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Apologétique

 

Le mot "apologétique" vient du verbe grec apologoumai qui a deux sens : d'abord, répondre à un questionnement, à une demande ou à un interrogatoire; ensuite, discuter et réfuter des reproches, des critiques ou une accusation devant un tribunal. On appelait "apologie" la plaidoirie d'un avocat en faveur d'un accusé, mais aussi les explications d'un penseur, d'un philosophe indiquant quels raisonnements et arguments fondent et valident ses positions. Il s'agit dans les deux cas de se justifier ou de se légitimer aux yeux d'un tiers, de montrer que ses actes, ses pensées, ses paroles et ses écrits se conforment à une logique cohérente et à des principes acceptables, voire incontestables. Dans le cas du christianisme, l'apologétique consiste à rendre compte de sa foi, de sa foi en Dieu, de sa foi en Jésus le Christ.

Deux questions connexes déterminent et caractérisent une démarche apologétique. Premièrement, à quelle objection, critique ou accusation répond-elle? Quel adversaire affronte-t-elle, et qui entend-elle convaincre? Deuxièmement, de quel type d'argumentation se sert-elle pour se défendre et se légitimer? Comment s'y prend-elle pour établir le bon droit de la foi chrétienne? Nous allons voir les différentes réponses données à ces questions autrefois et aujourd’hui. La présentation que je vais en donner n'est pas descriptive, phénoménologique, mais typologique ou schématique ; autrement dit, il lui arrivera de forcer le trait pour faire ressortir des logiques qu'on ne trouve nulle part à l'état pur ; même là où l'une d'elles prédomine nettement, elles se mélangent toujours, se mitigent et s'atténuent peu ou prou.

L'apologétique classique

1. L'antiquité tardive

Dans le christianisme de l'antiquité tardive, se dessinent deux démarches apologétiques différentes. L'une souligne l'affinité voire l'accord entre l'évangile et la culture, la raison ou le sens commun. L'autre insiste, au contraire, sur leur irréductible opposition, sur la rupture nécessaire et l'inévitable conflit de la foi avec la sagesse du monde.

 Justin Martyr au deuxième siècle de notre ère, représente assez bien la première démarche. Il s'adresse aux puissants et aux savants de son époque. Aux autorités politiques qui persécutent les églises, Justin explique que les chrétiens ne sont nullement des révoltés, des contestataires ou des marginaux. Ils n’ont pas des comportements ni des modes de vie étranges. Ils respectent les lois, les coutumes, et l’ordre établi. Ils se soumettent et obéissent aux autorités. Ils se conduisent en bons et loyaux citoyens, avec une honnêteté irréprochable. Leur foi les amène à vivre conformément à l’idéal moral et civique de l’Empire romain. Aux penseurs et aux philosophes qui méprisent l'évangile, qui n'y voient qu'une superstition pour esprits faibles, Justin veut montrer que les doctrines chrétienne n’ont rien d’extraordinaire, de stupéfiant ni de subversif; elles ressemblent beaucoup à ce qu’enseignent les philosophes et moralistes gréco-latins. Elles ne mettent pas en cause, au contraire elles renforcent les valeurs et idéaux de la culture romaine.

Un demi siècle plus tard, Tertullien, défendant à son tour les chrétiens et le christianisme, s'y prend tout autrement. Il inverse l'argumentation de Justin. Il critique et attaque vivement les idéaux et les mœurs du monde gréco-latine, Il les estime mauvais, pervers, corrompus, contraires à la nature. Pour lui le christianisme ne s'accorde pas avec les principes et pratiques du monde ambiant; il s'en écarte. Si, comme Justin, il estime contraire à la loi la condamnation des chrétiens, il ne prétend nullement que leur foi converge avec les sagesses de son époque. Il n'y a pas parenté, mais rupture. Le christianisme apporte quelque chose de radicalement autre et se démarque de toute culture. Il démontre sa vérité par son originalité et sa différence et non par sa similitude ou par ses ressemblances. Il ne confirme pas les valeurs éthiques et les intuitions philosophiques les plus hautes de la pensée humaine; de leur côté, elles ne le préparent pas ni ne lui apportent la moindre aide, le plus petit appui. Elles combattent contre l'évangile, tandis qu'il les contredit, les renverse, et les détruit. Si on peut voir en Justin le précurseur de ceux qui militent pour une religion rationnelle ou raisonnable, Tertullien met au contraire en place la voie d'une légitimation de la foi par le paradoxe. Il proclame, selon un mot qu'on lui attribue sans être sur qu'il l'ait vraiment prononcé : credo quia absurdum, je crois parce que c'est absurde - absurde selon les critères ordinaires de l'intelligence et du savoir.

