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La foi

 

Un théologien luthérien contemporain, Gerhard Ebeling, il est décédé en 2001, a écrit que ce qui caractérise le christianisme, ce qui le distingue des autres religions, c’est le centralité de la foi. On a des religions qui mettent plutôt l'accent sur l'obéissance, la soumission (l’islam); d'autres insistent sur la méditation, sur la contemplation ou sur la sagesse (le bouddhisme) ; ailleurs, on privilégie les rites, les célébrations (le shintoïsme et certains courants du judaïsme). Pour sa part, le christianisme, sans ignorer ces divers éléments, se fonde et se centre sur la foi. Il y a quelques années, dans une table ronde interreligieuse, j’ai entendu un rabbin protester vivement contre l’intervenant catholique qui parlait du judaïsme comme d’une foi. Ce n’est pas vrai, a-t-il dit, le judaïsme est avant tout une pratique ; il a ajouté que ce n’est pas parce que le christianisme est la religion de la foi qu’il fallait faire de la foi l’élément central de toutes les religions.

On peut en discuter, mais en tout cas il est clair que « foi » est l’un des mots qui revient le plus souvent dans le Nouveau Testament et dans le discours de l’Église. Que veut-il dire, que désigne-t-il exactement ? La réponse n’est pas évidente. Déjà en 1530, dans l’Apologie de la Confession d’Augsbourg, Philippe Mélanchthon, l’ami et le second de Luther, se plaignait que ses interlocuteurs catholiques ne le comprenaient pas quand il parlait de la foi, qu’ils donnaient au mot un sens différent du sien et de celui du Nouveau Testament. De fait, dans l’histoire de l’Église et encore aujourd’hui on rencontre trois manières de comprendre la foi qui sont toutes les trois insatisfaisantes, même si chacune comporte des éléments justes. Je précise que si je les distingue pour les nécessités de l’analyse, dans les faits souvent elles se mélangent, se combinent ou s’associent.

1. La première assimile la foi à des croyances. Avoir la foi signifie alors souscrire à des doctrines, les accepter et y adhérer. C’est tenir pour vrais des dogmes, par exemple, la trinité, la création, le salut par le Christ, la vie éternelle. Des textes qu'on appelle « déclaration » ou « confession » de foi, ou encore « crédo » dressent la liste de ce qu’il faut croire.

Cette première réponse se trouve chez le plus grand théologien du Moyen Age, Thomas d'Aquin et chez le plus grand philosophe des temps modernes, Emmanuel Kant. L'un et l'autre distinguent entre la science, l'opinion et la foi. Le savant, disent-ils, observe, constate, analyse et démontre. La connaissance scientifique porte sur des faits vérifiés, elle se fonde sur des preuves solides qui s'imposent à tous, qu'on ne peut pas mettre sérieusement en doute. Par contre l'opinion est incertaine. Il s'agit d'estimations ou d'appréciations que les faits confirmeront ou démentiront. Je peux changer d'avis et des opinions différentes me paraissent possibles et légitimes. La science affirme « je sais que », l’opinion déclare : « je crois que » ; « je crois » veut dire ici : « je ne suis pas sûr de ce que j'avance » ; il s’agit d’une supposition que je juge moi-même incertaine. Thomas d'Aquin et Kant placent la foi entre l'opinion et la science. Dans la foi, disent-ils, on a une certitude, comme dans la science, et pas seulement une opinion; mais cette certitude porte sur quelque chose d’indémontrable. La foi est, selon eux, adhésion totale à des affirmations qui ne sont pas évidentes et qu’on ne peut pas prouver.

Cette première réponse s’accorde mal avec ce que les évangiles disent de la foi. Quand Jésus appelle Jaïrus à croire, quand il admire la foi du centenier de Capernaüm, lorsqu'il dit à la femme malade ou à l'aveugle de Jéricho: « ta foi t'a sauvé », il ne se préoccupe pas de leurs croyances, des doctrines qu'ils professent, il ne les interroge pas sur la création, la naissance virginale, la résurrection, sur ce que mentionneront les futurs credo. Il ne les fait pas passer par une catéchèse.

