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La création
On pourrait passer plusieurs semestres à étudier ce que représente, ce que signifie, ce qu'implique la création dans la Bible, dans les diverses religions, dans l'histoire de la pensée chrétienne. Je ne vais pas, ici, proposer une doctrine de la création mais m'efforcer de clarifier le vocabulaire, d'expliquer un certain nombre de concepts, d'indiquer quelques repères.
Ce cours sera un commentaire explicatif de quelques textes théologiques et il comportera cinq parties. La première, très brève donnera quelques définitions de base. La seconde s'arrêtera sur une question à première vue étonnante, mais qui est importante : de quoi nous parle exactement la doctrine de la création, de quoi s'agit-il? La troisième se demandera ce que la création nous dit sur Dieu et la quatrième ce qu'elle nous apprend sur le monde. Je conclurai par une dernière partie intitulée : création et salut.
1. Définitions
1. Créer
Le verbe créer signifie "produire quelque chose," "faire surgir du nouveau", "agir de telle sorte qu'existe ce qui n'existait pas auparavant", "poser ou établir un être qui auparavant n'était pas".
"Créer" se rapporte souvent à une activité humaine : on parle d'une création artistique et, quand j'ouvre mon ordinateur, il me demande si je veux créer un document. Cet emploi courant manque de précision ; il faut distinguer trois manières de produire quelque chose, de faire surgir du nouveau :
1. D'abord, la création proprement dite, acte par lequel le créateur pose une réalité différente et distincte de lui-même; il fait exister un être autre qui a, par rapport à lui, une consistance propre et une autonomie.
2. Ensuite, l'émanation ou la procession où le créateur fait sortir quelque chose de lui-même, où une partie de son être ou de sa substance donne naissance à une réalité nouvelle. On a, par exemple, l'idée que le monde est d'essence divine, qu'il est le corps de Dieu (l'émanation ou la procession est souvent un thème panthéiste); ou bien l'idée que Dieu produit le monde comme une fleur produit un parfum, comme un pommier produit des pommes ou comme nous produisons nos pensées : elles sont et restent nôtres. Ce qui émane a la même substance que ce dont il émane. Il en va de même de la procession; la doctrine de la trinité affirme que le saint Esprit procède du Père et du Fils; il en dépend donc, il en sort, mais il n'est pas une créature.
3. Enfin, la transformation qui modifie une réalité existante, qui fait surgir du nouveau en changeant quelque chose, en modifiant des éléments donnés, ou en les combinant de manière différente (par exemple quand on fait une statue avec un bloc de marbre). Dans cette perspective, on dira que seul Dieu crée au sens propre ou stict, que l'homme ne crée pas vraiment, il ne fait que transformer.
2. Créer ex nihilo
Cette dernière remarque conduit à la deuxième définition, la création ex nihilo, ce qui veut dire la création à partir du néant, à partir de rien. Quand on transforme, on crée avec quelque chose qui est déjà là : l'artiste se sert d'une toile, de couleurs, de pinceaux pour créer un tableau. La création ex nihilo elle n'utilise pas une matière préalable; elle se fait par la seule puissance du créateur qui ne dispose ni d'objets ni d'outils ni d'une quelconque matière pour faire surgir du nouveau.
Genèse, ch.1, v.1-2.
(1) Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre. (2) La terre était un tohu-bohu. Il y avait des ténèbres à la surface de l'océan, et l'esprit de Dieu planait au dessus des eaux. (3) Dieu dit que la lumière soit, et la lumière fut.
Je fais deux remarques sur ce texte :
1. Il s'agit bien d'une création, pas d'une émanation. Il n'y a pas quelque chose qui sort de Dieu. Le monde n'est pas fait avec de la substance divine. En fait, le récit de Genèse 1, j'y reviendrai, a pour fonction d'expliquer que rien de ce qui existe dans l'univers (ni les arbres, ni les sources, ni les monstres marins, etc.) n'est divin.