La première démarche apologétique s'appuie sur le Prologue de Jean qui affirme que le Logos divin éclaire tout homme. Elle en conclut qu'on trouve partout, et en particulier dans la culture humaine ; des semences de cette vérité qu'apporte le Christ et qu'il faut utiliser leurs lueurs pour conduire à la pleine lumière de l'évangile. La deuxième démarche radicalise et généralise l'opposition esquissée par l'apôtre Paul entre la sagesse humaine, celle des juifs et des grecs, qui est folie aux yeux de Dieu, et la sagesse divine qui est folie pour les hommes. L'apologétique ne peut être que polémique et paradoxale, elle doit nier, et non utiliser la raison.

2. La modernité

Après l'antiquité tardive, je passe directement à l'avènement de la modernité. À partir du dix-huitième siècle, se développe une contestation du christianisme qui y voit un ensemble de légendes dépourvues de valeur historiques et démenties par les connaissances scientifiques. Les récits bibliques lui apparaissent comme des fables ou des inventions sans fondements et les doctrines lui semblent relever d'un mode de pensée intellectuellement aberrant. Le christianisme reste en Europe la religion dominante, mais ceux qui réfléchissent ont tendance à s'en éloigner voire à le dédaigner. On le dit bon pour le peuple, pour les simples, les non instruits, pas pour les gens éclairés. Selon les termes de la célèbre dédicace des Discours sur la Religion de Schleiermacher (1789), l'apologétique va désormais s'adresser "aux esprits cultivés qui méprisent la religion". Elle va développer trois catégories d'argumentations.

1. La première, peu pratiquée dans le christianisme antique et classique, fait appel au sentiment. L'être humain ne se réduit pas à la logique et à l'éthique, il a une dimension autre, celle de l'esthétique. On légitime le christianisme non pas en démontrant sa vérité, par conformité ou par opposition aux savoirs et aux idéaux humains, mais en mettant en évidence sa capacité à toucher et à émouvoir. Le Génie du Christianisme (publié 1802) en fournit un exemple célèbre. Chateaubriand ne cherche pas à prouver que le christianisme est une religion juste, exacte, historiquement ou scientifiquement solide, mais qu'il est une religion belle, qui procure de douces et de fortes émotions, qui satisfait aux aspirations du cœur. De son côté, Schleiermacher suggère que le pasteur ne doit pas être un enseignant inculquant la vraie doctrine, mais un virtuose, tel un soliste de concert qui fait vibrer son auditoire. En 1877, l'Encyclopédie des sciences religieuses de Lichtenberger - le magnum opus, jusqu'à ce jour inégalé, de la théologie protestante francophone du dix-neuvième siècle - affirme à l'article "apologétique" : "le foyer sur lequel elle dirige son attention principale est le sentiment religieux, tel qu'il vibre au fond de notre conscience". On introduit dans l'apologétique une dimension assez nouvelle, même s'il existe quelques précédents. La culture de l'émotivité domine alors les églises (pensons en protestantisme aux "réveils"), et aujourd'hui, après avoir disqualifié pendant une cinquantaine d'années l'émotion religieuse, on souligne à nouveau les liens étroits de la théologie et de la religion avec l'esthétique.

2. Une deuxième argumentation, qui peut se combiner sans peine avec la première, tend à accorder le christianisme avec les exigences de la pensée moderne, au prix d'un certain nombre de révisions et d'adaptations. Ainsi, pour prendre un exemple classique, voit-on dans les récits de la création des mythes sans visée historique (ils ne racontent pas ce qui s'est passé aux débuts de l'univers), sans valeur scientifique (ils ne nous enseignent rien sur la structure du réel), mais porteurs d'un message spirituel. On met en question de nombreuses doctrines, comme: celles de la trinité, des deux natures en Christ, de l'expiation substitutive qu'on estime formulées dans des catégories philosophiques et culturelles d'un autre temps, devenues obsolètes. On procède donc à l'élaboration d'un néo-christianisme ou, selon une expression de Troeltsch, d'un néo-protestantisme, qui n'entend pas modifier l'évangile, mais en changer l'expression, souvent d'ailleurs en prétendant remonter à ses origines, au delà des formes que lui a données l'Église ancienne et classique (ce qu'entreprend, par exemple Harnack). Les conservateurs suivent une démarche à la fois parallèle et inverse. Parallèle parce qu'ils entendent, eux aussi, établir l'accord de la religion avec la science. Inverse en ce sens qu'à la différence des protestants libéraux et des catholiques modernistes, ils le font en contestant la scientificité des attaques contre le christianisme, en distinguant vraie et fausse science et en soutenant que la véritable science n'ébranle pas mais confirme le dogme. En fait, il s'agit de deux variantes du concordisme, qu'on recherche dans un cas par modification de la religion, dans l'autre par altération de la science.

