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La providence
La notion de providence joue un rôle important dans la piété, la prédication et la théologie chrétiennes. Ce cours comportera quatre parties. La première portera sur l'origine du terme et de la notion de "providence". La seconde exposera la conception classique de la Providence et indiquera le problème qu'elle soulève. La troisième s'interrogera sur la puissance de Dieu et analysera les différentes manières dont on la comprend dans la théologie chrétienne. La quatrième décrira et examinera les deux formes principales que prend la foi en la Providence.
1. Origine du mot et de la notion de "providence"
1. La providence, terme grec
De tout temps, les chrétiens ont affirmé leur foi en la providence divine. Pourtant, lorsqu'on parcourt la Bible, on fait une constatation étonnante : le mot "providence" ne s'y rencontre nulle part. Pour désigner Dieu, on l'appelle l'Éternel, le Seigneur, le Puissant, le Saint, le Père, etc. Jamais, on ne le nomme providence. Ce terme ne vient pas de l'Ancien ni du Nouveau Testament, mais de la philosophie grecque. Plus précisément, il appartient au vocabulaire du stoïcisme. Les philosophes stoïciens pensent qu'une nécessité ou un déterminisme universel modèle, dirige, détermine le monde dans les plus petits détails. Selon eux, rien de ce qui arrive n'est l'effet du hasard ni ne résulte d'une décision des êtres humains. Ils estiment qu'une puissance surnaturelle, qu'on nomme souvent le fatum, règle totalement les choses et les événements. On ne peut pas lui échapper et nul ne peut infléchir le cours de sa destinée : ce qui doit arriver arrivera quoi qu'on fasse (l'histoire d'Oedipe en fournit un exemple*). Dans le stoïcisme, le terme de "providence" désigne ce gouvernement divin, d'un divin plutôt impersonnel et indifférent, sur tout ce qui est.
2. La sollicitude de Dieu d'après la Bible
Si la Bible n'emploie jamais le mot "providence", par contre elle affirme très souvent que Dieu s'occupe des êtres humains, en particulier de ceux qui l'aiment et qui le servent. Il les conduit, les soutient, et les protège jour après jour. Le croyant vit dans la sérénité et la confiance, car il se sait entouré par la sollicitude divine. De nombreux textes le disent. Ainsi, pour citer quelques-uns des plus connus, le psaume 23 : "L'Éternel est mon berger, je ne manquerai de rien ...je ne crains aucun mal, car tu es avec moi"; le psaume 121 :"voici il ne sommeille ni ne dort celui qui garde Israël. L'Éternel est celui qui te garde"; un passage célèbre du sermon sur la montagne, Matth. 6/25-34 :"Ne vous inquiétez pas pour votre vie de ce que vous mangerez, ni pour votre corps de quoi vous serez vêtus ... votre Père céleste sait que vous en avez besoin. Cherchez donc premièrement son royaume et sa justice, et tout cela vous sera donné par surcroît". Ces textes, très souvent lus et médités, ont apporté réconfort et assurance à de très nombreux croyants.
3. Providence stoïcienne et providence chrétienne
Les chrétiens ont pris l'habitude d'appeler "providence" cette sollicitude de Dieu qui veille sur les siens. Ils ont, donc, adopté un mot de la philosophie grecque pour exprimer une idée biblique. Du coup, ils ont modifié le sens de ce mot.
Les stoïciens voient dans la providence un principe métaphysique d'explication du monde, qui pose un déterminisme total. Ce principe signifie qu'un destin décide et fixe tout ce qui existe, tout ce qui arrive. Les institutions, les événements et les êtres traduisent une logique à laquelle rien n'échappe, ils répondent à une nécessité, et s'inscrivent dans une organisation cohérente de l'univers.
Quand les chrétiens parlent de providence, il s'agit de tout autre chose. Elle signifie pour eux que le croyant ne se trouve pas seul dans l'existence. Il n'est pas abandonné à lui-même dans les problèmes et les difficultés qu'il rencontre. La présence aimante de Dieu l'accompagne et l'aide à chaque instant. Comme Calvin l'a très justement souligné, on n'a pas, ici, un principe métaphysique qui s'impose à l'intelligence, mais une relation personnelle et confiante qui se vit dans la foi.
2. Affirmation et contestation de la Providence
1. Les trois formes de la Providence
Dans l'Institution de la religion chrétienne, Calvin développe une doctrine de la Providence qui est devenue classique. Le Réformateur distingue trois formes de providence.
- 1. Il nomme la première "providence générale", parce qu'elle s'occupe du fonctionnement de l'univers en son ensemble. Elle assure les cycles naturels qui rythment la vie, comme l'alternance du jour et de la nuit ainsi que la succession des saisons. De même, Dieu envoie la pluie, la grêle, les tremblements de terre, mais, également, le beau temps, le soleil qui brille, la splendeur et la fécondité de la nature.
- 2. La seconde forme, la providence spéciale, s'applique à l'humanité, dont Dieu prend particulièrement soin. Cette providence fournit à l'être humain ce dont il a besoin pour vivre. Ainsi elle le place dans un monde où il trouve de l'air, de l'eau, de la nourriture, des matériaux pour construire des maisons, etc. Elle conduit aussi l'histoire humaine, et établit un ordre social et politique qui permet la vie.