2. À la question « qu'est-ce que la foi? », une deuxième réponse insiste sur les sentiments. La foi consisterait à éprouver des émotions d’un certain type. On cite souvent, même si ce n’est pas le sens que lui donnait son auteur, cette phrase de Blaise Pascal : « Voici ce que c'est que la foi : « Dieu sensible au cœur ». En 1802, Chateaubriand dans Le génie du christianisme inaugure une nouvelle argumentation missionnaire. Au lieu de vouloir prouver, comme on avait toujours tenté de le faire jusque là, que le christianisme est la plus vraie des religions, il s'efforce de montrer qu'elle est la plus aimable, la plus touchante, celle qui procure les plus douces et les plus fortes émotions, celle qui satisfait le plus et le mieux les besoins du cœur. Au 19ème siècle, dans l'atmosphère du romantisme, on a cultivé une sorte d'affectivité religieuse. À cette époque, les croyants sanglotent souvent. Ils versent des larmes amères de repentir, suivies de douces larmes de joie. « J'ai pleuré, donc j'ai cru », écrit Chateaubriand quand il parle de sa conversion. Mon arrière grand-père, pasteur méthodiste dans le sud de la France à la fin du Second Empire et au début de la Troisième République notait soigneusement dans son journal quand les gens pleuraient au cours de ses cultes ; il y voyait le signe d'une foi réelle et vive. Plus les gens pleuraient, plus il était content. Les plus âgés d’entre nous se souviennent certainement avoir vécu dans leur jeunesse des cultes, entre autres pour des confirmations, larmoyants. Aujourd’hui on ne pleure guère dans les cultes, on rit plus souvent (ce qu’on aurait trouvé dans ma jeunesse inconvenant) ; l’humour a remplacé les pleurnicheries ce dont personnellement je me plains pas.

Pour cette seconde réponse, la foi consiste à être touché, remué, à faire des expériences religieuses émouvantes. Dans cette perspective, transmettre la foi consiste à faire partager une émotion. Dans cette ligne, s’inscrivent les grandes campagnes de Réveil et les grands shows cultuels qu’affectionnent les américains ; et également les camps où les jeunes vivaient ensemble des moments forts qui les marquaient et orientaient leur existence. Il est juste de dire que scoutisme, unions chrétiennes, et fédé ne se bornaient en général pas à l’affectif. La difficulté ici vient de ce que l’affectivité des jeunes générations est très différente de celle des adultes ; elle se déploie dans d’autres lieux que les églises et sous des formes parfois positives de notre point de vue, mais qui nous apparaissent aussi souvent, à tort ou à raison, négatives. De toutes manières, dans le Nouveau Testament, les croyants pleurent rarement, leur foi est autre chose qu'une effusion du cœur, et les textes parlent peu de leurs émotions.

3. Une troisième réponse voit essentiellement dans la foi une décision, un acte de la volonté, un engagement pour le Christ. C’est ainsi que le philosophe espagnol Unamuno a commenté le pari de Pascal. L’a-t-il bien compris ? Ce n’est pas ce qui nous intéresse ici. Selon Unamuno, Pascal entend montrer qu’on est « embarqué », autrement dit qu’on ne peut pas rester neutre, indifférent à la question du sens de son existence, estimer qu’elle ne nous concerne pas. Le savoir ne peut pas lui apporter de réponse ni déterminer la juste orientation à donner à notre vie. Que cela nous plaise ou non, il nous faut donc opter, prendre parti, nous engager avec le risque que cela comporte. La foi est ce choix pour Dieu, elle est un pari conscient, délibéré. « Croire, ce n’est rien d’autre que vouloir croire » écrit Unamuno dans un livre publié en 1913, Le sentiment tragique de la vie. Quand j’étais catéchumène, on nous disait que la confirmation était notre premier acte d’adulte, le premier qu’on faisait librement, de notre propre chef (ce qui n’était pas tout à fait exact). Dans les campagnes de Réveil, dont je parlais tout à l’heure, au moment où l’on est touché par Dieu (l’instant de l’émotion) succède le temps de la décision où on doit faire un geste (lever la main, parfois signer un papier) qui exprime la volonté de s’engager pour Dieu. Dans cette ligne, le théologien Rudolf Bultmann a écrit que la catéchèse et la prédication visaient non pas à transmettre la foi, comme si elle était un objet, une maison ou une propriété, mais à placer chacun devant la décision à prendre, à lui faire entendre l’interpellation de l’évangile avec assez de force et de clarté pour qu’il ne puisse pas se dérober, de sorte qu’il soit contraint de répondre par « oui » ou par « non ». La foi est une affaire personnelle, individuelle, solitaire en ce sens que chacun s’engage pour son propre compte et ne la reçoit pas des autres. Nous ne pouvons pas, même quand il s’agit de notre enfant, décider à la place d’autrui, déterminer son acceptation ou son refus. Par contre, il dépend de nous qu’il soit bien confronté à la question ou à l’appel.

Cette réponse se heurte à une objection. Elle implique qu’on serait maître de sa foi, ce qui n’est pas juste. J’ai rencontré des gens qui me disaient qu’ils voudraient croire, mais qu’ils n’y arrivaient pas. Et j’ai rencontré tout autant sinon plus de gens qui disaient qu’ils n’avaient pas vraiment décidé de croire, que la foi s’était imposée à eux. C’est un peu comme lorsqu’on tombe amoureux de quelqu’un : cet amour s’empare de nous, plus que nous ne le choisissons. « Je ne puis autrement » a déclaré un jour Luther aux représentants de l’Empereur et du Pape en leur rendant compte de sa foi : il se sentait pris par quelque chose qui le dépassait et ne relevait pas seulement de sa volonté. De même Calvin parle de sa conversion comme de quelque chose qu’il a subie (subita, qu’on peut traduire par « subie » ou par « subite »). Il n’a pas choisi, il a été choisi (ce qu’il a exprimé très maladroitement, à mes yeux, dans sa doctrine de la prédestination).

