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La révélation
1. La notion de révélation
Que veut dire « révéler » ?
Le mot « révélation » se rencontre une cinquantaine de fois dans la Bible et sert de titre à l’un de ses livres, l’Apocalypse. Le verbe grec apocaluptein, utilisé par le Nouveau Testament, signifie « découvrir », « dévoiler ». On l'emploie, par exemple, quand on tire le rideau d'une scène de théâtre au début d'une pièce, ou qu’on ouvre le couvercle d'une boite pour voir ce qu’il y a dedans, ou, encore, lorsqu’on enlève le masque placé sur un visage. Révéler consiste à rendre visible ce qui ne l’était pas, à exposer au regard ce qui auparavant était dissimulé.
La révélation, ainsi définie, implique quatre éléments.
Premièrement, un acte. Quelque chose se passe ; un événement se produit, un geste se fait ou une parole se dit qui permet de percevoir ce qu’auparavant on ne voyait pas. Cet acte apporte une modification, il inaugure une situation différente en mettant de la lumière là où auparavant elle manquait. La révélation désigne le passage de l’obscurité à la clarté.
Deuxièmement, un sujet agissant. Quelqu’un intervient ; quand un changement a lieu, il y a une raison ; un événement a des causes ; une action, geste ou parole, vient d’un acteur ou d’un agent. Quand on parle de révélation on l’attribue en général à l’entrée en scène de quelqu’un ou de quelque chose qui communique, informe, fait connaître.
Troisième élément, un objet communiqué. La révélation a un contenu ; elle dévoile un secret, elle dissipe un mystère, elle apporte une connaissance. Elle divulgue des réalités ou des vérités auparavant ignorées. Ce qu’elle découvre la rend soit importante soit insignifiante. Sa valeur dépend de ce qu’elle communique.
Quatrième élément, un bénéficiaire ou un destinataire qui la reçoit et qu’elle éclaire. Il n’y a révélation que si quelqu'un se met à voir ou à savoir ce qui auparavant lui était obscur. Le secret des oreilles d’ânes du roi Midas que son barbier confie à un trou creusé dans la terre pour que personne ne l’entende n'est pas révélé ; il ne le sera que quand le frémissement indiscret des roseaux l’aura susurré aux passants.
Chaque théologie et spiritualité a tendance à privilégier un de ces quatre éléments, sans pour cela nier les autres, et on peut les classer en fonction de celui qu’elles accentuent. Sommairement et caricaturalement, je dirai que :
- les piétistes, les existentialistes, les révivalistes insistent plutôt sur l’événement ; ils voient d’abord dans la révélation l’expérience vive et bouleversante d’une rencontre ; celui qui n’a pas vécu un tel événement n’a pas vraiment la foi, il n’est pas authentiquement chrétien.
- certains courants orthodoxes soulignent essentiellement l’origine divine ou surnaturelle de la révélation : elle vient de Dieu ; ce n’est pas quelqu’un (un sage, un spirituel, un inspiré), ce n’est pas quelque chose (la nature, l’histoire) qui dévoile Dieu ou la vérité, c’est Dieu se dévoile lui-même ; c’est Dieu qui parle et l’importance de ce qui est dit tient à cette origine.
- les dogmatiques sont davantage sensibles au contenu et donnent la priorité à l’enseignement que délivre la révélation ; elle ouvre l’accès à un savoir, à des connaissances.
- les libéraux ont tendance à beaucoup s’intéresser au destinataire ; il joue un rôle actif, il ne se borne pas à recevoir, il exprime avec ses idées et ses notions ce qu’il a perçu ; la révélation dépend de ce qu’est l’homme, de ses sentiments, de sa réflexion et de sa culture ; elle se formule toujours dans son langage.
Révélation et sagesse
Heidegger a fait justement remarquer que le mot grec aletheia (la vérité ou le vrai) signifie originairement ce qui n’est ni caché ni voilé. Cette étymologie établit un rapport étroit entre « révélation » et « vérité ». La connaissance de la vérité représente toujours une découverte ; elle demande, en effet, qu’on aille au-delà des apparences pour atteindre une réalité qui n’est pas immédiatement perceptible.