- 3. Enfin, troisième forme, la providence très spéciale concerne seulement les croyants, les fidèles. Elle a pour fonction d'apporter le salut à ceux que Dieu a élus ou choisis. Elle agit dans l'histoire du peuple d'Israël, dans celle de Jésus-Christ, dans l'inspiration et la rédaction de la Bible et enfin elle conduit et préserve l'Église.
Bien évidemment, Calvin ne distingue pas trois providences différentes, mais trois formes de la même providence. Il veut montrer l'étendue de l'action de Dieu, et énumérer les divers domaines où elle opère. Dans son premier aspect, elle assure le bon fonctionnement du monde; dans le second, elle règle la bonne marche de l'humanité; dans le troisième, elle apporte le salut.
2. La Providence démentie par les faits?
La foi en la providence divine, telle que Calvin l'expose et telle que de nombreux croyants la comprennent, se heurte à une objection redoutable : celle du mal et de la souffrance. On peut la formuler ainsi : le monde dur et cruel où nous vivons, avec ses misères, ses détresses, ses catastrophes, ses injustices n'apporte-t-il pas, tous les jours le démenti le plus net, le plus catégorique à l'affirmation qu'un Dieu d'amour dirige toutes choses pour le plus grand bien des êtres humains? Les faits ne semblent-ils pas plutôt confirmer l'antique croyance des phéniciens en des divinités méchantes qui persécutaient les êtres humains et prenaient plaisir à les faire souffrir (les baals phéniciens exigeaient le sacrifice du fils premier-né pour laisser vivre les enfants suivants)? Ou bien, l'hypothèse des perses qui pensaient qu'il y avait deux dieux, un dieu du bien et un dieu du mal, perpétuellement en lutte l'un contre l'autre dans l'histoire et dans le monde, ne correspond-elle pas mieux à l'expérience?
Cette question du mal ou de la souffrance tourmente profondément, tragiquement de nombreux croyants, en particulier quand ils se trouvent aux prises avec le malheur ; pour de nombreux incroyants, elle constitue "l'objection majeure", comme l'a écrit un jour Albert Camus, au christianisme.
Dans la culture occidentale, on a souvent formulé ce problème avec beaucoup de force. Je pense, par exemple, à ce poème du Moyen Age où un soir au bord de la mer, le Christ apparaît à un pécheur qui l'accueille très mal, qui l'accable de véhéments reproches et lui demande des explications sur la manière dont Dieu dirige le monde. Au musée de Bar-le-Duc, on peut voir une statue de Ligier Richier, un artiste protestant du seizième siècle, qui représente un squelette le bras tendu vers le ciel, avec dans la main un cœur saignant, et qui, malgré les intentions du sculpteur qui a voulu faire œuvre pieuse, semble prendre à partie Dieu, le mettre en accusation : pourquoi cette souffrance, pourquoi la mort? On peut mentionner également Dostoievski, et aussi Camus (La peste).
3. Catastrophes naturelles et historiques
Depuis trois siècles, l'objection a pris deux formes différentes.
- 1. La première, la plus ancienne et la plus classique, se réfère aux catastrophes naturelles. Au dix-huitième siècle, l'effroyable tremblement de terre de Lisbonne, l'un des plus meurtriers de l'histoire, a suscité un débat passionné sur la Providence auquel prirent part Voltaire et Rousseau (Voltaire a écrit son Candide dans ce contexte). En 1902, à la Martinique, l'éruption volcanique de la Montagne Pelée détruisit la ville de Saint-Pierre dont tous les habitants, une dizaine de milliers, moururent. Le livre du pasteur Wilfred Monod, Aux croyants et aux athées, est en grande partie né d'une réflexion et d'une méditation sur cet événement. On peut penser aussi aux cyclones, aux ouragans et aux tempêtes qui dévastent tout et font de nombreuses victimes humaines et animales. La catastrophe naturelle apparaît comme le mal absolu et absurde, celui qui met en cause le plus radicalement l'affirmation de la Providence. Comment Dieu peut-il vouloir et envoyer de tels malheurs?
- 2. Une seconde forme de l'objection, plus récente, se développe après 1945. Parmi les horreurs de la seconde guerre mondiale, deux frappent particulièrement les esprits : d'abord la torture et le massacre des juifs perpétrés par les nazis; ensuite, le bombardement atomique d'Hiroshima. Certes, dans les deux cas, la faute et la responsabilité en incombent directement aux hommes. Pourtant, Dieu ne pouvait-il pas les arrêter, les empêcher d'aller jusque là, et pourquoi ne l'a-t-il pas fait? Peut-on encore croire à la Providence après Auschwitz et Hiroshima? Des philosophes juifs comme Elie Wiesel et Hans Jonas, se posent de manière poignante la question. Elle travaille beaucoup de penseurs et d'écrivains américains. Ce qui s'est passé dans l'ex-Yougoslavie, ou au Ruanda, ce qui se passe en Tchétchénie relance cette problématique. Aujourd'hui, on voit le mal absolu plus dans la catastrophe historique que dans la naturelle. Si la Providence existait, elle aurait secouru et protégé les victimes, elle n'aurait pas laissé faire les bourreaux.