2. Contrairement à ce que l'on pense souvent, la Genèse n'affirme pas, en tout cas explicitement, la création ex nihilo. Quelque chose se trouve là au départ, sans que l'on sache pourquoi ni comment : un tohu-bohu (ou un chaos), des ténèbres (qui ont, pour les hébreux, de la consistance), un océan, une étendue d'eau. Il y a création à partir d'un donné primordial. Beaucoup de commentateurs juifs et chrétiens estiment cependant qu'implicitement Genèse 1 sous-entend une création ex nihilo. Au v.1, Dieu aurait créé une masse confuse qu'il aurait ensuite mise en ordre; cette interprétation se trouve, par exemple chez Calvin. Je remarque que la conviction qu'il s'agit d'une création ex nihilo influence les traducteurs, quand ils rendent "tohu-bohu" par "informe et vide", ou "océan" par abîme. L'idée d'une création ex nihilo se rencontre pour la première fois explicitement dans un livre deutérocanonique, le second livre des Maccabées (premier siècle avant Jésus Christ). Une mère, pour consoler et réconforter son fils qui va être exécuté par des soldats païens lui dit :
2 Macc. 7, 28
Je te conjure mon enfant, regarde le ciel et la terre, contemple tout ce qui est en eux, et reconnais que Dieu les a créés à partir de rien.
Les traditions juives et chrétiennes ont ensuite amplement développé ce thème de la création ex nihilo. J'ai choisi quelques lignes caractéristiques de Théophile d'Antioche (un théologien chrétien du second siècle) que cite le Catéchisme de l'Église catholique de 1992.
Quoi d'extraordinaire si Dieu avait tiré le monde d'une matière préexistante? Un artisan humain, quand on lui donne un matériau en fait tout ce qu'il veut. Tandis que la puissance divine se montre précisément quand Il part du néant pour faire tout ce qu'il veut.
3. Création
J'en arrive à la troisième définition : celle du substantif "création". Il a deux sens distincts bien qu'étroitement apparentés. D'abord, il désigne un "faire", l'acte ou l'opération qui suscite du nouveau. Ensuite, il s'applique à "l'œuvre" qui en résulte, à l'objet fabriqué, à ce qui a été fait. Dans le premier cas, "création" évoque un mouvement et un jaillissement; dans le second cas, ce terme se rapporte à ce qui est fait et donné. Pratiquement, création équivaut à nature, à monde, ou à univers. Le premier emploi se réfère à une "dynamique", la création comme acte; le second emploi qui renvoie au résultat de la dynamique, à ce qu'elle a produit, à la réalité qu'elle a posée, et ici création a souvent une connotation statique (c'est quelque chose qu'il faut préserver ou sauvegarder, comme l'indique le programme du conseil œcuménique des Églises : paix, justice et sauvegarde de la création).
2. De quoi nous parle exactement la doctrine de la création ?
Après ces définitions, j'en arrive à ma deuxième partie. De quoi nous parle exactement la doctrine de la création? A première vue la réponse à cette question paraît évidente. En fait, elle ne l'est pas du tout. On trouve deux manières différentes de comprendre la doctrine de la création que nous allons voir à partir du quatrième texte, qui a été écrit par un biologiste chrétien, Charles Birch, un australien qui a été l'un des experts du Conseil Œcuménique des Églises pour les questions scientifiques.
Charles Birch, Nature and God, traduction A. Gounelle.
Pour beaucoup de gens, la doctrine de la création, largement acceptée autrefois, se trouve aujourd'hui complètement discréditée par la science. Elle concerne la manière dont les choses ont commencé. Elle dit, pensent-ils, que dans un passé très lointain, Dieu a connu une période d'activité intense au cours de laquelle il a fait surgir l'Univers. C'est ce que la plupart des êtres humains croyaient aux dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles et ce que quelques sectes chrétiennes croient encore. Mais c'est incompatible avec la science. Aux yeux de nombreux contemporains, y compris de beaucoup d'hommes d'Église, cette doctrine semble avoir perdu toute pertinence.
Que s'est-il passé ? La création est un "symbole" central de la foi judéo-chrétienne. Par "symbole", j'entends une image dont on se sert pour dire quelque chose d'essentiel sur la relation entre Dieu et l'univers. Si cette notion se voit aujourd'hui négligée ou tournée en dérision, la faute en incombe en grande partie aux chrétiens eux-mêmes. En interprétant de manière littéraliste les symboles de la foi chrétienne, ils les ont rendu ridicules. Il faut apprendre à discerner à partir des récits et à travers eux le sens qu'ils véhiculent.