Toutefois, dans le cas de la plupart des connaissances humaines, l’homme découvre la vérité par ses propres moyens. Il ne la reçoit pas d’un autre, il y parvient grâce à ses efforts. Il s’éclaire lui-même. Même si tout savoir résulte d’un dévoilement et implique une découverte, le plus souvent, en tout cas dans le domaine religieux, on utilise le mot « révélation » pour une lumière qui vient d’ailleurs, du dehors, d’au-delà ; on considère qu’elle communique une connaissance que les humains ne peuvent pas acquérir naturellement ni obtenir par eux-mêmes ; elle leur est donnée par quelqu’un ou quelque chose qui les dépasse, qui n’appartient pas, même s’il s’y manifeste, à leur sphère ou à leur monde.
Cet usage spécifique, particulier et restreint, explique que fréquemment on distingue les spiritualités qui se réclament d’une révélation surnaturelle ou externe de celles qui font appel à une sagesse innée et enfouie dans l’être humain.
Pour les religions dites de sagesse, le croyant ou le fidèle atteint la vérité et parvient à mener une existence juste par ses seules ressources, par sa réflexion, par sa piété, par sa discipline morale et par son action. L'être humain découvre en lui-même la voie du salut, c’est-à-dire la voie d’une vie authentique et il y marche sans avoir besoin d’une intervention ou d’une assistance surnaturelle. Si, généralement, il a recours aux conseils et à l'enseignement de « maîtres » qui l’aident et le guident, ces maîtres ne sont pas des messagers des dieux, ils sont des experts en humanité. En les écoutant et en les suivant, on devient leur égal et on apprend à s’en passer. La vérité n’est pas donnée ni communiquée du dehors, on la trouve en soi-même grâce à une initiation qui ouvre les yeux et un approfondissement qui permet de découvrir progressivement ce qu’on porte en soi et que la vie ordinaire nous cache. Pour reprendre le vocabulaire bouddhiste, on devient un « éveillé », qui s’éveille à lui-même et à sa propre vérité, ou un « éclairé » qui a allumé la lumière qui lui est propre. La religion naît et s’alimente d’une « source intérieure » et non d’apports venus d’ailleurs. De nombreuses religions orientales se rangent dans cette première catégorie, pour qui, s’il y a révélation, cette révélation ne peut être qu’intérieure. Quand les sagesses admettent un élément extérieur, cet élément appartient au monde. Ainsi Rousseau et Kant cherchent à déchiffrer la vérité divine dans la nature et dans l’intériorité, dans le ciel étoilé et dans la conscience, mais refusent catégoriquement de la chercher dans des voix, des paroles ou des écritures venues d’ailleurs ; une révélation surnaturelle, surgissant de l’extérieur dans le monde humain relève pour eux de la superstition et conduit au fanatisme.
Les religions dites de révélation se fondent ou prétendent se fonder sur une action spécifique de Dieu qui décide de sortir de son silence habituel et de divulguer aux êtres humains une vérité à laquelle ils n’ont pas autrement accès. Dieu prend la parole pour leur faire savoir ce qui dépasse leurs capacités ordinaires. Il leur apporte une lumière qu’ils n’ont pas en eux-mêmes. Selon une parole de l’évangile de Matthieu qui a servi de titre à un livre de René Girard, « il proclame des choses cachées depuis la fondation du monde ». La révélation vient du dehors et manifeste une présence et une vérité entièrement différentes de ce que nous voyons et savons ; elle est extérieure, surnaturelle, « tout autre » par rapport à ce que nous sommes. Les êtres humains la reçoivent, lui rendent témoignage, elle transforme leur vie, mais ils ne peuvent pas la découvrir seuls et encore moins s'en passer. Sans elle, ils sont impuissants ; ils sont plongés dans les ténèbres, condamnés à l'ignorance et à l'erreur. Comme le semeur de la parabole, Dieu sort de chez lui, il répand une semence qui ne doit rien au terrain, qui vient de son fonds propre. Dieu est actif, tandis que l’être humain, comme les terrains de la parabole, est réceptif, rien d’autre que réceptif. Tout dépend de l'initiative de Dieu. Sans cette révélation surnaturelle, il n’y aurait pas de religion vraie, les hommes seraient livrés sans échappatoire possible à l’ignorance et à des illusions. Comme exemples de religions de révélation, on cite, en général, le judaïsme, le christianisme et l’islam.