Il y a là une préoccupation lourde, brûlante, aux résonances affectives et existentielles profondes. Tout pasteur rencontre dans son ministère des situations où la question se pose de manière aiguë et tragique. Même si la réponse pastorale à donner ne relève pas, dans de tels cas, de la logique et de l'argumentation, il faut aussi essayer d'examiner cette question en se situant au niveau de la réflexion plus qu'à celui de la sensibilité. La troisième partie de ce cours va essayer de le faire, en se demandant comment Dieu agit dans le monde et s'il faut voir en lui le décideur, la cause et le responsable des événements qui s'y produisent.
3. La puissance divine
Comment peut-on affirmer devant les malheurs que nous subissons ou constatons que la providence divine dirige et conduit le monde? Cette interrogation pose un problème théologiquement difficile et important : celui de la puissance de Dieu. Quelle est sa nature, de quelle manière s'exerce-t-elle? A cette question, on a donné quatre réponses différentes, que nous allons voir successivement.
1. La potestas absoluta
Pour la première, la puissance divine se caractérise par une potestas absoluta. Autrement dit, Dieu exerce un pouvoir absolu, sans limites; il veut et fait tout ce qui se produit dans le monde. Rien n'existe, rien n'arrive que ce qu'il a décidé. Sa volonté ne se heurte à aucune résistance. Il exerce un gouvernement total et sans partage sur le monde. Il détient toute la puissance, il en a le monopole, l'exclusivité. Il n'existe pas d'autre puissance que la sienne. Nous lui devons nos bonheurs et nos malheurs, nos réussites et nos échecs, nos maladies et nos guérisons. Les plus petits incidents, le cheveu qui tombe de ma tête, comme les plus grands événements, ceux qui secouent et atteignent des millions de gens, viennent de lui. Ce qui se passe est toujours et totalement conforme à sa volonté.
Cette première réponse se trouve, par exemple, chez Calvin qui, probablement sous l'influence du stoïcisme, insiste beaucoup sur la souveraineté de Dieu. "Dieu, écrit-il, a tellement la conduite de tout que rien ne se fait d'autant qu'il a ordonné". Deux passages de l'Institution de la Religion chrétienne indiquent bien la radicalité de la position de Calvin :
"Si quelqu'un tombe entre la main des brigands ou rencontre des bêtes sauvages; s'il est jeté à la mer par tempête; s'il est accablé de quelque ruine de maison ou d'arbre; si un autre, errant par les mers, trouve de quoi remédier à sa famine; si, par les vagues de la mer, il est jeté au port, ayant évadé miraculeusement la mort par la distance d'un seul doigt, la raison charnelle attribuera à fortune toutes ces rencontres tant bonnes que mauvaises. Mais tous ceux qui auront été enseignés par la bouche du Christ que les cheveux de notre tête sont comptés chercheront la cause plus loin et se tiendront assurés que les événements quels qu'ils soient sont gouvernés par le conseil secret de Dieu."
J. Calvin, Institution de la Religion chrétienne, 1, 16, 2.
"Pour donner exemple, posons le cas qu'un marchand, étant entré dans une forêt avec bonne et sûre compagnie, s'égare et tombe en une briganderie où les voleurs lui coupent la gorge. Sa mort n'était point seulement prévue par Dieu, mais était décrétée en son vouloir."
J. Calvin, Institution de la Religion chrétienne, 1, 16, 9.
Je fais deux commentaires sur la position de Calvin :
- 1. Pour lui, la volonté de Dieu n'excuse pas les méchants. Les brigands qui égorgent le marchand agissent conformément à ce que Dieu a décidé. Cela ne diminue en rien leur responsabilité et leur culpabilité, car ils volent et assassinent non pas pour obéir à Dieu, mais par méchanceté et dans leur intérêt propre. Dieu les détermine à tuer, mais cela ne constitue pas pour eux une circonstance atténuante.
- 2. Selon Calvin, puisque Dieu décide de tout, le croyant doit considérer et recevoir comme un bien ce qui arrive, y compris les catastrophes et les meurtres. Seule notre ignorance fait que des événements nous apparaissent mauvais ou négatifs. Nous les jugeons tels parce que nous ne voyons ou ne connaissons qu'un côté des choses, parce que nous ne savons pas les raisons de Dieu. C'est ce que pensait, par exemple, ce professeur de théologie, très calviniste, que j'ai connu, mort à quarante cinq ans; quand il a su qu'il souffrait d'un cancer incurable, il a écrit à un ami : "je reçois ce cancer comme un bienfait venant de Dieu qui servira à sa gloire". Je me souviens aussi d'une de mes paroissiennes qui avait perdu une fillette de dix ans, et qui me disait : "peut-être que Dieu l'a fait mourir pour lui épargner de grands malheurs". Quand le mal l'atteint, le calviniste déclarera : Dieu me frappe ("me pile" selon une expression de Calvin); même si j'en souffre atrocement, même si je ne le comprends pas, ma foi me persuade qu'il le fait en vue de mon bien, par amour et sollicitude pour moi. Un peu dans la même ligne, le docteur Pangloss dont se moque Voltaire dans son Candide ne cesse de répéter : "tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles".