Dans ce passage, Birch distingue et oppose deux manières de comprendre la doctrine de la création.
1. La doctrine de la création parle de l'origine du monde.
La première, la plus courante, la plus répandue parmi les croyants, juifs, chrétiens ou musulmans, considère comme évident que la création parle du début, du commencement, de l'origine de l'univers. Elle explique d'où vient le monde, elle raconte comment il s'est formé, elle décrit sa naissance. On trouve deux variantes de cette première réponse :
1. Une variante de type fondamentaliste, à laquelle Birch s'en prend ici. Elle estime que Genèse 1 raconte exactement ce qui s'est passé, qu'il faut voir dans ce chapitre le récit fidèle d'événements réels. Pendant très longtemps, plusieurs siècles, cette manière de voir les choses n'a soulevé aucune difficulté. Par contre, elle a fait surgir quantité de problèmes à partir du moment où la science s'est développée. Il y a eu alors contradiction, opposition entre l'enseignement de l'Église et les théories ou hypothèses scientifiques. À certains moments, le conflit est devenu particulièrement aigu.
2. Birch ne mentionne pas la seconde variante qui pense que la Genèse se réfère à un événement initial, à un acte originel de Dieu qu'elle décrit de manière poétique, imagée, mais non exacte. Cette thèse se trouve chez le théologien zurichois Emil Brunner, l'expose.
Emil Brunner, Revue d'histoire et de philosophie religieuses, 1954/4.
Trop souvent, les chrétiens ont pris pour point de départ le récit de la création contenu dans l'Ancien Testament, comme si celui-ci était la vraie source et le vrai fondement de notre foi au Créateur. Mais l'Ancien Testament est une révélation provisoire et il est aussi faux de s'en tenir au récit vétéro-testamentaire de la création que de chercher à tirer de l'Ancien Testament la pleine connaissance du sauveur. Le Nouveau Testament donne un enseignement sur la création. Nous le trouvons surtout dans le prologue de l'Évangile de Jean : "Au commencement était la Parole, et la Parole était avec Dieu, et la Parole était Dieu. Elle était au commencement avec Dieu. Toutes choses ont été faites par elle et rien de ce qui a été fait n'a été fait sans elle."
Mais, objectera-t-on, ce texte n'a rien d'un récit de la création, alors que la Genèse nous donne un récit détaillé, et nous décrit la création. Comprenez-moi bien. Ce n'est jamais sans un grand respect que je relis le premier chapitre de la Bible dont la majesté et la grandeur ne nous impressionneront jamais assez. Mais ce caractère de récit, qui semble faire sa grandeur et le placer au dessus du texte de Jean, constitue sa faiblesse. Il n'y a pas en effet une "histoire" de la création dans le sens d'un processus descriptible, d'une série d'événements ou d'actes que l'on pourrait énumérer. Si on se fonde sur la Genèse, il se produit une foule de conflits entre les affirmations de la foi et la connaissance scientifique, entre la théologie et les sciences de la nature. Au contraire, ces conflits sont exclus dès l'abord si on part du Nouveau Testament. En effet, l'Ancien Testament donne en quelque sorte une représentation humaine de l'acte de création, acte indescriptible et indivisible dans le temps. Il lui impose des notions cosmologiques qui ne relèvent pas de la foi, mais d'une culture ancienne. Les détails descriptifs donnés dans le chapitre premier de la Genèse n'ont au fond rien à voir avec la foi chrétienne dans le Dieu créateur. Les chrétiens l'auraient clairement vu s'ils étaient partis du Prologue de Jean et non de l'Ancien Testament.
Pour Brunner, la Bible affirme qu'il y a un début, un commencement, un point de départ. L'Ancien Testament le raconte sous forme de parabole, une parabole qui a créé quantité de problèmes parce qu'on l'a prise à la lettre, qu'on y a vu une description exacte des événements et non pas "une représentation humaine" qui utilise des éléments d'une "culture ancienne", qui exprime l'acte de Dieu au moyen d'images datées. Par contre, si on met de côté l'Ancien Testament, "révélation provisoire", révélation préparatoire et imparfaite et si on se tourne vers le Nouveau Testament, on trouve dans le prologue de Jean un texte sur la création qui affirme que tout vient de Dieu sans exprimer cette vérité fondamentale dans un récit contestable.