Cette distinction classique entre sagesse et révélation n’a, à mon sens, qu’une portée limitée. En effet, dans les spiritualités de la sagesse, interviennent toujours des éléments extérieurs, des rencontres et des échanges et on découvre en soi quelque chose d’autre que le soi ; elles n’éliminent jamais totalement l’extériorité. De leur côté, les spiritualités de révélation sont bien forcées d’admettre qu’on ne comprend et qu’on n’accueille une parole venue du dehors que si elle trouve en nous un « point d’ancrage ». Elle doit nous rejoindre quelque part et correspondre à une attente ou à une intuition inscrite en nous ; sinon la révélation serait semblable à la pierre donnée à un enfant qui a faim. Il y a toujours complémentarité entre l’intérieur et l’extérieur, interpénétration entre ce que je porte en moi et ce qui me vient du dehors. Il importe donc de relativiser cette opposition (comme je l’ai fait dans le deuxième chapitre de mon livre Parler de Dieu). Je rappelle, d’ailleurs, qu’on a parfois présenté l’évangile à la fois comme une révélation et une sagesse, et que l’islam souligne souvent la rationalité de l’enseignement coranique : la religion révélée unit sagesse humaine et parole divine. Dans cette perspective, la révélation externe nous fait découvrir ou nous aide à découvrir ce que nous avons ou ce que nous portons en nous. On connaît bien la thèse brillamment défendue par Spinoza dans le Tractatus théologico-politicus et reprise par bien des auteurs dont Schweitzer : la raison bien menée et la révélation bien comprise se rejoignent ; toute opposition est provisoire, préliminaire, destinée à être surmontée.
2. L’objet de la révélation
Quel est l’objet ou le contenu de la révélation ? Que nous apporte-t-elle, que nous apprend-elle ? Qu’est ce qui nous est révélé ? À cette question, les chrétiens ont proposé quatre grandes réponses.
Des doctrines
Selon la première, la révélation communique un savoir. Elle fournit des connaissances dont l'origine divine garantit l'absolue vérité et interdit de les discuter. Dans l’Antiquité, les chrétiens affirment souvent qu’ils possèdent la vraie philosophie, la véritable gnose (« gnose » signifie connaissance ou science). Au Moyen Age, ils expliquent que l’acte révélateur de Dieu, la parole qu’il adresse à Moïse ou à Esaïe, produit ou engendre un « donné révélé » consigné dans la Bible. Si les croyants d’aujourd’hui n’entendent pas directement la voix de Dieu (vox Dei) peu importe ; ils ont accès à son enseignement, ils en connaissent le contenu (verbum Dei).
Recevoir une révélation équivaut, ici, à adhérer aux doctrines qu’elle enseigne. Cette conception de la révélation a entraîné des conflits désastreux entre la foi et la science. L'Église a condamné Galilée et l’héliocentrisme en 1632, et des sectes américaines ont tenté d’interdire l’enseignement des théories de l’évolution (procès Scopes, dit « du singe » en 1925) au nom du savoir qu'elles croyaient trouver dans les Écritures.
Il est devenu aujourd’hui difficile, voire impossible de penser qu’on peut tirer de la Bible un corps de doctrines et en déduire un enseignement cohérent. Quantité de tensions, d'oppositions, de conflits, de contradictions la traversent. Elle se caractérise par sa pluralité et son pluralisme. Quand on essaie de l'harmoniser et de la systématiser, inévitablement on la trahit. C’est le drame du fondamentalisme : sa volonté d’honorer la Bible le conduit constamment à la violer.
Cette première réponse se rencontre rarement parmi les théologiens contemporains. Elle reste, cependant, assez répandue dans l’opinion publique, aussi bien parmi les croyants qui acceptent qu’il y ait un savoir surnaturel d’origine divine, que chez les incroyants qui le refusent.
L'être de Dieu
Le théologien Karl Barth (1886-1968) a présenté et défendu une deuxième réponse. Selon lui, dans la révélation, « Dieu se donne à connaître lui-même ». Dieu révèle ce qu’il est, qui il est et non des doctrines. Il se dévoile et se découvre lui-même. Il est à la fois celui qui révèle et ce qui est révélé.