Ces deux types d'apologétique, celle qui a recours au sentiment et celle qui cherche un concordisme, dominent largement la réflexion chrétienne durant le dix-neuvième et le début du vingtième siècle.

3. Après la première guerre mondiale, sous l'influence de Barth et de Bultmann se développe une troisième argumentation. Elle s'inspire en grande partie de Kierkegaard, qui, au début du dix-neuvième siècle, exprime une révolte véhémente contre le christianisme intellectuellement concordiste et socialement conformiste de son époque. Elle insiste sur la transcendance et l'altérité radicales de Dieu qui n'a rien de commun avec le monde. Il lui est étranger, hétérogène, tout autre, totaliter aliter. On ne peut pas l'atteindre ni le comprendre en utilisant l'intuition, le sentiment, la pensée et le savoir humains. Une démarche qui part du monde pour aller vers Dieu ne le reconnaît pas vraiment pour Dieu. Elle imagine un Dieu à son image, à sa ressemblance et à sa mesure, autrement dit elle pose une idole. Comme l'écrit Malet, exposant la pensée de Bultmann : "Dieu prouvé, c'est Dieu nié". En effet, si on le prouve, on le rend dépendant de ce qui le prouve, il n'est plus le Seigneur, mais un faux Dieu soumis aux logiques humaines, aux catégories de notre pensée. Pour découvrir le vrai Dieu et enter dans une relation véritable avec lui, il faut que sans raisons intelligibles ou discernables, il prenne l'initiative de venir vers nous. On ne le connaît qu'à partir de lui, de ses actes, de sa parole, de sa révélation. L'apologétique doit donc procéder par proclamation, et non par raisonnements. Elle ne démontre pas, elle annonce.

Le dix-neuvième siècle estime que l'apologétique est la vraie dogmatique; on ne peut penser Dieu qu'en fonction du monde et de sa culture. Au contraire, Barth déclare que la dogmatique est la seule et véritable apologétique; on ne peut penser Dieu qu'à partir de Dieu (comme le fait Anselme avec l'argument ontologique tel que Barth l'interprète). La foi ne perçoit pas Dieu à la lumière du monde, mais le monde à la lumière de Dieu. Si je le présente comme une démarche apologétique a contrario, qui se situe un peu dans la ligne de Tertullien, en fait et explicitement le barthisme, parce qu'il identifie l'apologétique avec les deux modèles que j'ai précédemment analysés, se défend d'en faire et la répudie catégoriquement. Sous son influence, les livres d'apologétique qui cinquante ans auparavant, au dire de l'encyclopédie Lichtenberger, "encombrent le marché de la librairie" religieuse se font très rares, et dans les Facultés de théologie l'enseignement de l'apologétique s'affaiblit, diminue, et parfois disparaît.

Une nouvelle apologétique

En fait, la réaction barthienne n'a pas éliminé l'apologétique (et j'ai dit qu'à mes yeux elle en relève elle-même, malgré et en dépit de ses intentions). On continue à faire de l'apologétique après Barth, mais autrement. Sa critiques conduit à réviser ou à abandonner les démarches classiques et à en explorer voire à en inventer de nouvelles. Paul Tillich, précurseur dans ce domaine comme dans beaucoup d'autres, ouvre la voie. Il élabore, met au point, défend et pratique dans ses écrits une théologie apologétique fondée sur la méthode de corrélation. Les théologiens du Process et Alain Houziaux fournissent des exemples, à la fois assez proches et très différents d'une démarche apologétique qui se distingue nettement des anciennes. Ils s'en démarquent sur deux points essentiels : d'abord par la place, le rôle et la fonction dans leur argumentation du paradoxe ou des contradictions; ensuite par leur recherche pas tellement d'une démonstration ou d'une justification, mais, ce qui ne revient pas au même, d'une légitimité.