On voit la logique de cette première réponse. La providence gouverne toute choses par une potestas absoluta. Il en résulte que rien ne se produit contre sa volonté d'amour et, donc, que tout sert et contribue au bien. Si nous connaissions le fond des choses, nous découvririons que ce que nous jugeons mal, que ce qui nous fait souffrir ou nous révolte, va, en réalité, dans le sens du bien, y compris la Schoah et le bombardement d'Hiroshima. Même si elle ne comprend pas les desseins de Dieu, la foi accepte et reçoit les malheurs comme des dons bénéfiques de Dieu, au même titre que les bonheurs.
2. L'omnipotentia
Une seconde réponse comprend la puissance de Dieu en terme d'omnipotentia, ce qui signifie non pas que Dieu fait tout, comme pour la première réponse, mais qu'il peut tout faire, que rien n'est impossible pour lui. Il ne dirige pas ni ne gouverne chaque chose, en exerçant une potestas absoluta, mais, s'il le voulait, il pourrait déterminer dans le moindre détail l'ensemble de ce qui se produit. Omnipotentia veut dire disposer de toutes les potentialités, n'avoir rien qui empêche d'exercer une potestas absoluta, si on le désire, mais aussi n'avoir rien qui oblige à l'exercer si on ne le souhaite pas.
Pour cette seconde réponse, tout est possible à Dieu. Rien ne limite ni ne borne son pouvoir. Il peut imposer sa volonté en toutes circonstances, conduire les événements à sa guise, modeler les êtres, les choses et leur histoire, faire agir chacun de nous selon son désir. Pourtant, Dieu a décidé de ne pas exercer le pouvoir dont il dispose. Pourquoi? Parce qu'il tient à avoir affaire à des êtres libres, qui l'aiment et l'écoutent de leur propre mouvement, et non par contrainte.
Ainsi, Dieu ne voulait pas, par exemple, qu'Adam et Eve mangent du fruit défendu. Il ne les a, cependant, pas empêchés de le prendre, ce qu'il pouvait faire, pour qu'Adam et Eve puissent se décider librement et qu'ils ne soient pas contraints. De même, Dieu aurait pu envoyer des légions d'anges pour éviter que Jésus soit crucifié. Il ne l'a pas fait, non pas parce qu'il aurait voulu la Croix, mais afin de ne pas détruire la liberté des humains et l'autonomie du monde. Selon la thèse de l'omnipotentia, Dieu ne veut pas le mal; toutefois, il le permet. Quantité de choses arrivent contre sa volonté. Il les tolère parce qu'il désire que ses créatures soient des personnes capables de prendre parti, de décider et de s'engager, et pas des marionnettes et des robots. Cette thèse, très ancienne, a été, en notre siècle, reprise et défendue par Emil Brunner, professeur de théologie à Zurich mort en 1966. Selon Brunner, pour que l'être humain soit libre, Dieu accepte de ne pas exercer sa toute-puissance. Deux citations éclairent cette position :
"La création, vois-tu, c'est comme un livre bien composé par l'imprimeur. Et puis, un vilain petit moineau est venu fourrager dans la composition et mettre tout sens dessus dessous. Tout est détraqué ... dans notre univers ... la composition de Dieu a été saccagée par le péché".
E. Brunner, Notre foi, p.27.
"Dieu ne veut pas le mal. Le mal et la souffrance qui en découlent sont la conséquence de l'opposition qui est née contre la volonté de Dieu et l'ordre de Dieu dans la créature créée libre par Dieu".
E. Brunner, Dogmatique, 2, p.209.
Je fais quatre remarques sur cette seconde réponse :
1. Calvin a vivement combattu ceux qui la défendaient au seizième siècle et il la considérait comme impie. Pour le Réformateur de Genève, il ne faut pas dire que Dieu ne veut pas, mais que, toutefois, il permet le mal et la souffrance. Dieu est souverain, et tout ce qui existe et arrive a été décidé par lui. La toute-puissance de Dieu, dit Calvin, n'est pas "oisive" (elle n'est pas en congé, en repos, ou en sommeil); elle s'exerce à tout instant.
2. Cette réponse reprend un thème développé dans le judaïsme par la Cabale, celui du Tsimtsoum. Tsimtsoum veut dire contraction, retrait, autolimitation. La Cabale explique que Dieu en créant se contracte, se rétrécit, se recroqueville, se réduit, se serre pour laisser de la place à la création. Il renonce à posséder la totalité de la puissance, de l'espace, du temps, de l'être afin que quelque chose d'autre que lui puisse exister. La création implique une kénose* (acte de se vider, de se dépouiller, de s'anéantir). Dieu se vide d'une partie de lui-même, abandonne son infinité en faveur du monde et de l'être humain.
3. La thèse de l'omnipotentia, par ailleurs, assez séduisante, comporte une très grande faiblesse. On peut estimer qu'en n'empêchant pas Adam de manger le fruit défendu, Dieu a assuré sa liberté. Par contre, en quoi le tremblement de terre de Lisbonne assure-t-il la liberté des gens qui l'ont subi et préserve-t-il leur faculté de décider? Il ne fait que détruire la liberté humaine, et n'en permet nullement l'exercice.