Selon Barth, Dieu ne se trouve pas derrière sa parole et son action mais en elles. Il ne faut pas le comparer à quelqu'un qui écrit une lettre pour donner des informations à son correspondant. Il est plutôt semblable à quelqu'un qui se déplace et fait une visite pour rencontrer son interlocuteur et établir une relation vivante avec lui. Dans sa révélation, Dieu ne donne pas un enseignement, il vient à nous, il se rend présent.
Barth voit dans la révélation une rencontre vivante, un événement existentiel qui nous touche au plus profond de notre personne. Dieu ne nous rend pas savant ; il entre en contact avec nous. Toutefois, Barth n'exclut nullement le savoir. En effet, en rencontrant Dieu, nous apprenons à le connaître et à en parler justement. La révélation ne communique pas une bonne doctrine, mais une bonne doctrine résulte de la révélation.
Pour Barth, la révélation s'identifie avec Jésus-Christ, Dieu fait homme. Il est la révélation, dont Bible est le document, le registre. Elle recueille la trace que laisse la révélation et en témoigne. Il en résulte une certaine manière de lire les Écritures : le croyant, à chaque page, doit se demander ce qu'elle nous apprend de Dieu. Elle a autorité quand elle parle de lui, et nullement dans ce qu'elle dit du monde, de la nature ou de l’histoire.
La vie authentique
La troisième réponse a été soutenue, entre autres, par le théologien Rudolf Bultmann ((1884-1976). Pour lui, nous est révélée « la vie », par quoi il entend la vie véritable, authentique, renouvelée. La révélation fait naître une manière d’exister différente de celle qu’offre le monde ; elle est surgissement en nous de la vie en Christ.
Pour Bultmann, la révélation consiste en un acte et non en un énoncé. Quand quelqu'un se trouve dans le chagrin, le fait de se tenir près de lui, de lui prendre la main et de la serrer a plus d'importance, d’impact et de signification que les mots et les phrases qu’on prononce. De même, selon Bultmann, la révélation n'est pas un discours ; elle est une présence et une relation qui changent la vie du croyant, ce que ne fera pas l’enseignement d’une doctrine.
Barth et Bultmann s'accordent pour voir dans la révélation une rencontre existentielle avec Dieu. Toutefois, Barth pense que cette rencontre nous donne un savoir sur Dieu et permet de développer une doctrine. Tandis que, selon Bultmann, dans cette rencontre nous percevons l'action de Dieu, la manière dont il nous atteint, nous touche et nous transforme, mais son être demeure toujours inconnu. Nous savons ce que Dieu est et ce qu’il fait pour nous. Nous ignorons ce qu'il est en lui-même. D’où le refus de l’objectivation de Dieu. Pour Barth, la révélation révèle qui est Dieu, pour Bultmann elle révèle et fait naître la vie avec Dieu.
Bultmann s'inscrit dans une tradition théologique très forte dans le protestantisme. Elle remonte à Mélanchthon, l'ami et le collaborateur de Luther, qui déclarait que connaître le Christ signifie en expérimenter ses bienfaits et non pas connaître la nature de son être. Elle a été reprise par Calvin qui affirme que la Bible enseigne ce qui est nécessaire au salut et rien d'autre. Tout le reste relève, selon le Réformateur français, de spéculations vaines. De même, à la fin du 19ème siècle, Auguste Sabatier estime que la révélation a pour objet non pas de donner une connaissance, mais de transformer la vie.
L'avenir
Pour la quatrième réponse, la révélation a pour contenu l’avenir ; elle ne dit pas ce que sera le futur, elle n’est pas prédiction, mais elle annonce que Dieu ouvre constamment un avenir qui nous empêche d’être bloqué par le passé et le présent. J’aurais pu illustrer cette quatrième réponse par la théologie du Process pour qui la puissance de Dieu n’est pas la puissance des origines (comme dans la dogmatique classique), mais la puissance eschatologique, la puissance du futur. J’ai préféré prendre comme exemple la Théologie de l'espérance, de Jürgen Moltmann parce que ce livre a eu, il y a 40 ans, de l’impact sur la pensée ecclésiale française et qu’il y a laissé quelques traces. Moltmann voit dans la révélation essentiellement une promesse. Elle ne porte pas sur ce qui est actuellement, mais sur ce que le monde et l'être humain sont appelés à devenir.
