénation existentielle) ni l'exceptionnalité du normal (autrement dit le kairos que représente le surgissement d'une existence conforme à l'essence). Dans cette ligne, Tillich reproche à Troeltsch d'insister trop fortement sur le divin comme fondement et sens (donc sur la relation essentielle entre le créateur et la créature) et, par contre, de souligner trop peu le divin comme irruption* (ce qui suppose la rupture entre l'essence et l'existence, mise en valeur par l'existentialisme auquel Troeltsch reste étranger*). La difficulté de résoudre le problème christologique tient à cette philosophie de l'histoire où les continuités et les enchaînements l'emportent exagérément sur les fractures et les sauts.

André Gounelle

Notes :

* P. Tillich, Theology of Culture, p.63; Systematic Theology, 2, p.94-95, 149, etc.

*  A.N. Whitehead, Religion in the Making, p.156.

* E. Troeltsch, "La situation scientifique et les exigences qu'elle adresse à la théologie", Œuvres, 3, p.17.

* "The Signifiance of the Historical Jesus for the Christian Faith", Monday Forum Talks, 28 février 1939, n° 5.

* P. Tillich, Dogmatik, p.323.

*  E. Troeltsch, "L'absoluité du christianisme et l'histoire des religions", Œuvres, 3, p.159, 174; "La signification de l'historicité de Jésus pour la foi", Œuvres, 3, p. 317-318; "La dogmatique de l'école de l'histoire des religions", Œuvres, 3, p. 340.

* E. Troeltsch, "L'absoluité du christianisme et l'histoire des religions", Œuvres, 3, p. 96-97; "Les possibilités d'avenir du christianisme en rapport avec la philosophie moderne", Œuvres, 3, p.286; "La signification de l'histo­ricité de Jésus pour la foi", Œuvres, 3, p.305, 330; "La dogmatique de l'école de l'histoire des religions", Œuvres, 3, p.344.The Christian Faith, p.89.

* Cf. P. Tillich, Dogmatik, p.304; Systematic Theology, 2, p.138-146; Paul Tillich s'explique, p. 314.

* Cf. A. Gounelle, Le Christ et Jésus, p.74-78.

* P. Tillich, Systematic Theology, 2, p.94. Cf. "The Word of God", MainWorks - Hauptwerke, vol. 4, p.407. "A Reinterpretation of the Doctrine of the Incarnation", MainWorks - Hauptwerke, vol. 6, p.307.

* P. Tillich, "A Reinterpretation of the Doctrine of the Incarnation", MainWorks - Hauptwerke, vol. 6, p.306, 309, 310, 313. À proprement parler, Jésus est plutôt l'incarnation de l'être nouveau, ou de l'unité humano-divine que de Dieu (cf. Systematic Theology, 3, p.144).

* E. Troeltsch, "La dogmatique de l'école de l'histoire des religions", Œuvres, 3, p.335, 339-340, 342. The Christian Faith, p.275. P. Tillich, Dogmatik, p.259-278, 294; Systematic Theology, 1, p. 137-144; 3, p.147, 365.

* Troeltsch donne l'impression de considérer que la personnalité de Jésus ne représente pas "une brèche dans la causalité historique habituelle" ("À pro­pos de la méthode historique et de la méthode dogmatique en théologie", Œuvres, 3, p.62).

* E. Troeltsch "L'absoluité du christianisme et l'histoire des religions", Œuvres, 3, p.142, 155; cf. p.133, 137; "Que signifie l'essence du christia­nisme?", Œuvres, 3, p.216, 221-228; "La dogmatique de l'école de l'histoire des religions", Œuvres, 3, p. 341.

* E. Troeltsch, "À propos de la méthode historique et de la méthode dogma­tique en théologie", Œuvres, 3, p.56; "L'absoluité du christianisme et l'his­toire des religions", Œuvres, 3, p.67 (thèse 11), 124, 133, 127, 151; "Regard ré­trospectif sur un demi-siècle de science théologique", Œuvres, 3, p.271, 274; "La dogmatique de l'école de l'histoire des religions", Œuvres, 3, p.341, 346-349; "De la contingence des vérités historiques", Religion et histoire, p.247-249. Cf. H. Ruddies, "La vérité au courant de l'histoire" in P. Gisel (éd.), Histoire et théologie chez Ernst Troeltsch, p.25.

*  P. Tillich, Systematic Theology, 2, p.94, 98, 127, 169; Paul Tillich s'explique, p.314.

* P. Tillich, Dogmatik, p.299. Dans Systematic Theology, 2, p.150-152, il écrit "unique et universel". Cf. Le christianisme et les religions du monde, p.155.

* P. Tillich, "A Reinterpretation of the Doctrine of the Incarnation", MainWorks - Hauptwerke, 6, p.306.

* P. Tillich, Systematic Theology, 3, p.147.

* P. Tillich, Systematic Theology, 1, p.107; 2, p.119.

* Cf. P. Tillich, Religion biblique et ontologie, p.71.

* P. Tillich, "Ernst Troeltsch. Son importance pour l'histoire de l'esprit", Christianisme et socialisme, p. 219.

* P. Tillich, A History of Christian Thought, p.530.

 

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André Gounelle

Professeur émérite de la faculté de théologie protestante de Montpellier

Webmaster : Marc Pernot