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Doctrines, dogmes et principes
Dans un livre qui a eu beaucoup de retentissement, La Nature des Doctrines (Van Dieren, 2002 ; or. 1984), George Lindbeck distingue dans le christianisme trois grands courants qui conçoivent différemment la nature des énoncés de foi. Je reprends, à ma manière et en la modifiant, son analyse pour clarifier les notions de dogme, de doctrines et de principe ; il me semble que chacune de ces notions est illustrée et privilégiée par un des courants indiqués par Lindbeck.
1. Dogmes
Dogme vient d'un mot grec dogma, qui veut dire opinion, conviction. Dans l'Antiquité, on distinguait les différents courants philosophiques, les stoïciens, les épicuriens, les cyniques, par leurs dogmata, c'est à dire par les idées qu'ils défendaient et auxquels ils tenaient. Le mot a été utilisé pour les croyances des chrétiens et, plus précisément, par les croyances telles que les formule l’Église par ses organes de direction (conciles et papes).
Selon Lindbeck, dans le christianisme ancien et classique (qu’il qualifie de "prémoderne" dit Lindbeck), domine une conception "cognitive-propositionnelle" qui considère que les dogmes enseignent ce qu’est Dieu, font connaître ce qu'est l'homme, apprennent qui est et ce que fait le Christ, disent en quoi consiste le salut. Ils apportent des connaissances objectives (autrement dit des connaissances sur l’objet dont ils parlent), ils énoncent des propositions exactes, ils fournissent un savoir vrai sur des êtres et sur des choses. Comme un miroir, ils reproduisent le réel ou le donné révélé (c'est à dire le réel tel que Dieu nous le dévoile).
Le dogme a donc le statut d’une vérité révélée ou, en tout cas, d’une formule qui exprime parfaitement le contenu de la révélation. On le déclare intangible, intouchable, irréformable. Il s'impose aux croyants en tout temps et en tout lieu. Dogme a donné en français "dogmatisme" qui désigne l'attitude de celui qui est certain de détenir la vérité, et qui donc se refuse à discuter, à mettre en question ses opinions et à les modifier après réflexion ou en fonction de l'expérience.
Le catholicisme a de nombreux dogmes. C'est même l'un de ses drames, car il n'arrive pas vraiment, malgré des efforts importants et un désir profond, à se réformer, puisqu'il est lié à un corps de dogmes intangibles. Par contre, le protestantisme n'a pas à proprement parler de dogmes, puisqu'il estime révisables, réformables tous ses enseignements. Ainsi, la notion de trinité est un dogme pour le catholicisme et une doctrine pour les protestants. Beaucoup de protestants y voient une bonne explication de l'être de Dieu, la manière juste de rendre compte du message biblique. D'autres protestants, par exemple les unitariens et les libéraux, ne la trouvent pas très bonne, la critiquent et cherchent des formulations meilleures, alors que dans le catholicisme elle est indiscutable.
Il y a dogme quand on estime que notre discours sur Dieu dit exactement ce que Dieu est, que notre langage exprime parfaitement sa réalité.
2. Doctrines
Doctrine vient du verbe latin docere qui signifie enseigner. Ce mot sert à désigner les enseignements de l’Église. Dans la perspective "cognitive-propositionnelle", il n’y pas de grandes différences entre dogme et doctrine. Les dogmes sont plus fondamentaux que les doctrines (qu’on considère souvent comme des conséquences des dogmes). Les dogmes sont absolus, les doctrines sont, dans une mesure restreinte, relatives ; elles expliquent le dogme et on peut admettre des variantes dans ces explications.
Par contre, le christianisme marqué par la "modernité" (on appelle "modernité" la manière de penser qui apparaît à la fin du dix-huitième siècle et qui se poursuit jusqu’à nos jours) distingue fortement entre le dogme qu’il rejette et la doctrine qu’il admet. C’est le deuxième courant signalé par Lindbeck qui l’appelle "expérentiel-expressiviste". Il considère que la doctrine exprime, traduit, reflète l’expérience religieuse. Elle ne dit pas ce que Dieu est en lui-même (nous l’ignorons), mais comment nous le percevons, le sentons ou l'expérimentons, comment il marque notre vie personnelle et communautaire. Elle ne reflète donc pas tant l'objet dont elle parle que le sujet (singulier ou pluriel) qui parle. Selon une expression de Troeltsch, alors que le dogme formule des "articles de foi", la doctrine exprime "les idées de la foi". La théologie n’est pas une "dogmatique » (qui dit ce qu’il faut croire) mais une "Glaubenslehre" (qui dit ce que l’on croit dans une situation donnée). Comme la forme de l'expérience spirituelle et les catégories de la pensée varient selon les contextes culturels et historiques, il en résulte une diversité légitime de nos expressions doctrinales. Une doctrine n'est jamais définitive ni intangible. Elle peut et doit toujours être reprise, révisée, transformée.