Wilfred Monod montre la faille de l'argumentation que Brunner développe en utilisant l'image suivante (qu’on trouve sous une forme différente chez Bayle). Imaginez, dit-il, qu'une toute jeune fille demande à son père la permission d'aller passer la soirée dans une discothèque. Son père l'autorise un peu de mauvais gré, en redoutant que cette soirée tourne mal et en ayant conscience qu'elle court un danger; néanmoins, il veut la traiter comme quelqu'un de responsable et il lui fait confiance. Jusqu'ici très bien et la thèse de Brunner fonctionne correctement; le père préférerait que sa fille ne sorte pas, il pourrait l'en empêcher, il le lui permet, cependant, parce qu'il veut qu'elle devienne adulte et majeure, et qu'elle cesse d'être une enfant sous tutelle. Il prend un risque, en sachant que ne prendre aucun risque serait l'empêcher de vivre et d'assumer son existence. Maintenant, dit Monod, imaginez qu'en rentrant dans la nuit, à la porte de chez elle, la fille soit agressée par des voyous qui veulent la violer et que le père l'entendant crier au secours se dise : "je l'ai laissé libre, je n'interviens pas". Il se fait alors complice et sa conduite devient blâmable. On ne peut pas l'excuser en disant qu'il n'a pas voulu ce viol, mais qu'il l'a laissé faire. En n'intervenant pas, il n'assure pas la liberté de sa fille; au contraire, il la détruit ou accepte qu'on la détruise. De même, Dieu n'assure nullement notre liberté en n'empêchant pas que se produisent inondations, raz de marée, éruptions volcaniques, épidémies, etc.
4. Au premier abord, cette seconde réponse semble dire qu'en fait Dieu n'exerce aucune providence. Il ne dirige pas le monde, il n'y intervient pas, il laisse faire les créatures. En fait, Brunner affirme une action de la providence. Elle intervient, selon lui, de deux manières. D'abord, par des actes ponctuels. Dans certains cas, exceptionnels, Dieu opère des miracles; il sort de se réserve pour intervenir directement. En second lieu, Dieu utilise le mal, il s'en sert pour faire sortir un bien; il agi ainsi, par exemple, à la Croix :"ce mal que Dieu n'a pas voulu, écrit Brunner, il l'a utilisé comme un instrument de son œuvre de salut"*. On peut, cependant, s'interroger: si parfois Dieu intervient en opérant un miracle, alors respecte-t-il la liberté humaine? Et s'il utilise le mal pour un bien, ne pourrait-il pas amener ce bien sans passer par ce mal?
3. La puissance indestructible
Selon la troisième réponse, quand on affirme la puissance de Dieu, il faut comprendre non pas que Dieu dirige tout (potestas absoluta) ni que tout lui soit possible (omnipotentia). En fait, la Bible présente souvent le monde comme un champ de bataille où s'affrontent des forces antagonistes. Elle parle de toutes sortes de puissances, humaines ou démoniaques, qui s'opposent à Dieu et qui, pour le moment, le tiennent en échec. On peut citer les textes de Paul sur les principautés et les puissances, sur les ennemis que le Christ doit vaincre et aussi de nombreux passages de l'Apocalypse. À quoi s'ajoutent des paraboles, comme celles de l'ivraie et du bon grain, des talents ou du maître de la vigne, qui présentent Dieu comme un propriétaire qui ne dirige pas sa propriété, dont les employés ne respectent pas les ordres, qu'ils bafouent et qui a perdu son autorité. De même, dans sa création, tout n'obéit pas à Dieu. Il ne veut pas, il ne permet pas tout ce qui se passe. Quantité de choses existent et arrivent sans qu'il puisse les empêcher. Dieu se trouve, en quelque sorte, pris dans un combat contre les forces démoniaques qui lui résistent et s'opposent à lui. Dans ces conditions, que signifie la foi en la Providence? C'est ce que nous disent les deux textes qui suivent :
"La foi en la Providence est la foi que rien ne peut nous empêcher d'accomplir la signification ultime de notre existence. La Providence n'est pas un planning divin où tout est déterminé, comme dans une machine efficace. Bien plutôt, la Providence signifie qu'il se trouve en chaque situation une possibilité de création et de salut qu'aucun événement ne peut détruire. La Providence veut dire que les forces démoniaques et destructrices en nous et dans notre monde n'auront jamais sur nous une emprise qui ne puisse être brisée et que notre lien avec l'amour qui nous accomplit ne pourra jamais être rompu."
P. Tillich, Les fondations sont ébranlées, p.148.
"La foi en la Providence n'est certainement pas la croyance que tout finira bien. Elle n'est pas, non plus, la croyance que tout suit un plan préconçu, qu'on appelle le planificateur Dieu, Nature ou Destin. La vie n'est pas une machine bien construite et fonctionnant grâce aux lois de son mécanisme. En elle se mêlent liberté et destinée, hasard et nécessité, responsabilité et tragédies. Tensions, ambiguïtés et conflit font de la vie ce qu'elle est et la rendent à la fois fascinante et terrible. Se pose la question du courage qui permet d'accepter la vie sans être vaincu par elle. Cette question est celle de la Providence. Providence indique le courage qui permet d'accepter la vie grâce à la puissance qui la dépasse. Cette puissance, Paul l'appelle l'amour de Dieu qui est dans le Christ Jésus (Romains 8), et il affirme que rien, qu'aucune créature ne peut nous en séparer."
P. Tillich, L'Etre nouveau, p. 89.
Je fais trois commentaires sur cette troisième réponse.