Moltmann note que le Dieu biblique se manifeste toujours en promettant quelque chose. Nous en avons un exemple avec Abraham : le patriarche reçoit une promesse qui rebondit à chaque étape de la vie d'Israël. De même, l’évangile, ce qu’a bien vu Schweitzer, situe toutes choses dans la perspective du Royaume. La révélation nous met en marche, elle nous envoie et nous conduit vers un avenir. Cet avenir qu'elle promet, la révélation ne le décrit pas. Elle n’apprend pas ce qui se passera à la fin des temps ; elle ne dit pas ce que sera la vie éternelle ni comment seront les choses dans le Royaume de Dieu. Elle nous ouvre à un autrement qui nous mobilise et nous met en marche, même si nous ne pouvons pas l’imaginer ou nous le représenter. Elle est plutôt une orientation qu’un programme.
Parce qu’elle annonce un avenir, la révélation contredit la réalité présente. Elle ne parle pas de ce qui est, elle évoque ce qui n'est pas encore. Elle se situe donc en décalage, à distance, en opposition avec la réalité. Elle ne l’explique pas, elle la conteste. Elle ne nous détourne pas du présent, elle nous incite à le transformer et à agir pour la venue de cet autrement promis.
Conclusion
À mon sens, on ne peut pas sérieusement soutenir que dans la Bible Dieu révèle des dogmes ; j’écarte donc la première réponse. À la deuxième pour laquelle Dieu se révèle lui-même, je reproche de ne pas faire la distinction entre ce que Dieu est et ce qui le manifeste et d’oublier qu’il y a toujours une distance entre son être et la perception que nous en avons. Je me rallie à la troisième qui déclare que Dieu nous révèle la vie authentique ; elle englobe, me semble-t-il, la quatrième : car la vie authentique implique une relation vivante avec Dieu et nous oriente vers l'avenir auquel il nous appelle.
3. Où la révélation a-t-elle lieu ?
Où se produit la révélation ? Les religions bibliques ont donné à cette question quatre grandes réponses qui ne sont pas incompatibles ou exclusives l'une de l'autre ; souvent, elles se combinent.
La révélation dans la nature
Pour la première, la révélation se fait dans la nature. Par exemple, le livre de l’Exode raconte que Moïse perçoit Dieu sous la forme d'un buisson qui brûle sans se consumer et, plus tard, dans une éruption volcanique. D’après le premier livre des Rois, le prophète Élie, également dans le Sinaï, le découvre dans un vent doux et subtil. Pour le psalmiste, les cieux racontent la gloire de Dieu. Si la Bible ne divinise nullement la nature, comme ont tendance à le faire les panthéismes, à plusieurs reprises, elle affirme que Dieu se dévoile dans la nature ou que la nature le fait connaître.
Cette première réponse a paru autrefois évidente. Ainsi, Calvin pense qu’il faut être une « bête brute », dépourvue de toute intelligence, pour ne pas discerner Dieu dans la nature. À l’époque romantique, les montagnes enneigées, les fleurs des champs, le scintillement de la mer ont suscité chez beaucoup de gens des sentiments religieux. Pourtant, d’autres qui ne sont pas forcément, n’en déplaise à Calvin, des abrutis, trouvent, au contraire, la nature reste muette (Pascal parle dans ses Pensées du « silence éternel des espaces infinis ») ; certains dualistes sensibles à ses horreurs estiment qu’elle renvoie plutôt à un démon qu’à Dieu.
Aujourd’hui les partisans d’un « dessein intelligent » estiment que la science en mettant en valeur la complexité et la cohérence du monde nous révèle quelque chose de Dieu. Le monde ne peut pas relever du hasard, il répond nécessairement à un projet, à un projet bien conçu et combiné. Pour d’autres, cette conclusion est abusive et va au delà de ce qu’établit la connaissance.
Il ne faut pas confondre, comme on le fait trop souvent, théologie naturelle et révélation naturelle. Ce sont des notions proches l'une de l'autre, mais cependant différentes. On appelle "théologie naturelle" toute connaissance de Dieu que l'être humain peut acquérir par lui-même, par ses propres moyens, à partir de son savoir, de sa réflexion, de ses sentiments ou de ses intuitions. On peut figurer la théologie naturelle par le schéma suivant:
ETRE HUMAIN----->NATURE----->DIEU
L'être humain est actif, il est le sujet d'un savoir qu'il acquiert par ses propres moyens, tandis que Dieu est passif, objet de savoir.