2. La doctrine de la création affirme la dépendance du monde.
Revenons maintenant au texte de Birch pour voir la seconde réponse donnée à notre question. Elle considère la doctrine de la création comme un symbole ou une parabole "pour dire quelque chose d'essentiel sur la relation entre Dieu et l'Univers". La doctrine de la création ne parle donc pas tellement de l'origine du monde que de sa nature. Elle ne dit pas comment il est né, comment il a surgi. Elle dit ce qu'il est, ce qui le caractérise aujourd'hui. Cette seconde réponse se trouve exprimée dans les sixièmes textes écrits par le théologien germano-américain Paul Tillich
Aux frontières de la religion et de la science, p. 256
La création n'est pas "une vieille histoire qu'il faudrait accepter et d'après laquelle en un temps immémorial un être divin … se serait décidé à produire d'autres existences ...
Théologie Systématique, 2, p. 132
"La doctrine de la création ne raconte pas un événement qui se serait produit "une fois, il y a longtemps". Elle décrit la relation fondamentale entre Dieu et l'homme"
Pour cette seconde réponse, la doctrine chrétienne de la création ne s'intéresse pas essentiellement à la naissance de l'univers. Elle ne concerne pas le début de la réalité. Elle n'entend pas nous renvoyer à un événement initial, originel, qui a lieu dans des temps immémoriaux. Elle ne relève pas de l'archéologie, mais de l'actualité. Dans cette doctrine, il s'agit de ce qui se passe à chaque instant dans notre vie et dans le monde. Elle nous parle de l'action présente de Dieu et de notre relation actuelle avec lui, de son lien avec l'univers. Elle nous dit ce que Dieu est pour nous, ce que nous sommes pour lui, ce qu'il représente pour le monde, et ce que le monde signifie pour lui. La création ne relate pas une histoire ancienne, elle dit ce que nous vivons aujourd'hui; elle ne parle pas de ce que Dieu a fait autrefois, elle enseigne ce qu'il fait maintenant; elle ne raconte une genèse ou une naissance; elle décrit une structure.
Essayons de voir de plus près cette structure. La doctrine de la création ainsi comprise nous donne un certain nombre d'indications sur Dieu et sur le monde.
3. Qu'est-ce que la Création nous apprend sur Dieu?
Voyons, d'abord, les enseignements qui concernent Dieu. J'en relève essentiellement trois.
1. Le dynamisme de Dieu
Le premier, nous allons le chercher dans le septième texte, écrit par un théologien américain contemporain, John Cobb (traduction résumée par A. Gounelle).
Le Seigneur dit : "Voici, je fais toutes choses nouvelles" (Apoc. 21/5).
Dans l'histoire du christianisme, la doctrine de la création a parfois servi à justifier des positions conservatrices. En effet si le monde a été créé et voulu par Dieu tel qu'il est, disait-on, il en découle que l'obéissance de la foi consiste à accepter et à maintenir le statu quo. Toute tentative pour changer les choses, pensait-on, traduit une révolte contre Dieu et manifeste un orgueil démesuré. Au nom de la création, on a prêché la résignation, la soumission, l'acceptation.
Il s'agit là d'un contresens. La doctrine biblique de la création nous dit que Dieu veut que le monde change et qu'il travaille à sa transformation. Il s'efforce de le faire bouger et de susciter du nouveau. Il veut que soit ce qui n'est pas encore. L'obéissance de la foi consiste à participer à son action, et donc à aller de l'avant.
Cobb souligne que Dieu ne cesse de créer. Il est toujours actif, il fait bouger les choses. Il y a un dynamisme de Dieu qui doit se traduire par un dynamisme de la foi qui ne saurait être conservatrice, mais qui va de l'avant. De manière frappante, la Bible décrit toute une série d'interventions divines dans l'histoire comme des actes créateurs : ainsi, la fin du déluge, avec la séparation des eaux, la venue de la lumière (arc-en-ciel), la sortie d’Égypte, le retour de l’exil, etc. Le Nouveau Testament parle de la venue et l'action du Christ en termes de création : il est le premier-né, le nouvel Adam, il fait de nous des êtres nouveaux, de nouvelles créatures. La venue du Royaume consiste en une nouvelle création avec le surgissement d'un nouveau ciel et d'une nouvelle terre.
