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Herméneutique

 

Le mot « herméneutique » apparaît vers le milieu du 17ème siècle. Ce terme, naguère plutôt rare, est d’abord utilisé surtout par les spécialistes, philologues, exégètes et philosophes qui font la théorie du travail sur les textes bibliques ou profanes. Il se répand et se vulgarise dans le monde ecclésiastique à partir de 1950 quand se développe la discussion autour des thèses de Bultmann. Pour en définir le sens, je vais m’appuyer sur l’étymologie. Herméneutique vient du verbe grec ermhneuein qui a trois acceptions différentes : parler, traduire, commenter.

1. Parler

1. Ermhneuein signifie d'abord « parler », « s'exprimer ». Le deuxième traité de la Logique d'Aristote s'intitule Peri Ermhneias, et il porte sur la communication verbale, sur le discours signifiant. Aristote y signale une dualité fondamentale dans la parole. Elle comporte deux aspects :

D'une part, elle exprime la réalité. Celui qui parle essaie de la dire, de la décrire et de l'expliquer. Son discours veut rendre compte de faits et de choses qui lui sont extérieurs. On pourrait dire qu'on a là le côté objectif de la parole : elle se rapporte à un objet, elle se laisse commander par lui, elle essaie, si je puis dire, de le reproduire ou de le décalquer dans son discours.

D'autre part, la parole exprime celui qui parle. Elle fait connaître son point de vue, sa pensée, sa manière de voir les choses, ses sentiments et ses intentions. Elle traduit, révèle ce qu'il est. Il s'agit du côté subjectif de la parole : elle reflète un sujet, elle dit qui il est, elle le situe et le révèle.

2. Cette dualité soulève un premier problème qui ne concerne pas seulement la théologie mais qui l’intéresse au premier chef. Le sens d'un discours se situe-t-il plutôt du côté de l'objectivité ou de celui de la subjectivité ?

Dans le premier cas, on estime que sa vérité consiste principalement dans la correspondance exacte de ce qu'il dit avec les choses et les événements (une correspondance que dans bien des cas, il n'est d'ailleurs pas facile de mesurer). En théologie, ce sera la position des dogmatismes ou orthodoxies : le discours dogmatique est, à leur yeux, principalement d’ordre « cognitif propositionnel », pour reprendre le vocabulaire de Lindbeck, ce qui signifie qu’il émet ou contient des propositions qui font connaître ce que Dieu est et ce qu’il fait. La doctrine a, ici, une valeur absolue et immuable.

Dans le deuxième cas, on considère que le discours dit ce que quelqu'un vit et éprouve ; sa vérité est donc de type existentiel. C’est ce qu’en théologie soutiennent, depuis la fin du dix-huitième siècle les divers libéralismes qui ont une conception de la doctrine que Lindbeck qualifie d’ « expressive-existentielle ». Elle dit comment le croyant, en fonction de ses expériences, de sa situation et de sa culture, ressent, comprend et vit ce que Dieu est et ce qu’il fait. La doctrine est donc changeante et relative.

Quand Schleiermarcher entre 1820 et 1830 publie un exposé systématique du christianisme sous le titre La foi chrétienne (Der Christlische Glaube) ou que Troeltsch intitule son cours de 1912 à Heidelberg Glaubenslehre (enseignement ou explication de la foi), ils entendent indiquer l’un et l’autre qu’ils adoptent la deuxième réponse, celle qui met l’accent sur le sujet qui s’exprime. Les partisans de la première réponse, celle qui privilégie l‘objet dont on parle, utilisent plutôt le terme traditionnel de Dogmatik.

3. Selon l'aspect qu'on privilégie, l'objectif, le cognitif-propositionnel ou le subjectif, l’expressif--existentiel, on aboutit à des compréhensions tout à fait différentes quant au sens et à l’autorité des textes bibliques. Je prends l’exemple des récits de Noël, de la naissance de Jésus. Une interprétation objective estime qu'ils racontent des faits ; s'ils ne concordent pas avec les événements, on en ruine l'autorité et on leur enlève toute vérité. Une interprétation existentielle y voit une expression de ce que l’on vit dans la foi, à savoir qu'en la personne de Jésus, Dieu intervient dans l'histoire humaine, que Jésus ne représente pas l'aboutissement d'une évolution spirituelle, mais qu'il est un acte de Dieu faisant surgir dans le monde quelque chose de radicalement nouveau. Dès lors, que ce récit concorde ou non avec les événements n'a aucune importance, car il entend exprimer une vérité d'un autre ordre.