La révélation naturelle correspond à cet autre schéma :
DIEU----->NATURE----->ETRE HUMAIN
Dieu est actif, il s'adresse à l'être humain; il l'atteint en se servant d'éléments de la nature. Ainsi, il existe des théologiens qui refusent toute théologie naturelle, mais qui acceptent une révélation naturelle.
La révélation dans l'histoire
Selon une deuxième réponse, Dieu se manifeste essentiellement dans l’histoire, dans des événements qui marquent la vie des personnes ou des peuples, voire celle de l'humanité tout entière.
Ainsi, Dieu se révèle au peuple d'Israël en le faisant sortir du pays d'Égypte, en le faisant passer de l'esclavage à la liberté. Pour le judaïsme antique, Dieu se fait connaître dans l'exode mieux et plus que n’importe où ailleurs. Selon les chrétiens, un personnage historique, Jésus le Christ, est la révélation centrale et suprême de Dieu.
Très souvent, les partisans d'une révélation historique font remarquer qu'on a tort de parler de révélation naturelle, parce que les faits que l'on range dans cette rubrique relèvent en réalité de l'histoire. Ainsi, le buisson ardent, ou l'éruption volcanique du Sinaï sont des événements au même titre que la sortie d'Égypte. On pourrait retourner l'argument : ce qu'on appelle événement historique ne relève-t-il pas de phénomènes naturels? La distinction entre "nature" et "histoire", bien que courante, ne va pas de soi.
Déclarer que Dieu se révèle dans l'histoire ne signifie pas qu'il se manifeste également à chaque instant et dans tous les événements. Il y a des temps forts, ce que le Nouveau Testament appelle des kairoi, et des temps plus faibles ; il y a des événements qui nous éclairent énormément et d'autres qui ne disent rien ou pas grand chose. Pour les premiers chrétiens, la Résurrection représente un moment décisif, capital ; aucun autre ne peut lui être comparé ni même ne l'approche en importance. La fin des temps avec le surgissement d’une nouvelle terre et de nouveaux cieux sera aussi un temps fort (mais pas autant que celui de Pâques). Par contre, la période qui va de la résurrection à la fin des temps est faible; c’est un « entre temps » (un « entre deux temps »), une période intermédiaire où le croyant vit d'un souvenir et d'une espérance, mais pas d'une actualité comme dans les moments décisifs.
Cette deuxième réponse a alimenté de grands débats sur le sens de l’histoire entre marxistes et chrétiens durant le deuxième tiers du vingtième siècle. Aujourd’hui, on se demande souvent si l’histoire n’est pas écoulement de temps sans but ni signification, s’il ne faut pas y voir une succession incohérente et aléatoire d’événements plutôt que le lieu d’une révélation ou de la manifestation d’une vérité.
La révélation par la parole.
Pour la troisième réponse, la plus fréquente en protestantisme, Dieu se révèle par la parole, autrement dit par des discours et des textes. Des phénomènes naturels ou des événements historiques n’ont de sens que si les accompagnent ou les suivent des paroles qui les annoncent, les expliquent ou les commentent. Si Dieu avait agi silencieusement, s'il avait délivré les hébreux de leur esclavage sans rien leur dire ou leur faire dire, si le Christ était mort sans avoir enseigné et prêché, s'il était ressuscité sans que personne ne le sache et n'en parle, il n'y aurait pas de révélation. La révélation réside donc dans la parole, même si cette parole se réfère à un événement.
Cette troisième réponse conduit à privilégier la Bible. La deuxième met l’accent sur les événements. La Bible n'est pas la révélation, mais le récit écrit par des témoins qui racontent les événements dans lesquels Dieu s'est révélé. La troisième réponse, au contraire, donne plus d'importance à ce que dit la Bible qu'à ce dont elle parle. Il se peut que les récits de l'Exode soient purement légendaires, que les évangiles déforment ou inventent les épisodes qu’ils racontent. Peu importe, car la révélation se trouve dans le discours et non dans l'événement que relate le discours.