Calvin a fortement souligné que la doctrine de la création s'oppose à l'idée d'un Dieu oisif, inoccupé, paresseux ou fainéant (au sens originel : qui ne fait rien). Le Réformateur s'en prend, par exemple, à ceux qui disaient que Dieu a travaillé les six premiers jours, et qu'ensuite il se repose, ou bien qu'après avoir fabriqué le monde il ne s'en occupe plus. En citant Jean 5/17, "mon père travaille jusqu'à présent", Calvin souligne que Dieu crée continuellement, à chaque instant. Il n'y a pas en lui de passivité, de laisser faire; il intervient constamment. "Faire, écrit Calvin, un Dieu créateur temporel et de petite durée, qui eut d'un coup accompli tout son ouvrage, ce serait une chose froide et maigre."
2. Dieu convivial
Un texte du théologien suisse allemand Karl Barth va nous aider à dégager le second enseignement que la doctrine de la création donne sur Dieu.
Karl Barth, Esquisse d'une Dogmatique, p. 50-51
"La doctrine de la création affirme "que Dieu n'existe pas pour lui-même, mais qu'il fait surgir une réalité distincte et différente de lui, le monde ... Dieu ne veut pas être seul, il appelle le monde à une existence indépendante, de telle sorte que nous existons comme des êtres distincts à côté et en dehors de lui ... Celui qui cherche tant soit peu à connaître Dieu, à le comprendre, à le contempler … ne peut que s'étonner de constater que nous existons et que le monde existe en dehors et à côté de lui. Dieu n'a nul besoin de nous, il n'a nul besoin de l'univers, du ciel et de la terre. Il est lui-même sa propre richesse. Il possède la plénitude de la vie, il détient toute gloire, toute beauté, toute bonté et toute sainteté. Il se suffit à lui-même. Il vit de sa propre béatitude. Pourquoi donc le monde? … Comment peut-il y avoir quelque chose à côté de lui, quelque chose dont il n'a pas besoin? Telle est l'énigme … Et voici la réponse … : Dieu, qui n'a nul besoin de nous, a créé le ciel et la terre, m'a créé moi-même "sans que j'en sois digne, par sa pure bonté et miséricorde paternelle" ... Saisissez-vous à travers ces paroles de Luther l'étonnement du croyant en face de la création, cet émerveillement devant la bonté de Dieu qui ne veut pas rester solitaire, mais désire qu'à côté de lui une autre réalité existe? "
La création nous dit l'amour de Dieu qui n'a pas voulu être un Dieu absolu, qui existerait par soi et pour soi seul (en latin ab solus veut dire par soi seul), mais un Dieu Emmanuel, un Dieu avec le monde, avec nous, un Dieu relationnel. Barth souligne qu'il y a là quelque chose d'étonnant : Dieu aurait parfaitement pu rester seul, rien ne l'obligeait à créer; il n'a pas besoin, pour sa propre béatitude, des hommes et du monde.
Souvent on a dit que la réflexion philosophique naissait de l'étonnement devant le fait qu'il y ait quelque chose et non pas rien. Pour Barth cet étonnement devient pour le croyant un émerveillement qu'il exprime par une louange, une action de grâce envers Dieu qui a décidé, alors que rien ne l'y obligeait, à créer l'univers.
3. Sagesse et puissance de Dieu.
Deux textes vont nous indiquer le troisième enseignement : l'un de Calvin, l'autre de Brunner.
Jean Calvin, Institution chrétienne, 1/5
« Dieu s'est manifesté aux hommes en ce bâtiment tant beau et exquis du ciel et de la terre, et journellement s'y montre et présente.
Il y a une infinité d'enseignements dans le monde pour nous attester la sagesse de Dieu : les savants, comme les vulgaires, peuvent voir l'excellence de cet ouvrage tant noble de Dieu, qui se montre en la variété des étoiles si bien réglées et distinctes, et toutefois si grandes et quasi innombrables, en ce chef d'œuvre qu'est l'homme.
Quant à la puissance de Dieu, combien a-t-elle de témoignage qui nous devraient ravir à la considérer? Car il n'est pas difficile de voir quelle puissance est requise à soutenir cette machine et masse infinie du ciel et de la terre; quelle force, c'est de faire trembler le ciel et éclater de tonnerres, brûler de foudre, allumer l'air d'éclairs, le troubler de tempêtes, le rendre clair et paisible en une minute ».