1. Parler de la puissance divine, dans cette perspective, veut dire que, si de nombreuses forces s'opposent actuellement à Dieu, et limitent pour le moment sa puissance, aucune ne parviendra à la vaincre, ni à la détruire. Les autres puissances ne parviendront jamais à l'écraser ou à l'anéantir. Dieu aura le dernier mot et, en fin de compte, sa puissance finira par l'emporter sur celles qui s'opposent à lui.
2. La Providence ne veut pas dire, ici, que nous serons épargnés, que le malheur nous sera évité ou que Dieu nous tirera d'affaire. Elle signifie que notre lien avec Dieu créera et suscitera en nous une force suffisante pour faire face, pour résister à tout ce qui nous agresse et nous fait souffrir. Les épreuves les plus terribles ne nous submergeront pas, ni ne nous emporteront. La Providence ne nous fournit pas un parapluie qui nous préserve des malheurs, elle nous donne le courage de les affronter. Tillich souligne que la providence se manifeste par le courage qu'elle nous apporte intérieurement et non en opérant des miracles extérieurement. Elle ne change pas les choses; elle nous change nous. Bultmann va dans le même sens :
"La foi ne donne aucune espèce de sécurité intramondaine [c'est à dire : à l'intérieur du monde], mais elle nous confère la liberté nécessaire pour traverser en toute confiance les ténèbres et les énigmes".
R. Bultmann, Foi et compréhension, 2, p. 228.
3. Très souvent, ceux qui se rattachent à cette troisième thèse mettent en garde contre les versions courantes de la Bible. Ils font remarquer que les traducteurs ont été influencés par la thèse de la potestas absoluta et, inconsciemment, l'ont introduite dans les textes. Par exemple El Shadddai qui veut dire le puissant en hébreu ou dunatos qui a le même sens en grec ont été traduits par tout-puissant (par exemple dans Luc 1/49). Puissant et tout-puissant, cela ne revient pourtant pas au même. Quand Jésus affirme dans Matt.10, v.29, qu'il ne tombe pas un moineau sans votre Père (comprenez sans que le Père soit présent), on transcrit :"sans la volonté de votre Père". Dans l'Apocalypse, le mot pantokratwr a été rendu par "tout-puissant"; or il signifie plutôt "celui qui agit en tout". Dans la même ligne, le philosophe Whitehead disait que les chrétiens se sont imaginés un Dieu à l'image des empereurs romains ou des despotes orientaux, alors que l'évangile nous montre Dieu se manifestant en un homme faible, pauvre, sans force, mais dont la puissance spirituelle finit par l'emporter sur toutes les autres, y compris sur celle de la mort.
Ici, la foi en la providence nous donne l'assurance que, comme l'écrit Paul dans Romains 8, rien ne pourra jamais nous séparer de l'amour de Dieu, et que cet amour sera le dernier mot de notre existence et de toutes choses. Elle ne veut absolument pas dire que tout ce qui arrive est voulu ou permis par Dieu.
4. L'impuissance de Dieu
La quatrième et dernière réponse va plus loin. Elle n'accorde pas à Dieu, comme la précédente, une puissance active, mais limitée par des désobéissances et des révoltes. Elle affirme une radicale impuissance de Dieu. Loin de parler d'un Dieu souverain, le Nouveau Testament insiste sur l'humilité et la faiblesse divines. La puissance, la gloire et la souveraineté ne nous donnent pas une véritable image de Dieu; cette image on la trouve en Jésus, un palestinien pauvre et faible, sans pouvoir ni richesse. Dieu a ce visage d'un condamné à mort, supplicié et crucifié, et non la figure triomphante et majestueuse d'un Hérode et d'un César. Dieu ne dispose d'aucune puissance; il n'a à nous offrir non pas protection et réussite, mais dénuement et souffrances. Il se manifeste à nous en vaincu. On parle souvent, en ce sens, d'une théologie de la Croix : la croix révèle l'être véritable de Dieu, alors que la théologie de la gloire spécule sur un Dieu philosophique, qui a pour attribut la puissance, et non sur le Dieu de l'évangile. Les textes suivants (mais pas tous les textes de leurs auteurs) développent ce thème :
"La croix de Golgotha démontre l'impuissance de Dieu. Cette impuissance éclate partout d'après la doctrine biblique. A l'origine, elle pose un créateur qui n'a pas voulu la souffrance, le péché, la mort; et cependant le mal est là, malgré lui. Dans l'histoire sainte, une sagesse providentielle prépare pendant des siècles l'apparition du messie au sein d'un peuple élu, et ce peuple crucifie son Messie. Depuis lors, deux mille ans bientôt se sont écoulés, et le Saint Esprit qui a fondé l'Église ne voulait pas la perpétuité du paganisme en Afrique ou en Asie, ni le matérialisme de l'Occident; il ne voulait pas les persécutions, les guerres de religions, les divisions, les sectes; la puissance de Dieu n'a pas épargné au christianisme tant d'erreurs et tant de crimes.
C'est toujours le drame du calvaire qui recommence. Ce Dieu vaincu parle à mon cœur. Je ne pourrais pas adorer une divinité qui serait responsable du monde actuel ... Dieu n'est pas actuellement "tout en tous". La manifestation suprême de Dieu, d'après saint Paul, est encore à venir. Il faut vouloir que Dieu soit, qu'il soit vraiment Dieu; croire, c'est vouloir que son règne, qui n'est pas présent, arrive; c'est prier pour que sa volonté soit faite (ce qu'elle n'est pas) sur la terre comme au ciel.