La révélation sans intermédiaire
Une quatrième et dernière réponse estime que Dieu se révèle directement à notre âme, dans notre intériorité, sans intermédiaire. Il fait sentir sa présence au plus intime au plus secret de notre existence. C’est là qu’il se manifeste et s’adresse à nous. On n’écarte pas forcément la nature, l'histoire et le discours : on les considère comme des moyens pédagogiques qui doivent nous conduire à une communion intime, à la perception directe de Dieu dans une adoration et une contemplation dépouillées de tout élément extérieur, qui ne font appel à aucun instrument.
Calvin a beaucoup insisté sur « l’action interne du Saint Esprit ». Cependant, à la différence des « illuminés » « enthousiastes » ou « inspirés » de son époque, il affirme que l’Esprit ne se suffit pas ; il n’agit jamais seul. Il accompagne le discours biblique et en a besoin, comme, à l’inverse, la lecture de la Bible a besoin de l’Esprit. Les deux sont nécessaires pour qu’il y ait révélation. Pour le Réformateur, la Bible sans l’Esprit est une lettre ou une écriture morte qui ne révèle rien. De son côté, l’Esprit sans la Bible est muet, il ne dit, n’apprend, n’enseigne, ne révèle rien. Il rend vivant pour nous ce que dit la Bible. Calvin combine donc la troisième et la quatrième réponse. S’il refuse de faire de la seule intériorité, avec toutes les dérives subjectives qui la menacent, le lieu de la révélation, jamais il ne consent à l’écarter, à l’éliminer au profit du seul texte.
Conclusion
Faut-il vraiment trancher entre ces quatre réponses ? Si la révélation, comme l’a indiqué la deuxième partie, est événement et rencontre, elle peut se produire dans des lieux divers et varier selon les personnes. Ce qui me parle ne dira rien à quelqu’un d’autre. On le voit dans l’évangile de Jean : les miracles opérés par Jésus touchent certains, suscitent ou augmentent leur foi, mais aussi et en même temps renforcent les réticences, les refus et l’incrédulité d’une partie de la foule. Ce qui révèle aux uns la mission divine de Jésus la cache aux autres. Nous ne percevons pas tous Dieu au même endroit ni de la même manière. Ce qui me conduirait à penser qu’aucune révélation n’est générale et universelle, en tout cas dans ses moyens et démarches ; toute révélation est « adressée » et donc particulière à un individu ou à un groupe. Faut-il dire qu’il y a une seule révélation qui se dit de manière diverse, ou qu’il y a des révélations multiples ou plurielles ? La réponse donnée à cette question a des conséquences importantes dans le dialogue interreligieux.
Conclusion
Ce rapide panorama des réflexions et débats du christianisme classique et moderne sur le thème de la révélation n’est certes pas complet. Il tente de baliser un terrain plus que de l’explorer et le cartographier.
Je termine par une dernière remarque. J’ai dit, en commençant, que la révélation dévoile ce qui est caché, qu’elle est passage des ténèbres à la clarté. Or, plus une lumière est vive, plus elle accentue les ombres. Cela vaut aussi pour la révélation. Dans sa quatrième lettre à Mlle de Roannez, Pascal, citant la phrase d’Ésaïe, « véritablement tu es un Dieu caché », explique que plus Dieu se fait connaître plus il est mystérieux, difficile à discerner et à comprendre. « La Révélation, écrit Tillich, ne dissout pas le mystère en connaissance ». La révélation à la fois dissipe et augmente l’obscurité ; elle fournit des réponses et, en même temps, soulève d’innombrables questions ; elle pose autant sinon plus de problèmes qu’elle n’apporte de solutions. Elle ne donne jamais un savoir absolu, total et définitif, elle fait entrer dans un mélange de connaissance et d’ignorance, d’assurance et d’hésitation, de conviction et d’interrogation, de lucidité et d’aveuglement, de certitude et de trouble. La théologie est le laborieux apprentissage que doit faire la foi de ses ignorances, elle est le long travail qui permet le deuil du fantasme de l’assurance dogmatique. Elle ne nous rend pas propriétaires, détenteurs de vérités, comme le voudraient les fanatismes et les obscurantismes religieux. Elle fait de nous des chercheurs de sens, elle nous met en route dans une marche tantôt tranquille tantôt tourmentée, tantôt sereine tantôt inquiète. Jésus n’a pas dit : « je suis l’arrivée, l’aboutissement, le terminus », mais « je suis le chemin ».
André Gounelle
(Évangile et Liberté, cahier, avril 2006)
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