Emil Brunner, Notre foi.
« L'univers témoigne de Dieu ... Et pourtant les hommes ne sont pas capables de s'en rendre compte, ou si mal. Notre folie, notre enflure, notre manque de respect, bref notre péché nous empêchent de voir dans la création, le Créateur. Et pourtant, on ne peut pas étouffer complètement la voix qui parle en elle : de tous temps les peuples ont pressenti la Créateur sans le connaître. Dans chaque religion, se trouve un pressentiment du Créateur. Mais nous sommes des écoliers trop indociles et trop aveugles pour lire dans le livre de la nature. »
Il y a deux grandes affirmations dans ces textes :
1. Premièrement, la création témoigne de la sagesse et de la puissance de Dieu. De sa sagesse, parce que le monde est bien fait, de sa puissance à cause de sa grandeur et de sa complexité. Dans le passage de Calvin, cette puissance se manifeste à travers un orage (le réformateur devait les craindre). Mais, pour Calvin, ce qui montre le plus la puissance de Dieu, c'est qu'il a créé par la parole; il lui suffit de dire pour que les chose soient. Quand les hommes parlent, on a un bavardage qui ne produit rien, tandis que pour Dieu parler et faire vont ensemble, se confondent en un seul et même acte. Il y a ainsi une louange à Dieu non seulement parce qu'il a décidé de créer, mais parce que ce qu'il a fait, comme le dit Genèse 1, est bon, parce que Dieu a été un habile ouvrier, un excellent artisan, parce que ses œuvres sont des merveilles, comme le dit le psaume 139.
2. Deuxièmement, les êtres humains ne savent pas percevoir ce qui pourtant devrait leur être évident. Il y a en eux, à cause leur péché, une sorte d'aveuglement qui les empêche de découvrir Dieu à travers le monde. Ils en ont quelque fois un pressentiment, mais jamais une vision claire. Si bien que le monde est le "théâtre" de la gloire de Dieu, comme dit Calvin, c'est à dire l'endroit où elle se montre, où elle se manifeste, mais un théâtre où il n'y aurait pas de spectateurs ou, plutôt, un théâtre dont les spectateurs seraient sourds et aveugles. On ne peut donc pas se servir du monde, de sa beauté, de sa grandeur pour conduire à Dieu. C'est pourquoi Dieu a dû se révéler à nous par d'autres moyens que la création, que nous avons besoin d'une autre Bible que celle que donne la nature. Seule la foi permet de voir l'action du créateur dans le monde.
Conclusion
Je résume donc cette troisième partie. La doctrine de la création nous apprend trois choses sur Dieu : d'abord qu'il est dynamique, non oisif ou passif; ensuite, qu'il nous aime, qu'il veut être le compagnon de ses créatures; enfin qu'il est sage et puissant. Il ne s'agit cependant pas d'un enseignement que tout le monde pourrait acquérir, qui relèverait d'une connaissance naturelle : seule la foi permet de le découvrir, ou plus exactement de le recevoir et de se l'approprier.
4. Que nous apprend la création sur le monde ?
Nous venons de voir ce que la création nous dit de Dieu. Demandons-nous maintenant ce qu'elle nous apprend sur le monde, et donc sur nous-mêmes, puisque nous faisons partie du monde. Je dégage, ici, trois enseignements, dont les deux premiers sont indiqués par le texte suivant :
Paul Tillich, Religion biblique et ontologie, p. 40-41.
"La doctrine chrétienne de la création a deux fonctions principales :
- Premièrement, elle souligne la dépendance de tout ce qui est créé à l'égard de Dieu, donc la bonté essentielle du monde". Elle préserve la foi chrétienne d'une conception dualiste qui pose "un dieu bon et un dieu mauvais", et répartit entre eux choses et gens.
- "Deuxièmement, elle souligne l'infinie distance entre la Créateur et la créature. Elle place l'univers crée en dehors de son fondement créateur. Elle nie toute participation de la créature à la substance créatrice. … La doctrine de la création par la parole souligne la distance entre le créateur et la créature.