W. Monod, Aux croyants et aux athées (1902), extraits.
Les hommes vont à Dieu dans leur misère
Et demandent du secours, du bonheur et du pain
Demandent d'être sauvés de la maladie, de la faute et de la mort
Tous font cela, tous chrétiens et païens
Des hommes vont à Dieu dans leur misère
Le trouvent pauvre et méprisé, sans asile et sans pain
Le voient abîmé sous le péché, la faiblesse et la mort
Les chrétiens sont avec Dieu dans sa passion.
"Dieu nous fait savoir qu'il nous faut vivre dans le monde sans Dieu. Devant Dieu et avec Dieu nous vivons sans Dieu. Dieu se laisse déloger du monde et cloué sur la croix. Dieu est impuissant et faible dans le monde, et ainsi seulement il nous aide ... La religion de l'homme le renvoie dans sa misère à la puissance de Dieu (deus ex machina). La Bible le renvoie à la souffrance de Dieu. Seul le Dieu souffrant peut aider.
D. Bonhoeffer, Résistance et soumission
(poème intitulé "Chrétiens et païens", écrit en 1944
dans la prison où Bonhoeffer était enfermé pour résistance au nazisme)
Sur ces textes, je fais deux remarques.
1. Pour Monod, l'histoire du monde comporte deux épisodes. Le premier se caractérise par la défaite de Dieu, mis en échec par les forces du mal, et chassé, expulsé de notre monde, dépouillé de tout pouvoir sur lui. Le second épisode consiste en la reconquête du monde par Dieu. Cette reconquête ne se fait pas par la force, mais par la persuasion, par l'action de l'Esprit dans les êtres humains que la Parole a convertis, et qui travaillent pour que vienne le règne de Dieu. Ce règne s'établira seulement à la fin des temps, et alors Dieu sera vraiment Dieu, le souverain de toutes choses. Pour Monod, toute autre compréhension de l'action de Dieu fait de l'histoire du salut une farce, une comédie, et non pas une grave et importante réalité.
2. Pour Bonhoeffer qui réfléchit sur la place et la fonction de Dieu dans le monde présent, et dans l'existence actuelle du croyant, l'impuissance de Dieu a deux aspects :
- D'abord, elle oblige à vivre dans le monde sans Dieu, c'est à dire sans compter sur des secours et des interventions surnaturelles, sans s'attendre qu'à chaque instant il nous tire d'affaire et guide nos pas. Dieu nous invite à agir et à nous conduire de manière laïque, en comptant que sur nos propres possibilités de discernement et d'action.
- Ensuite, Dieu nous aide précisément parce qu'il est faible et souffrant. Il apparaît, en effet, non pas comme un magicien qui réglerait du dehors les problèmes. Il les partage, les vit et les porte avec nous. Son exemple nous aide à porter nos échecs et nous douleurs, et nous le rend proche. Le Dieu faible et souffrant nous aide à renoncer au rêve de toute puissance qui nous habite tous et qui manifeste notre refus d'accepter la condition humaine.
4. Les deux formes de la foi en la Providence
Le christianisme n'a rien d'un bloc monolithique. Il a toujours été divers et pluraliste. Il n'y a pas une, mais plusieurs manières de comprendre le message biblique et de vivre la foi chrétienne. On s'en aperçoit dès le Nouveau Testament où Paul et Jean, par exemple, n'ont le même type ni de piété, ni de théologie. La foi commune en Jésus Christ n'empêche pas, bien heureusement, l'existence de plusieurs démarches religieuses et de divers courants de pensée. En ce qui concerne la Providence, on peut discerner parmi les chrétiens, et plus précisément parmi les protestants deux courants, deux attitudes et deux spiritualités qui ne se ressemblent guère et qui parfois s'opposent.
1. La foi tragique
Pour les uns, on les trouve surtout parmi ceux qui ont une sensibilité luthérienne, la foi en la providence prend la forme d'un défi. Elle va contre les apparences; elle contredit l'expérience. Malgré ce qu'il vit, en dépit de ce qu'il voit, bien que tout semble le démentir, le croyant affirme sa confiance en Dieu. Dans un monde dominé par la haine, le malheur, et la mort, il annonce la victoire de l'amour, du bonheur et de la vie. Aux terribles réalités qui torturent et écrasent les êtres humains, il oppose une vérité qu'on ne voit pas, qu'on peut seulement croire, et qui s'oppose aux faits que l'on constate.
Nous avons donc, ici, une foi à tonalité tragique, très sensible aux détresses et aux souffrances humaines. Elle ne prétend pas que Dieu nous en préserve, que rien de fâcheux ne nous arrivera. Le croyant ne se trouve nullement à l'abri. Il n'est pas préservé. Les tragédies de l'existence l'atteignent, le touchent, le blessent, le font souffrir, comme tous les êtres humains. La providence ne nous les économise pas; mais elle nous donne la force de les affronter et de les surmonter. La foi ne supprime pas les côtés sombres et négatifs de la vie; elle ne rend pas tout beau et lumineux. Le croyant reçoit de la Providence le courage de faire face aux peines et aux difficultés qui l'assaillent.
