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Théologie de la croix

 

            Cher ami,

J'ai, en effet, souvent dit que j'étais opposé à une théologie de la Croix, et par contre fermement attaché à une christologie de la Croix. Ce qui signifie que pour moi, la Croix ne définit pas Dieu lui-même, mais le messie ou le Christ en tant que témoin, instrument et manifestation de Dieu parmi les êtres humains. Je vais essayer de m'en expliquer (je reprends ce que j'ai écrit dans plusieurs publications) - ce sera un peu long, veuillez m'en excuser.

L’expression "théologie de la Croix" est ambiguë, et peut prendre plusieurs sens. Je ne prends ici en compte que la thèse défendue et développée par ceux qui se réclament de Luther et se disent néo-luthériens. Leur fidélité à Luther me paraît d'ailleurs discutable; ils privilégient quelques textes du Réformateur et en laissent quantité d'autres de côté.

Selon cette théologie, l’être humain ne peut pas connaître ni percevoir d’autre visage de Dieu que celui de Jésus crucifié. La réalité divine déborde peut-être la Croix, mais elle se révèle et se manifeste à nous uniquement à travers la Croix, seul lieu où nous pouvons y avoir accès. Le Dieu crucifié (expression qui sert de titre à un ouvrage de Moltmann) se caractérise par sa finitude, sa souffrance et sa faiblesse. Du coup, on ne peut pas parler de sa toute-puissance, de son infinité et de sa majesté. Il s’agit de notions et d’expressions idolâtriques, puisqu’elles ne correspondent pas à ce que nous montre Golgotha. La théologie de la Croix appelle “théisme” tout essai pour penser Dieu et en parler en dehors de la Croix et elle entend disqualifier toute tentative de ce genre, qu’elle soit théologique, philosophique ou religieuse.

La théologie dite de la Croix développe une critique du théisme classique qui ne manque pas de pertinence (mais n'atteint pas d'autres formes de théisme, par exemple la néo-théisme de la philosophie du Process). Elle refuse de la toute puissance divine et souligne qu’une compréhension chrétienne de Dieu doit s’accompagner d’une interprétation de la personne et de l’œuvre du Christ (mais quel penseur chrétien refuserait cette évidence?).

On lui adresse en général quatre critiques.

1. Elle prétend que la spécificité biblique consiste à croire en un Dieu qui se manifeste dans la finitude, la faiblesse et la souffrance, alors que partout ailleurs on présenterait des divinités écrasantes par leur grandeur et leur pouvoir. En fait, le thème d’un Dieu qui connaît la douleur et passe par la mort, ainsi que celui de l’envoyé de Dieu humilié, torturé et exécuté n’ont rien d’exceptionnel dans l’histoire des religions. Ils expriment l’intuition profonde et assez répandue de la vulnérabilité de Dieu : l’être humain a l’étonnante et effrayante capacité de le faire souffrir, de le maltraiter, mais, toutefois, pas celle de le vaincre. Et, d'autre part, la Bible insiste souvent sur la grandeur et la majesté de Dieu.

2. Elle favorise orgueil et arrogance. Elle prétend écarter toute théologie de la gloire, mais, en fait, elle fonde la gloire de la théologie de celui qui la soutient et lui permet de crucifier allègrement tous les autres discours religieux ou philosophiques (y compris d'autres discours chrétiens). Elle constitue une exaltation fantastique du christianisme qui lui permet de traiter par le mépris et de récuser par principe ce qui vient d'ailleurs. Elle élimine dédaigneusement ce que les diverses philosophies et religions peuvent apporter à notre compréhension de Dieu. L’affirmation juste que Dieu échappe à la connaissance humaine retourne très vite le non savoir ainsi proclamé en un savoir absolu qui décrète où Dieu se révèle et où il ne se révèle pas. L’humilité, comme on le constate souvent, débouche sur le sentiment impérialiste et orgueilleux qu’on est seul détenteur de la vérité, voire seul véritablement chrétien.

3. Le courant réformé a toujours fortement souligné que sur la Croix meurt l’homme Jésus, et non pas Dieu lui-même. Dans cette ligne il faut parler non d’une théologie, mais d’une christologie de la Croix. La Croix caractérise le Christ, c’est à dire celui qui manifeste Dieu et le rend présent. Comme le souligne Tillich, nous avons toujours tendance à diviniser ce qui révèle Dieu, à confondre le porteur de la révélation avec l’ultime qu’il révèle. Tout ce qui nous fait percevoir Dieu risque de devenir une idole qui en prend la place et le cache, tel l’ange qui se transforme en démon. Aussi, le porteur de la révélation ne remplit-il jusqu’au bout sa mission que s’il s’efface, et disparaît. Il lui faut se sacrifier pour se rendre totalement transparent et ne pas faire écran. Jésus accepte de mourir sur la Croix afin qu’on ne divinise pas son humanité. On reproche à la théologie de la Croix, par une étrange et pernicieuse perversion, de transformer en idolâtrie le refus le plus radical qu’on puisse opposer à l’idolâtrie. Elle serait le curieux “avatar” d’une théologie de la gloire qui, ne pouvant plus, dans le monde contemporain, se manifester directement, se maintient camouflée sous ce qui apparemment la contredit.

4. Cette thèse est-elle vraiment fidèle à la Bible ? Dans les Écritures, l'Ancien Testament vient avant le Nouveau et on ne peut comprendre le Nouveau qu'en fonction et à partir de l'Ancien. Il serait, d'ailleurs préférable d'éviter de parler de l'Ancien et du Nouveau Testament, ce qui laisse supposer que l'Ancien est périmé et que le Nouveau l'a remplacé. Il vaudrait mieux dire le Premier et le Second Testament : le Premier rend possible le second et le Second se réfère constamment au Premier dont il a besoin pour proclamer son message propre. Autrement dit, le discours que Dieu adresse à l'humanité et le témoignage d'Israël sur Dieu précèdent le message évangélique, et fondent le témoignage rendu à Jésus. Jésus a constamment affaire à des gens, juifs et païens, qui se réfèrent à Dieu, à Dieu connu en dehors de lui. Loin de récuser cette référence, il s'en sert pour donner sens et autorité à sa prédication, à son œuvre et à sa personne. À plusieurs reprises, la Bible mentionne une présence, une action, voire une révélation de Dieu chez des païens, comme Melchisedeck, comme la reine de Saba, comme les mages, et Paul affirme à Éphèse que Dieu ne s'est laissé nulle part sans témoignage.

André Gounelle
Extrait de lettre

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André Gounelle

Professeur émérite de la faculté de théologie protestante de Montpellier

Webmaster : Marc Pernot