1. Le paradoxe

Selon les auteurs et les contextes, la notion de paradoxe prend des sens différents, ce qui ne contribue pas à la clarté des débats. Parlons donc plutôt de tension ou d'opposition entre deux réalités distinctes qui à la fois s'appellent et se repoussent, s'impliquent et s'excluent l'une l'autre. Il en va ainsi, en christianisme, du monde et de Dieu. Pas de Dieu (en tout cas pensable, imaginable, nommable) sans monde (le Dieu biblique est éminemment relationnel); et à l'inverse pas de monde sans Dieu (l'univers est création ou créature). Et pourtant, Dieu se caractérise en ce qu'il n'est pas le monde et le monde se définit comme ce qui n'est pas Dieu (rejet de tout panthéisme voire de toute confusion entre le divin et le créé). Le christianisme refuse aussi bien de diviniser la nature que de naturaliser Dieu, tout en maintenant une nécessaire implication mutuelle.

La première démarche apologétique, celle qu'illustrent Justin et les concordismes, entend dissoudre la tension. Elle insiste sur la complémentarité et l'harmonie. Selon elle, s'il n'y a pas unité, du moins existe-t-il une union profonde entre Dieu et le monde. Cette démarche court le risque de tellement entrelacer Dieu et le monde qu'on ne les distingue plus ; ils forment les deux aspects, les deux faces, les deux dimensions d’une seule et même réalité. Deus sive natura, écrit Spinoza, ce qui, pris à la lettre (et en négligeant la distinction spinoziste entre natura naturans et natura naturata), revient à enlever à Dieu sa divinité et au monde sa profanité, à les dépouiller l’un et l’autre de leur essence. La religion ne dit rien d'autre que ce qu'on peut lire dans le monde. Elle est à la fois légitimée et supprimée ou, en tout cas, absorbée par la science, la philosophie et la sagesse. Le paradoxe s'évanouit par la fusion des deux réalités.

La deuxième démarche, celle qu'esquissent Tertullien et Kierkegaard, accentue au contraire et absolutise la tension. Elle pose entre Dieu et le monde une incompatibilité qui exclut toute possibilité d'alliance. La religion se légitime en contredisant la culture et le savoir humains. L'opposition et l'antagonisme sont irréductibles. Croire en Dieu, se donner à lui signifie vouloir passionnément la fin, l'anéantissement du monde; à l'inverse s'engager dans le monde veut dire souhaiter de toutes ses forces la mort de Dieu. Le croyant est coincé, bloqué, écartelé entre une foi qui nie le monde où elle vit et un monde qui nie la foi Le paradoxe est la condition ou la situation même du chrétien, d'où une apologétique d'opposition, de résistance, de déraison : ce qui légitime le christianisme et en montre l'authenticité, c'est que le monde le persécute, parce qu'il est haine du monde. Le croyant est enfermé dans un paradoxe absolu et tragique sans débouché ni issue possibles.

Entre le paradoxe éliminé et le paradoxe exacerbé, il existe une troisième voie qui se sert du paradoxe comme indice et témoin d'une réalité autre. Elle déplace la tension en la situant non entre Dieu et le monde, mais à l'intérieur même du monde. Il est intrinsèquement conflictuel, il se dément se contredit et se combat lui-même sans cesse. Ses antinomies internes constituent des indices ou des signes d'un niveau différent. Elles ne le prouvent pas, elles l'indiquent, elles orientent vers un transcendantal, pour reprendre une catégorie de Kant, c'est à dire vers une vérité qu'on ne peut ni montrer ni démontrer, mais qui éclaire et que postule la réalité, sans laquelle elle est inintelligible. Cette vérité ou cette réalité autre n'est pas une donnée de l'expérience, on peut toujours en douter et la nier, mais elle est la condition qui rend possible ce que constate l'expérience.

Cette troisième voie, Pascal l'explore dans ses Pensées, à partir des contradictions de la nature humaine. Elles constituent à ses yeux une énigme que notre pensée n'a pas les moyens de percer. Sans être capables d'y conduire par elles-mêmes, nos incohérences témoignent de la véracité de la révélation qui nous apprend que nous sommes des créatures déchues. C'est la voie où s'engage la théologie du Process à partir de la tension entre mouvement et stabilité, entre transformation et continuité. Sans pouvoir l'établir par elle-même, cette tension témoigne d'un dynamisme positif, autrement dit d'une force, d'une puissance ou d'une activité, celle de Dieu qui pose la réalité, en l'empêchant de se reposer, qui à la fois fonde le monde et l'oblige à bouger et à évoluer, qui suscite et entretient un process. La Bible et le monde s'éclairent mutuellement quand on voit et qu'on vit Dieu comme l'incessante poussée qui à la fois affirme et conteste, situe et déplace ce qui est. C'est enfin cette troisième voie que suit, si j'interprète bien sa pensée, Alain Houziaux à partir du formalisme mathématique dont les apories témoignent d'une altérité.

