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Systématique

 

Dans beaucoup de Facultés de Théologie à côté des départements bibliques, historiques et pratiques, il existe un département appelé « systématique » qui comprend l'étude des doctrines, l'éthique, la philosophie de la religion et l'apologétique. Plusieurs théologiens, ainsi Paul Tillich, ont écrit des livres intitulés Théologie systématique. Qu’entend-on par "systématique » ? Quel est le sens de ce mot ?

1. Définitions

Pour expliquer la signification de ce terme de "systématique", il faut le mettre en relation avec le verbe "comprendre". La "systématique" est la discipline ou l’activité qui cherche à "comprendre". Un peu d’étymologie va permettre d’éclairer ce vocabulaire.

1. Comprendre associe deux mots latins : cum, qui veut dire avec, et prehendere qui signifie prendre. Comprendre, c'est prendre avec, c'est à dire insérer un événement, un objet ou une personne dans un réseau de relations qui le situent, l'éclairent, et le rendent intelligible. Par exemple pour comprendre les événements de Corée, il faut les replacer dans leur contexte historique, culturel, religieux, géographique et économique. Tous ces facteurs expliquent l'incompréhension, l'hostilité et la dureté des affrontements entre la Corée du Nord et celle du Sud. Comprendre signifie discerner un ensemble de relations.

2. Systématique vient d'un mot grec susthma, qui veut dire le "lien", le "nœud". Plus exactement, ce mot désigne plusieurs objets que l'on noue ensemble (par exemple un fagot); il s'agit d'un assemblage de choses que l'on a articulées les unes les autres. Ainsi, quand on relie le clavier, la souris, l'écran et l'imprimante d'un ordinateur de telle sorte qu'ils fonctionnent ensemble, on a un susthma composés de divers éléments mis en interaction. De même une constitution ou un code qui classe, regroupe, harmonise différentes lois constitue un susthma.

2. Que doit-on lier ensemble ?

La théologie systématique a donc pour tâche de comprendre, autrement dit d'établir des relations ou de montrer les liens qui existent entre divers domaines ou éléments. Quels sont ces domaines? Je mentionne les six qui me paraissent les plus importants.

- Premièrement, les grands affirmations de la Bible, telles que les dégagent et les éclairent les spécialistes de l'Ancien et du Nouveau Testament. Elles ont une importance fondamentales au sens propre : elles fondent la foi chrétienne; sans elles, il n'y aurait pas de théologie, ou plus exactement pas de théologie chrétienne possible.

- Deuxièmement, l'expérience ou les expériences que vit le chrétien dans la foi. Ces expériences peuvent considérablement varier : par exemple, celle des femmes n'est pas la même que celle des hommes; celle d'un riche que celle d'un pauvre; celles des peuples anciennement colonisés de celle des peuples impérialistes. Nous avons aussi des tempéraments qui diffèrent (plus émotif ou plus intellectuel, artistique ou non, angoissé ou serein, etc.). Les théologies féministes, politiques, mystiques, etc. tentent de répondre à cette diversité d'expérience. Elles s'efforcent de faire le lien entre le message biblique et la vie quotidienne du croyant, de montrer comment les grandes affirmations de l'Ancien et du Nouveau Testament s'inscrivent et se traduisent dans l'existence qui est la nôtre.

- Troisième domaine, la culture, c'est à dire les façons de penser, les valeurs d'une époque, les idéaux d'une société donnée. Tout groupe humain se caractérise par une certaine manière de comprendre le monde et l'existence, d'organiser les relations entre ses membres; il se donne des règles; certaines craintes et certaines espérances l'agitent; il y a des choses qui lui font horreur, d'autres qui l'attirent. Même si à notre époque le monde tend à s'unifier, il n'en demeure pas moins très varié. On a des cultures africaines, océaniennes, américaines, européennes, arabes qui ne sont pas les mêmes. Il faut tenir compte de cette diversité. Une théologie faite au Cameroun ne sera pas la même qu'une théologie faite au Canada. De même, la culture française au dix-huitième siècle diffère considérablement de celle du vingtième siècle. La culture s'exprime dans l'art, la littérature, le cinéma, la télévision, mais aussi dans les grands courants politiques, dans le sport, etc. Il s'agit de voir si et en quoi tout cela concerne la foi chrétienne, ce qu'elle a à en dire, à en recevoir, ce qu'elle en accepte et ce qu'elle en rejette, ce qu'elle doit proclamer, et comment elle doit annoncer l'évangile et en témoigner dans le contexte où elle se trouve.