On pourrait symboliser cette foi par le crucifix conservé par les Églises luthériennes. Il montre la souffrance toujours présente, et obsédante dans la représentation du corps du crucifié. Pourtant au cœur de cette souffrance, Dieu agit. On ne voit pas son action; elle demeure cachée, secrète; mais on la croit. Dieu ne nous épargne rien, il nous donne la force de porter nos croix, de surmonter nos crucifixions.
2. Une foi sereine
Pour les autres, et il s'agit surtout de ceux qui ont une sensibilité plutôt calviniste, la foi constate l'action de la Providence, elle la vit comme un fait qui lui apparaît avec évidence. Le croyant est amené à reconnaître que tout au long de sa vie une puissance supérieure le protège et le conduit. Des événements, qui de prime abord lui paraissaient négatifs et malheureux, se sont révélés par la suite être positifs et heureux. Dans des situations terribles, il connaît des délivrances matérielles, physiques aussi bien que spirituelles. Dieu règne dans le monde; il dirige l'histoire des peuples et celle de chaque individu. Ce qui arrive représente toujours un bien, ou, en tout cas, contribue au bien de ceux qui aiment Dieu.
On ne croit pas en Dieu malgré ce que l'on vit, mais à cause de ce qui se passe, non pas en dépit des réalités, mais parce que l'on expérimente jour après jour l'action et les bénédictions de Dieu. On a donc ici une foi optimiste et sereine. Le croyant a l'assurance qu'aucun mal véritable ne peut l'atteindre. Le monde ne représente pas pour lui un ensemble de réalités inquiétantes et menaçantes à affronter; il y voit une harmonie profonde, qui reste cachée aux yeux de l'incroyant, mais que les yeux de la foi savent discerner, au moins en partie. Tout a un sens, tout a une raison, tout s'inscrit dans le plan de Dieu. Chaque chose et chaque événement ont, en dernière analyse, une valeur positive. La lumière divine dissipe les obscurités de l'existence, elle donne une clarté totale. La Providence signifie que le mal a été anéanti par Dieu et que pour le croyant il n'existe pas.
On pourrait symboliser cette foi par la croix nue des temples réformés : la lumière de la résurrection a effacé le crucifié, la gloire de Dieu fait disparaître nos supplices.
3. Pessimisme et optimisme
Foi tragique ou foi sereine? Pour ma part, je n'ai pas envie de donner raison aux uns et tort aux autres. Ce serait une erreur. Ces deux manières de vivre la providence traduisent des expériences et des sensibilités différentes qui ont l'une et l'autre leur légitimité et leur authenticité. Une même personne peut fort bien, d'ailleurs, passer de l'une à l'autre. Selon les moments, notre foi peut avoir l'allure d'un défi (je crois "malgré"), ou au contraire prendre la forme d'une tranquille assurance (je crois "parce que"). Il arrive que la foi provoque une révolte devant ce qui se passe, mais aussi qu’elle suscite consentement et acceptation. Diversités et alternances me paraissent normales et légitimes
Il me semble qu'en fin de compte, entre ces deux spiritualités, il y a une tension nécessaire; elles se complètent et se corrigent mutuellement. Albert Schweitzer a très justement dit que le chrétien était à la fois pessimiste et optimiste.
Pessimiste parce qu'il mesure la réalité et la puissance du mal. En attribuant tout ce qui se produit à la providence, la foi sereine risque d'oublier que notre monde ne reflète pas la volonté de Dieu et qu'il a besoin de passer par une transformation; elle détourne alors des actions et des luttes nécessaires.
Optimiste, parce qu'il sait que Dieu agit et combat pour changer les choses. La foi tragique risque de se replier dans l'intériorité et de désespérer du monde; elle ne pousse donc pas, non plus, à l'action.
Or le chrétien est appelé à travailler et à combattre pour Dieu. Dans un monde qui va mal, il a pour mission de faire surgir, chaque fois qu'il le peut, du mieux. Il est en même temps un pessimiste, sensible aux tragédies de l'existence et un optimiste qui pense qu'il y a toujours quelque chose à faire. Il mesure la difficulté de la tâche, mais sait qu'il peut compter sur la force de Dieu qui agit à travers lui. La foi en la providence ne doit pas fournir une excuse pour nos démissions, ni un oreiller pour nos paresses. Elle n'a de vérité que si elle nous mobilise, car c'est en partie par nous, à travers notre action que Dieu exerce sa providence, c'est à dire qu'il vient au secours des êtres humains et du monde.
André Gounelle
(cours)
Notes :
* A la naissance d'Oedipe, un oracle prédit qu'il tuera son père. Pour éviter que l'oracle se réalise, ses parents l'abandonnent dans une forêt. Des paysans le recueillent et l'élèvent comme leur fils. Oedipe, jeune homme consultant un oracle apprend qu'il tuera son père. Pour éviter que l'oracle se réalise, il quitte la maison des paysans qu'il croit être ses parents. Sur son chemin, il rencontre son vrai père, qu'il ne connaît pas, se dispute avec lui et le tue. Tous les efforts pour échapper au destin ont été vains.
* Le mot est employé par Paul dans Phil. 2/7.
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