Pour ce type d'apologétique, le paradoxe n'est ni une anomalie à supprimer ni une impasse qui nous enferme, mais présence cachée d'une transcendance, de la transcendance que vit la foi, sans jamais la déchiffrer totalement.

2. La légitimité

La nouvelle apologétique présente une deuxième différence. Elle ne prétend pas justifier le christianisme, mais le légitimer. Même si le langage courant ne distingue guère les deux verbes, et les emploie indifféremment l'un pour l'autre, en fait il s'agit de deux opérations assez différentes. Justifier une position veut dire démontrer qu'elle est juste, exacte, qu'elle s'impose. La légitimer signifie établir qu'elle est possible, plausible, qu'on peut l'admettre et la soutenir sans malhonnêteté intellectuelle ou éthique.

Je vais reprendre d'un autre point de vue ce que je viens de dire du paradoxe et distinguer trois manière d'affirmer l'existence de Dieu. Dans un chapitre de mon livre Parler de Dieu, en jouant sur la racine "credo", croire, j'ai nommé la première "crédentité" (en reprenant un terme du Moyen Age), la deuxième "crédulité" (en ne donnant pas ici à ce mot un sens péjoratif ou dépréciatif), et la troisième "crédibilité".

Crédentité signifie l’obligation de croire en l'existence de Dieu, l’impossibilité intellectuelle de la nier ou d'en douter. Ainsi, au onzième siècle, Anselme de Cantorbéry, s'inspirant des psaumes 14 et 53, qualifie l'athée d'insensé, c'est à dire de fou, de dément. De même, au seizième siècle, Calvin compare l'incroyant à une "bête brute", à un animal sans esprit ni intelligence. Quand les évolutions culturelles ont fait que l'évidence de Dieu n'a plus été immédiatement perçue, on a cherché à l'établir par des preuves. Elles laissaient toujours insatisfaits, aussi les reprenait-on inlassablement pour les améliorer, les perfectionner. Elles visaient à rendre Dieu aussi indiscutable et incontestable pour une intelligence fonctionnant correctement que la proposition "deux plus deux font quatre". La crédentité correspond à l'élimination du paradoxe par unification de la raison et de la foi appelées ou destinées à ne plus se distinguer l'une de l'autre.

La crédulité, et je répète que ce terme entend décrire une attitude, non la juger, désigne la croyance sans raison, contre toute raison, semblable à une passion ou à un amour qui nous subjugue et nous entraîne, en balayant aussi bien les prudences du bon sens que les calculs de la réflexion. On peut avancer de nombreux et de sérieux motifs contre l'existence de Dieu. Le monde semble la réfuter plutôt que la fonder et y conduire. Il n'en demeure pas moins qu'en dépit de ce que je sais, malgré ce que je vois, bien que tout m'oriente vers l'athéisme, inexplicablement, mais inébranlablement, je crois. La foi lance un défi face ce qui est et ce qui arrive, une révolte qui contre toute évidence affirme qu'il y a autre chose. La crédulité correspond évidemment au paradoxe absolutisé.

La crédentité cherche à justifier rationnellement le christianisme et la crédulité à le justifier contre la raison. La crédibilité correspond au contraire à la légitimation. Elle ne vise pas à faire de la foi chrétienne une option qui s'impose, à laquelle on ne peut pas sérieusement se dérober. Elle refuse également d'en faire un choix arbitraire, un défi insensé, peut-être désespéré. Pour elle, l'existence de Dieu n'est pas une thèse prouvée, mais une hypothèse vraisemblable dont on peut faire apparaître qu'elle est logiquement soutenable, même si elle reste indémontrable. En tout état de cause, la foi comporte une part irréductible de risque et de pari. Mais, il s'agit d'un risque réfléchi et non absurde, d'un pari raisonnable et non insensé.

André Gounelle
contribution à un colloque 2002

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André Gounelle

Professeur émérite de la faculté de théologie protestante de Montpellier

Webmaster : Marc Pernot