- Quatrièmement, la systématique doit aujourd'hui se préoccuper des autres religions qui existent dans le monde, s'interroger sur leur sens et leur valeur d'un point de vue chrétien, se demander s'il faut dialoguer avec elles et comment.

- Cinquièmement, la systématique se préoccupe des liens à établir avec la science, la connaissance. Aussi bien dans le domaine de la cosmologie que de la psychologie, les sciences donnent un savoir sur l'univers, sur le monde et sur l'être humain. Quel rapport entre ce savoir, les grandes affirmations de la Bible, l'existence quotidienne du chrétien, et la culture à laquelle il appartient?

- Sixièmement, l'histoire a aussi de l'importance. À travers les âges, le christianisme s'est développé; il s'est subdivisé en plusieurs branches, catholicisme, orthodoxie, protestantisme. Les chrétiens d'aujourd'hui sont les héritiers de cette histoire. Elle les marque, souvent plus qu'ils ne le croient et ils s'y réfèrent. Ainsi, les protestants continuent à penser et à vivre, même s'ils n'en ont pas toujours conscience selon des principes assez différents de ceux des autres chrétiens. La systématique dégage le sens de ces principes et leur actualité. Elle montre ce qu'ils ont voulu dire dans leur contexte originel, et ce qu'ils veulent dire aujourd'hui.

3. Qu’entend-on par relation ?

Entre ces divers domaines, il s'agit donc d'établir des ponts, des passerelles, de les mettre en relation et de construire une cohérence. On ne peut pas accepter une existence divisée, parcellisée, coupée en divers morceaux. Même si on ne l'unifie jamais totalement, on doit parvenir à une certaine logique d'ensemble. La systématique est cette recherche d'une architecture générale. Trois remarques s’imposent.

1. D'abord, je viens de parler de cohérence ou d'architecture générale. Cela ne veut pas dire que tous ces éléments forment ou doivent former un ensemble harmonieux. La cohérence et la logique n'excluent nullement des oppositions ou des polémiques. On peut estimer, par exemple, que la culture occidentale de la fin du vingtième siècle est incompatible avec l'évangile ou qu'il y a contradiction entre la thèse de l’évolution et l'enseignement biblique sur la création. La cohérence signifie qu'on dégage des ressemblances, des consonances, des accords, mais aussi et tout autant qu'on fasse apparaître des ruptures, des antinomies, des conflits.

2. Ensuite, je souligne que tous les éléments que je viens d'énumérer ne se situent pas sur le même plan et n'ont pas une valeur identique. Les affirmations bibliques ont un statut spécial, une autorité particulière. Le système théologique doit prendre en compte la culture, l'histoire, la science, l'expérience, mais il peut les contredire. Par contre, le message biblique représente pour lui un critère, un juge, une norme. Son travail implique certes une interprétation des Écritures, mais exige la fidélité sinon à son enseignement, qui est très divers, du moins à son message central.

3. Enfin, je note que la réflexion systématique, parce qu'elle est mise en relation de divers domaines, dépend du travail qui se fait dans d'autres disciplines; elle en a besoin, et elle s'y réfère constamment. Le néotestamentaire ou l'historien peut ne pas se préoccuper de ce que fait le systématicien. Par contre le systématicien ne peut pas ignorer ce que disent néotestamentaires et historiens. La systématique peut apparaître ainsi à la fois comme une discipline humble, parce que seconde, elle dépend des autres, et orgueilleuse parce qu'elle prétend faire la synthèse des autres, reprendre et récapituler leurs résultats dans sa propre construction.

4. Comment mettre en relation ?

Comment jeter des ponts et mettre en relations ces divers domaines ? Le théologien Paul Tillich a beaucoup réfléchi à cette question. Il classe les domaines à relier en deux grandes catégories : ceux qui ont affaire avec le « message » du christianisme ; ceux qui relèvent de la situation humaine. Entre le message et la situation, il s’agit d’établir ou de dévoiler une « corrélation » (Tillich parle de méthode de corrélation).

Cette corrélation deux aspects : elle consiste, d’une part à exprimer le message chrétien dans les catégories de pensée et dans le langage de son époque ; elle doit, d’autre part, montrer comment ce message apporte des réponses aux grandes questions qui s’expriment et émergent dans la culture.