La première interprétation localise le sens et la vérité dans l'objectivité et les fait relever du constat. L'évangile se présente comme un témoignage. Jean 21, 24 déclare : « ce disciple rend témoignage de ces choses et les a écrites; nous savons que son témoignage est vrai ». S'il raconte des choses qui ne se sont pas passées, disent les partisans de l'objectivité, alors son témoignage est faux, il ne rend pas compte de la réalité.

La seconde interprétation situe le sens et la vérité dans l'existentialité et voit dans le texte non pas un témoignage sur des faits, mais un témoignage de la foi, c'est-à-dire qui porte sur la manière dont on vit et dont on comprend sa relation personnelle du croyant avec le Christ. Dans Jean 20, 31, nous lisons : « Ceci est écrit afin que vous croyiez que Jésus est le Christ, le Fils de Dieu, et qu'en croyant vous ayez la vie en son nom ». Le message biblique vise non pas à nous donner des informations de type factuel, mais à structurer la foi.

2. Traduire

En une seconde acception, ermhneuein signifie « traduire ». Traduire désigne deux opérations différentes, bien qu’apparentées.

1. D'abord, déchiffrer des signes ou des sons au premier abord obscurs ou mystérieux. Dans le monde gréco-latin, des prêtres, des devins, des augures interprétaient les cris inarticulés de la pythie, ou discernaient des messages dans le vol des oiseaux et dans les entrailles des bêtes sacrifiées. Ils avaient pour fonction de rendre clair et compréhensible ce que les dieux expriment d'une manière obscure pour le commun des mortels. Ainsi comprise, l'herméneutique exige un don, un charisme : certains voient et discernent ce qui échappe aux autres. On a souvent établi un lien entre herméneutique et Hermès (en latin Mercure), le dieu de l'information, de la communication, le porte parole des autres dieux. Dans 1 Cor. 14, 13 (cf. v.18), Paul emploie le verbe diermhneuien pour l'interprétation de la glossolalie (du parler en langue).

Dans la culture gréco-latine, on considère volontiers que les poèmes ont besoin d'être déchiffrés : derrière leur sens apparent ou exotérique se cache un sens réel et ésotérique. Ainsi, à l’époque hellénistique, des commentateurs d’Homère lisent l’Odyssée comme la description figurée d’un voyage initiatique et cherchent un message ou un enseignement philosophique et religieux caché dans chaque épisode du récit. Le juif Flavius Josèphe procède de la même manière quand il commente les récits de la Genèse. Ainsi, dans l'histoire d'Abraham qui quitte la maison de son père, il voit une métaphore de l'âme, qui doit se délivrer du charnel et voyager, à travers mille embûches, pour parvenir au monde céleste. Au Moyen Age ont fleuri des interprétations de ce genre qui cherchent dans le texte un message codé qu'il faut décrypter pour découvrir ce qu'il veut réellement dire derrière ce qu'il semble, à première vue, dire. Ici, ce n’est pas l’obscur mais le clair qui demande à être interprété, parce que la clarté trompe et égare. La vérité et sens se trouvent bien dans le texte, mais se dissimulent derrière sa lettre. Interpréter signifie alors aller de l'écorce au noyau, de l'apparent vers le caché, de l’exotérique à l’ésotérique. Les Réformateurs ont vivement réagi, en soulignant qu'il ne faut pas voir dans la Bible un cryptogramme (un écrit chiffré) que seuls des initiés pourraient comprendre.

2. En second lieu, traduire consiste à faire passer un texte ou un discours d'une langue à une autre. Á Alexandrie, l'un des grands carrefours commercial et culturel du monde antique, les dictionnaires s'appelaient des « herméneutiques ». En ce qui concerne la Bible, on traduit l'Ancien Testament d'hébreu en grec ; la version dite des Septante s'est faite progressivement à partir du troisième siècle avant Jésus-Christ. Très vite on a traduit en latin le texte grec du Nouveau Testament ; il en existe plusieurs versions jusqu'à celle de Jérôme, dite Vulgate, qui s'impose au quatrième siècle.