1. Le monde est bon
Le monde vient de Dieu, dépend de lui; par conséquent, il ne faut pas le considérer négativement, le juger mauvais. Il est essentiellement bon, dit Tillich, ce qui veut dire que même s'il est abîmé, dégradé, détérioré par le péché, il est, en lui-même bon. L'existence est quelque chose de positif, et non pas un malheur. Ici la doctrine chrétienne de la création s'oppose à trois conceptions de l'existence :
1. D'abord, celle du gnosticisme, ou de certains courants gnostiques, pour qui le monde est opposé par nature à Dieu et intrinsèquement mauvais. On le considère comme un lieu de perversion et de perdition. On pose une contradiction entre l'esprit et la matière. On voit dans le corps une prison qui tient l'âme prisonnière, qui la pollue, la dégrade et la contamine. On estime que le salut consiste à s'échapper du monde.
2. Ensuite, celle du bouddhisme pour qui l'existence est misère, souffrance, douleur. La religion, ou la sagesse offre un chemin pour s'en délivrer, pour parvenir à l'extinction de la personnalité et entrer dans le nirvana, c'est à dire dans un état qui implique la suppression du soi. Pour le christianisme, au contraire, la vie, même quand elle est difficile et douloureuse, est un don merveilleux, et non une fatalité malheureuse qui pèserait sur nous.
3. Enfin, celle du dualisme, pour qui il existe un dieu du bien et un dieu du mal qui sont en conflit dans l'univers, qui s'en disputent et s'en partagent la souveraineté. Si bien qu'il y a des êtres et des choses qui relèvent du bien, et d'autres qui relèvent du mal. Le dualisme a été très fort dans les religions iraniennes anciennes, celle de Zarathoustra, qu'on appelle quelque fois le mazdéisme.
2. Ne pas diviniser le monde
Le texte (présentation résumée) d'un théologien américain contemporain, Harvey Cox, dégage le deuxième enseignement que la doctrine de la création nous donne sur le monde.
Harvey Cox, La cité séculière.
L'homme préséculier vit dans une forêt enchantée. Pour lui, des esprits habitent les vallons et les bosquets. Des génies familiers et redoutables peuplent les rochers et les rivières. Un pouvoir magique, porteur de bienfaits et de dangers pour l'homme investit chaque parcelle de la réalité. Etres humains et puissances divines font partie de la nature.
La conception biblique de la création s'écarte de cette conception. Elle sépare la nature de Dieu et opère un processus de "désenchantement". Chez les babyloniens, le soleil et les étoiles sont des êtres semi-divins, ayant part à la divinité des dieux. Dans la Genèse, le soleil et la lune deviennent des créations de Dieu. Ils sont suspendus dans le ciel pour éclairer le monde des hommes; ils ne sont pas des dieux ni des êtres semi-divins. Les étoiles n'ont pas non plus de pouvoirs; elles sont faites aussi par Dieu.
Le récit biblique de la création a un aspect de "propagande athée". Il veut faire comprendre aux hébreux que la vision magique du monde, qui le peuplait de dieux et de forces divines, est fausse.
Tillich et Cox soulignent que la doctrine chrétienne de la création implique une différence radicale, une séparation très nette entre le Créateur et la Créature, entre Dieu et le monde. Elle rejette tout panthéisme, c'est à dire tout courant qui tend à diviniser soit le monde en son ensemble, soit des éléments du monde. Le récit de la Genèse polémique contre ceux qui adorent le soleil et la lune (ils étaient nombreux au Proche Orient). Il déclare que soleil et lune ne sont pas des divinités, mais seulement des luminaires, des lampes. Pour dire la même chose un peu autrement, il y a un refus très net de toute idolâtrie, une interdiction de rendre un culte ou d'accorder une valeur suprême au monde, ou à quelque chose qui s'y trouve.
3. La primauté de la Parole
Les textes bibliques qui parlent de la création insistent beaucoup sur la parole. "Dieu dit", affirme la Genèse, et l'évangile de Jean souligne qu'au début est la parole, et que tout a crée par elle. Cette insistance entend répondre à la question : qu'est-ce qui dans notre existence vient en premier, qu'est-ce qui tient la place principale, et à la primauté ou la priorité? Quel est le principe, ou le prince qui domine, oriente ma vie? A cette question, on a donné deux réponses.