On pourrait comparer la doctrine à une hypothèse ou à une théorie scientifique qui essaie d'expliquer un certain nombre de faits, d'en rendre compte, d'en déterminer les mécanismes et de les rendre intelligibles. Souvent, deux ou trois théories sont possibles, en tout cas un certain temps avant qu'un fait ou qu'une expérience vienne trancher. Il arrive que l'on change de théorie : une hypothèse meilleure vient remplacer une hypothèse moins bonne, une hypothèse plus vaste en englobe une plus restreinte. De même les doctrines ont une certaine relativité. Elles ne sont pas objet de foi. On croit en Dieu, on croit en Christ, on ne croit pas dans les doctrines qui les concernent. La doctrine est une tentative pour expliquer et formuler ce que l'on croit. Il ne faut jamais en faire un absolu, ce serait confondre Dieu avec ce que nous en disons et comprenons.
On pourrait employer une autre image et comparer la doctrine à une carte. Pour représenter le globe terrestre sur une surface plane, les géographes disposent de différentes techniques de projection (celle de Mercator, celle de Lambert par exemple), dont aucune n'est totalement satisfaisante. Toute carte exprime et distord la réalité qu'elle figure; elle a une exactitude partielle et une valeur opératoire limitée; la même carte ne peut pas servir à préparer un voyage en auto, à étudier l'économie d'un pays et à déterminer le site d'atterrissage d'un vaisseau spatial. Il en va de même pour les doctrines. Ce qu'elles disent est vrai, mais jusqu'à un certain point et dans une situation donnée; leur pertinence est limitée et relative.
3. Principes
Lindbeck distingue un troisième courant, qu’il qualifie de "linguistico-culturel" et qu’il estime typique de la "postmodernité". Il compare la religion à une langue (telle que le français ou l’allemand ou le japonais). Toute langue a un lexique qui fournit des mots et une syntaxe qui régule leur emploi. Le discours ecclésial d’organiser la vie de la communauté, structure sa pensée et y permet la communication. Il exprime l’expérience croyante, mais aussi la façonne et la structure. Il utilise une grammaire et un vocabulaire qui ne disent pas ce qu’est Dieu ni n’expriment ce que ressent le croyant, mais qui permettent d’en parler de manière construite, intelligible et cohérente.
Ce vocabulaire et cette syntaxe, sur lesquels insiste cette troisième conception, me semblent correspondre assez bien à ce que le protestantisme appelle classiquement « principe ». J'ai dit qu’en protestantisme, il n'y a pas à proprement parler des dogmes, mais des doctrines qu'on peut toujours réviser, réformer. Ces changements, qui répondent à des modifications et évolutions culturelles, ne se font pas arbitrairement, subjectivement, au gré des modes collectives et des fantaisies individuelles. Ils suivent et appliquent des règles qu’on nomme "principes". La Réforme a posé deux grands principes :
1. D'abord, le principe dit formel de l'autorité des Écritures en matière de foi. Ce principe signifie que l'on peut et que l'on doit critiquer toute doctrine à partir des Écritures. Il faut sans cesse confronter l’enseignement de l’Église et les croyances des fidèles avec ce que dit la Bible ; on doit expliquer comment on les comprend, rendre compte du rapport de son discours avec le message biblique. On ne peut pas se dispenser d’une étude de la Bible, d’une réflexion et d’une méditation sur la Bible.
2. Ensuite, le principe dit matériel, celui de la justification gratuite par le moyen de la foi. Il signifie que Dieu nous donne le salut, que nous ne le méritons pas ni ne le gagnons, qu'il vient de lui. Comme le dit l'apôtre Paul : "cela ne vient pas de vous, c'est le don de Dieu" (Eph.2/8). Il en résulte que la vérité de notre être ne se trouve pas en nous, mais hors de nous (extra nos), en Dieu.
Quelle différence entre un dogme et un principe ? À mon sens, la suivante : un dogme exprime une proposition qu’il faut accepter ; le principe décrit une démarche à adopter ; le dogme définit des positions statiques, alors que le principe indique une marche à suivre, une manière de procéder pour formuler et discuter des doctrines. Le dogme ressemble à un édifice où il faut entrer et habiter sans rien y changer ; le principe évoque plutôt une route à suivre, un chemin à emprunter, autrement dit une méthode (méthode signifie chemin).
André Gounelle
(cours)
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