Il faut souligner l'importance et les limites de l'entreprise de traduction. Elle a beaucoup d'intérêt parce qu'elle montre qu'une pensée, une idée, une notion n'appartiennent pas exclusivement à une culture ; elles ne s’enferment pas dans les frontières de ce que Lindbeck appelle un « ensemble linguistico-culturel ». On peut les exporter, les transposer, les faire comprendre ailleurs, dans une culture et une langue différentes. La traduction implique donc qu'il n'y a pas de barrière infranchissable entre les humains, qu'ils peuvent communiquer en dépit de leur diversité de langages, de coutumes et de conceptualité. Cependant, on constate qu'il n'existe nulle part de traduction parfaite. On n'arrive jamais à obtenir une équivalence absolue entre des textes écrits dans des langues différentes. Il se glisse toujours des distorsions et la meilleure traduction a un caractère approximatif. En ce qui concerne la Bible, on n'a pas eu toujours conscience de cet écart. Ainsi, le Concile de Trente juge identique le texte grec du Nouveau Testament et le texte latin de la Vulgate ; il leur accorde la même autorité*. De même dans certaines sectes chrétiennes, on considère implicitement ou explicitement telle ou telle traduction comme totalement fidèle à l'original. Au contraire, les Réformateurs, s'ils ont estimé légitimes et nécessaires les traductions, ne cessent de rappeler que seul le texte original fait autorité. Ils ont insisté pour que ceux qui ont la charge d'expliquer et d'enseigner, donc de dire le sens, aient une formation qui leur permette de se référer à l'hébreu et au grec.

Dans ces deux sens, interpréter et faire passer d’une langue à l’autre, la traduction pose un problème de fidélité ; on l’a souvent souligné, le traducteur à la fois transmet et trahit. Se pose donc constamment la question de l’autorité d’une traduction : comment s’assurer qu’elle est exacte ?

3. Commenter

Dans une troisième acceptation, ermhneuein veut dire "commenter". Dans Luc 24, 27, le mystérieux compagnon des pèlerins d'Emmaüs leur fait une herméneutique (diermhneusen autois) de l'Ancien Testament. Dans ce cas, il est clair que le commentaire ne se borne ni à une paraphrase ni à une analyse littéraire et historique ; il transpose un discours en le faisant entrer dans un contexte différent de l’originel ; il consiste à rendre actuel un texte, à le faire agir dans la situation de celui qui lit ou qui écoute. Le propre du commentaire, écrit Ricœur, est « de rendre parlant un texte ». Au Moyen Age, on disait qu'après l'explicatio doit venir l'applicatio qui n’est pas seulement le passage de la théorie à la pratique, mais qui montre en quoi un texte lointain concerne mon existence, résonne dans mon actualité.

Pourquoi le texte biblique a-t-il besoin de commentaire ? Ne se suffit-il pas à lui-même ? Á cette question, on a donné plusieurs réponses. J'indique les deux principales.

Premièrement, la Bible représente une littérature ancienne, écrite il y a plusieurs siècles (entre trente et vingt). Nous vivons dans un monde très différent du sien et nous n'avons donc pas le même contact immédiat, la même compréhension spontanée qu'avec des textes contemporains. Nous avons besoin d'informations et d'explications. Le commentaire les fournit. Il s'agit ici de surmonter ce que Lessing appelle « l'affreux fossé de l'histoire », comme il faut le faire pour tous les textes de l'Antiquité.

Deuxièmement, avec la Bible, nous avons affaire à des livres, à une écriture. Or l'évangile consiste avant tout en une parole, en une prédication. Le Nouveau Testament a mis en quelque sorte cette parole en conserve. Il l'a incontestablement préservée, mais en même temps il l'a dénaturée, il en a changé la forme ou l'état (comme lorsqu'un corps passe de l'état liquide à l'état gazeux). La prédication a pour tâche de la ramener à son état initial, originel, premier, de « restituer, comme l'écrit Ricœur, en parole ce qui est donné en texte ». Je comparerai le prédicateur au four micro-onde d'une cuisinière ; on lui fournit une barquette congelée, il rend un plat mangeable, parfois même (cela arrive) appétissant. En ce sens, le prédicateur est l'anti-évangéliste. Les évangélistes ont converti le discours oral en écrit ; à l'inverse, le prédicateur opère le passage de l'écrit à l'oral. Le commentaire a pour but de permettre la prédication, de constituer le chaînon intermédiaire entre texte et parole, ou, quand il est oral, d'offrir directement une prédication.

En fait, personne ne met vraiment en doute l'utilité du commentaire. Toutefois la question de son autorité ne cesse de se poser. Pour la fin du Moyen Age et pour le catholicisme classique, le commentaire autorisé par l'Église donne accès au sens du texte ; il ne faut donc pas lire et expliquer l'Écriture en dehors de la Tradition. Pour la Réforme, le commentaire occupe une place secondaire et subordonnée; il aide à découvrir le sens qui se trouve dans le texte, mais ne le définit pas. Il faut donc juger le commentaire à partir du texte, à sa lumière.

André Gounelle
(cours)

Note:

* Session IV, du 8 avril 1546. Les Conciles Oecuméniques, vol. 2**, p.1351-1353.

 

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André Gounelle

Professeur émérite de la faculté de théologie protestante de Montpellier

Webmaster : Marc Pernot