Pour les fatalistes, les circonstances et la nature déterminent notre existence. Nous dépendons du cours des événements, et de l'ordre des choses. Il nous faut accepter notre sort; nous n'y pouvons rien, et il est plus fort que nous.
Pour les volontaristes, nos choix déterminent ce que nous sommes. Les décisions que je prends commandent, orientent mon existence. Ici, on met en premier, en principe non pas la fatalité, mais la liberté, que l'on veut à tout prix préserver.
La doctrine de la création donne une autre réponse. Pour elle, la primauté appartient non pas à l'ordre du monde, ni à ma volonté propre, mais à la parole de Dieu. Autrement dit, le croyant découvre qu'il n'est pas autonome, qu'il n'a pas la maîtrise de son existence. Calvin, d'une part, souligne que la création interdisait la prétention de l'homme à l'autosuffisance; elle lui fait perdre l'illusion qu'il pourrait s'autodéterminer. Il n'est pas et ne peut pas être son propre souverain. Et, d'autre part, Calvin affirme avec autant de force que la création interdit de considérer le monde, la nature ou l'histoire comme la réalité suprême qui commande et détermine notre vie. Nous dépendons primordialement de Dieu, et plus précisément de sa parole; en elle se trouve la vérité première et dernière de sa vie. La doctrine chrétienne de la création proclame la priorité et la valeur ultime de la parole divine: tout vient d'elle, tout dépend d'elle, elle est la source, donc la vérité de toute existence.
Conclusion
Je résume cette quatrième partie. La création nous interdit aussi bien d'attribuer trop de valeur au monde que de lui en accorder trop peu. Le monde n'est ni détestable ni adorable; nous ne devons pas le diviniser, mais pas non plus le regarder comme diabolique. Et surtout, il nous faut rester libre à son égard, ne pas faire dépendre de la nature ou de l'histoire le sens et la réussite de notre existence, et savoir donner ou laisser la première place à la Parole de Dieu.
5. Création et salut
J'en arrive à ma dernière partie qui me servira de conclusion ; je l'ai intitulée "création et salut".
Dans les années 50 à 70, de nombreux théologiens, spécialistes de l'Ancien Testament ou dogmaticiens, ont souligné le caractère secondaire et subordonné de la création pour une foi biblique. Au cœur de la religion d'Israël, ont-ils fait remarquer, il y a l'exode, la délivrance de l'esclavage de l'Égypte, la libération que Dieu apporte à son peuple. Les textes bibliques qui parlent de la création sont beaucoup moins nombreux que ceux qui parlent du salut et ils sont plus tardifs, ils ont été écrits bien après. C'est à partir d'une réflexion sur l'action de Dieu dans l'histoire qu'Israël a été amené à proclamer que Dieu a créé les cieux et la terre. Au cœur de l'Évangile, il y a la résurrection, l'annonce que le Christ a triomphé sur la mort, et on trouve à peine trois ou quatre passages qui mentionnent la création. Il s'agirait d'un thème tout à fait secondaire. Le Dieu biblique est d'abord et essentiellement sauveur; il est accessoirement et auxiliairement créateur.
Ces dernières années, on a été amené à revenir sur ces affirmations ou, en tout cas, à les nuancer. On a fait remarquer que la foi en la création était beaucoup plus ancienne que les récits de la Genèse et que ce n'est pas par hasard qu'on a placé le récit de la création en tête de la Bible : même si on a pris conscience plus tard dans le temps cette vérité, on n'en a pas moins estimé qu'elle était fondamentale. Mais surtout, on a fait remarquer qu'on ne pouvait guère distinguer et encore moins opposer dans la Bible création et salut. En effet :
- d'une part, quand il crée, Dieu opère une sorte de salut; le récit de la Genèse nous le montre en train de sauver le monde du chaos.
- d'autre part, quand il sauve, Dieu le fait en créant. L'épisode du passage de la mer rouge est significatif : Dieu sauve les israélites en séparant les eaux, comme il avait fait au moment de la création. Et le Nouveau Testament parle du salut comme d'une nouvelle création, du surgissement d'une nouvelle terre, de nouveaux cieux, et d'un nouvel homme.
Il y a donc similitude, voire identité entre la création et le salut, et on aurait tort de séparer, voire d'opposer ces deux opérations.
André Gounelle
(cours)
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