4. Les trois réponses que je viens d’énumérer, celle qui voit dans la foi l’acceptation d’une doctrine, celle qui en fait un sentiment ou une émotion, celle qui insiste sur la décision, paraissent donc insuffisantes et insatisfaisantes. Si nous nous tournons vers les évangiles, nous y trouvons des récits qui nous racontent que Jésus rencontre des gens leur parle, et que cette rencontre les met en contact avec Dieu, et fait jaillir, surgir quelque chose en eux, une vie nouvelle. Plus tard, après Pâques, la rencontre avec Jésus et le contact avec Dieu s’établissent à travers ce que disent de lui les disciples. Il me semble que c’est cela, que le Nouveau Testament appelle « foi ». La « foi » y apparaît comme une relation vivante et personnelle avec le Christ, comme la présence agissante de Dieu dans l’existence du fidèle. Je ne poursuis pas plus loin cette piste qui demanderait de longs développements. Il s’agit d’une tentative non pas de définition, mais de description de la foi à partir du Nouveau Testament. Elle appelle quatre précisions.

Premièrement, il ne s’agit nullement de nier, ce serait stupide, que la foi implique des croyances, comporte des émotions et implique des décisions. Mais ce n’est pas là le centre ni l’essentiel de la foi, il s’agit plutôt de ce qui en découle ou en dérive ou de ce qu’elle entraine et suscite. Primordialement et principalement, la foi est une rencontre avec le Christ ou avec Dieu : elle est le fait d’avoir été rencontré par sa parole.

Deuxièmement, je peux faire ou essayer de faire entendre cette parole, mais qu’elle parle à quelqu’un, qu’elle ait du sens pour lui, qu’elle soit pour lui porteur d’une présence, qu’elle le rencontre ne dépend pas de moi. Classiquement on affirme, à juste titre, que c’est le saint Esprit qui rend parlante la parole, qui permet qu’à travers elle une relation vivante se crée. C’est l’Esprit, comme l’écrit Paul qui « rend témoignage à notre esprit », autrement dit, cela nous dépasse, nous ne maitrisons jamais l’annonce de la parole, la rencontre avec le Christ ni la présence de Dieu. « La foi, déclare Luther, n'est pas l'œuvre de l'homme, mais l'œuvre de Dieu en l'homme ». De même Paul Tillich affirme : « la foi n'est pas un acte humain, bien qu'elle ait lieu en l'homme : la foi est l'œuvre de l'Esprit de Dieu ». Les parents et catéchètes doivent en avoir conscience : il n’y a ni à se glorifier quand on est arrivé à faire entendre la parole ni à se culpabiliser quand on n’y parvient pas.

Troisièmement, j’ai parlé de la présence agissante de Dieu dans notre existence. Cette présence n’est jamais totalement évidente, même quand elle se fait sentir fortement. Elle est à la fois cachée et manifeste, claire et obscure, proche et lointaine. Elle est une présence de l’invisible, de l’impalpable, une présence qui en même temps me touche et m’échappe. C’est, pourrait-on dire, une présence-absence. Pour ma part, je comprends dans cette perspective la Cène : elle exprime la présence de quelqu’un qui n’est pas là (on a beaucoup discuté de la présence du Christ dans la Cène et oublié qu’elle indique aussi son absence). Ce qui veut dire, contre Thomas et contre Kant, que la foi ne donne pas une assurance ou une certitude sans mélange. Elle comporte toujours un élément de doute qui, selon les moments, peut être plus ou moins forts. Ce qu’exprime très bien le père de l'enfant démoniaque dans Mc 9, 24 : « je crois Seigneur, aide moi dans mon incrédulité ». Le doute, l’incrédulité, la perplexité font partie de la foi. Il faut se garder suggérer que la foi est une certitude totale, une absence complète d’interrogations, de même qu’il faut se garder de parler de l’amour comme d’une entente sans tensions ni conflits. L’irréalisme de certains propos donne une idée fausse de la foi et peut en écarter certains qui se jugent éloignés de l’idéal qu’on leur décrit.

Quatrième et dernière précision. De ce que je viens de dire, il résulte que la foi ne consiste pas à accepter tout ce que dit le Nouveau Testament ou tout ce que prêche et enseigne l’Église. Il y a foi chrétienne, foi évangélique quand on se sent concerné par ce dont parle le Nouveau Testament, qu’on reconnaît que cela a une importance décisive pour nous, pour l’orientation et le sens de notre vie, même quand on en rejette certains éléments, même quand on se pose des questions.

André Gounelle
(intervention dans un « café théologique », 2009)

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André Gounelle

Professeur émérite de la faculté de théologie protestante de Montpellier

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