1. Prenons d’abord le premier aspect. La révélation contenue dans la parole biblique (plus précisément la prédication évangélique) apporte à la théologie sa « substance », autrement dit, elle lui enseigne qu’elle doit dire. La culture lui donne sa « forme », autrement dit, elle lui apprend ou lui indique la manière de le dire. Cette articulation entre substance et forme, assez facile à exprimer, et qui à première vue paraît tout simple pour ne pas dire simpliste, se révèle très complexe à l’usage pour deux raisons.

D’une part, parce qu’il n’y a nulle part de contenu ou de substance sans forme. Le texte biblique ne nous fournit pas la révélation à l’état pur, mais il la présente dans un moule culturel sémite pour l’Ancien Testament, judéo-hellénistique pour le Nouveau. On n’arrive pas à isoler un des pôles de la corrélation. Il se trouve toujours pris et compromis avec le second. Il faut donc se livrer à une herméneutique, toujours risquée, qui tente de discerner le message, la parole venant de Dieu à travers un discours humain daté et situé.

D’autre part, il n’existe pas de forme sans contenu. Une culture ne se réduit pas à un ensemble de moyens d’expression que l’on pourrait utiliser à sa guise. Elle véhicule des idées, des principes, des valeurs et tout un contenu religieux explicite dans les cultures traditionnelles, implicite dans les cultures modernes sécularisées. Ce contenu n’est pas toujours compatible avec la parole évangélique, et la théologie doit alors s’y adapter non pour l’adopter, mais pour le contester. Ainsi, Tillich estime que la civilisation technique tend à faire de l’être humain un objet, le rouage d’une machine, ce contre quoi l’existentialisme et certains courants du marxisme se sont révoltés, et ce que le christianisme devrait combattre. Là aussi, le théologien est appelé à beaucoup de discernement, de réflexion, de travail pour discerner les éléments structurels et fondamentaux d’une culture donnée, une analyse qui implique pas mal de tâtonnements.

2. Établir un pont entre la révélation et la situation signifie montrer, mettre en évidence que la culture exprime des questions auxquelles la parole divine fournit des réponses. Les êtres humains ne cessent de chercher, de s’interroger. Cette quête anime leurs entreprises et leurs réalisations. Elle explique leurs luttes et leurs travaux. Toutes leurs activités traduisent une demande, demande de sens, de vie, de bonheur, de vérité. La révélation apporte, donne, exauce, mais on ne s’en aperçoit souvent pas. La systématique a donc pour fonction de faire voir les correspondances qui existent entre la quête humaine et le message évangélique.

Comme la première, cette seconde indication peut paraître à première vue banale et plate. Elle fait penser à ces livres style « boite à questions » qui fournissent les bonnes réponses à quantité de questions. En fait, la corrélation entre question et réponse est beaucoup plus complexe et subtile, comme on s’en aperçoit en réfléchissant d’abord sur la question, ensuite sur la réponse.

Premièrement,l’acte de questionner a quelque chose d’étonnant, de surprenant, de paradoxal. Il suppose que l’on soit écartelé entre un avoir et un manque, entre une possession et un vide, entre un savoir et une ignorance. On questionne parce qu’on ignore, on demande parce qu’on n’a pas (sans cela il n’y aurait pas quête ou requête). Et pourtant, comme Heidegger le souligne au début de L’être et le temps, questionner implique également que dans une certaine mesure, de manière partielle, insuffisante et insatisfaisante, on sache ce que l’on recherche, on possède ce que l’on quémande. Si on n’en avait aucune idée, aucun pressentiment, aucune intuition, on ne pourrait même pas songer à solliciter.

L’existence humaine, chacun peut s’en rendre compte, se caractérise par une constante pénurie. Sans cesse, nous sommes obligés de nous restreindre, de nous rationner, de nous économiser, de vivre petitement, chichement, de compter, de calculer, de gérer au plus juste notre existence. À chaque moment, nous éprouvons plus ou moins douloureusement nos limites, nos incapacités, notre manque de temps, de forces, de moyens, d’intelligence, de disponibilité. Nous disposons d’un être pauvre, rare, vite épuisé, semblable à ces minces et précieuses sources des pays méditerranéens, toujours menacées d’assèchement, qu’on utilise avec précaution et parcimonie. De plus, les maladies et les accidents mettent en danger le peu d’être que nous avons, le vieillissement l’use et le mine, et un jour il disparaîtra inéluctablement. Un étrange amalgame de vie et de mort, de puissance et de faiblesse, de possession et de dénuement nous constitue.

D’où notre questionnement. Il ne vient pas d’une simple curiosité, ce n’est pas un jeu gratuit de l’esprit. Il s’agit d’une nécessité qui tient à la structure même de notre être. Notre existence a une forme interrogative. Constamment, elle mendie cet être qu’elle a, certes, mais en trop petite quantité. Pour Tillich, on ne comprend pas bien la portée de ce fait, quand on se contente de déclarer : « l’être humain pose des questions ». On doit affirmer : « il est question »

. La question, c’est lui-même. Nous sommes recherche, aspiration, désir, prière. Une interrogation fondamentale nous habite, nous structure. Les différentes activités humaines, ce que précisément on appelle la culture, traduisent dans des registres divers, sous des formes différentes cette quête qui nous constitue.

2. Après la question, passons à la réponse. La parole cherchée et reçue, celle de la révélation divine, n’épuise pas ni ne supprime la demande, en comblant le vide, en saturant l’espace vacant d’où elle avait jailli, mais elle la déplace et la relance. La réponse fait rebondir le questionnement ; elle suscite une nouvelle interrogation.

Ainsi, à l’angoisse de la mort, l'évangile répond par la promesse de la résurrection. Cette promesse fait surgir une nouvelle question, celle du jugement et de la possibilité d’une damnation. Elle fait naître une nouvelle angoisse, celle de la faute ou de la culpabilité. La Réforme y répond par l'évangile de la justification gratuite. Cette réponse entraîne une question encore plus radicale : celle du sens dont nous dépossède la gratuité, en rendant ce que nous sommes et faisons superflu (vous êtes des "serviteurs inutiles"); elle fait surgir l'angoisse de l'absurde. Les chrétiens de notre époque ont essayé de répondre, avec le christianisme social et les théologies de la libération, par l'évangile du Royaume de Dieu qui situe le sens dans l'histoire, réponse qui fait surgir de nouveaux problèmes. Et le mouvement ne peut que continuer, parce que l’être humain se caractérise par la finitude, et non par la plénitude.

Il ne faut donc pas voir dans le thème de la question et de la réponse un truc pédagogique ingénieux, mais superficiel et artificiel. Il exprime la correspondance fondamentale entre l’existence humaine, manque et désir d’être, et la parole divine, manifestation et don de l’être. La corrélation traduit le pari qui constitue ma foi, à savoir que l’évangile répond vraiment aux besoins de l’être humain.

5. Un système ouvert et dynamique

Le système a souvent mauvaise presse. On lui adresse en général trois reproches. D'abord, de proposer une grille qu’on impose à la réalité et qui en fausse la perception ; au système on oppose l’existence et l’expérience vécue qui le débordent et le contestent. Ensuite, d’emprisonner la pensée dans un cadre rigide et immuable ; le système serait une prison intellectuelle qui tue la réflexion et arrête la recherche. Enfin, en théologie, de rationaliser la Révélation, de transformer une parole vivante en une construction froide et abstraite, de dénaturer la parole venant de Dieu en la soumettant à la logique de la rationalité humaine.

Ces objections, si elles signalent des dangers bien réels auxquels tout théologien doit être attentif, ne disqualifient pas la « systématique » quand elle est recherche et développement de corrélation. Le système, tel que nous venons de le décrire, met en correspondance forme et substance, question et réponse. Il ne conduit pas à un point d'aboutissement, à une sorte de terminus où l'on s'arrêterait parce qu'on posséderait la vérité. Il ne bâtit pas un édifice théologique à habiter, un immeuble de doctrines et de rites où se reposer. Il ne formule pas des vérités définitives. Il met en route, il anime un parcours, pas seulement un va et vient, mais une progression. La corrélation est une tâche infinie ; elle implique un incessant cheminement entre une révélation transcendante et une forme culturelle, entre une parole venant de Dieu et la quête ou le questionnement qui caractérise la situation et l'existence humaines. La tâche de systématisation ne s'achève jamais, elle se poursuit toujours. Il ne s'agit pas tant d'élaborer et d'enseigner des doctrines qu'il faudrait recevoir que de confronter ce que nous recevons de la Bible avec ce que nous vivons. Le système, ainsi compris, est dynamique et ouvert, non pas rigide et fermé.

André Gounelle
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André Gounelle

Professeur émérite de la faculté de théologie protestante de Montpellier

Webmaster : Marc Pernot