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Une éthique sociale pour aujourd’hui ?

 

Le quinzième colloque international organisé par l’association Paul Tillich a pour thème “une éthique sociale en devenir”. Je ne vais pas ici exposer et discuter la pensée de Tillich, mais essayer de montrer à quelles questions et préoccupations répond le choix de ce thème. Pour cela, j’aborderai successivement trois points. Premièrement une société a-t-elle besoin de principes éthiques ? Deuxièmement, entre-t-il dans la vocation et la compétence des religions, en particulier du ou plutôt des christianismes, de se préoccuper d’une éthique sociale et d’intervenir dans sa définition ? Troisièmement, quel contenu peut-on imaginer pour une éthique sociale chrétienne ? Je conclurai en m‘interrogeant les changements ou les évolutions de l’éthique.

1. Faut-il une éthique sociale ?

Existe-t-il, peut-il et doit-il exister une éthique sociale ? Beaucoup, et c’est mon avis, pensent que oui, mais trois raisons peuvent inciter à répondre négativement à cette question.

D’abord, la société n’est pas un sujet éthique. L’éthique se situe au niveau de la personne et des relations entre personnes. Elle relève de la libre décision de chacun. Ce sont toujours des individus qui agissent, et la valeur morale de leurs actions tient à leurs motivations et à leurs engagements personnels. Tillich fait remarquer à plusieurs reprises qu’à proprement parler, il n’y a pas de personnalité collective, même si on utilise cette expression métaphoriquement. On ne peut donc pas considérer un groupe, une communauté ou une société comme un acteur moral, ce serait lui attribuer une caractéristique étrangère à sa nature.

Ensuite, la société n’est pas objet éthique. Quand elle se présente comme un idéal à atteindre et à construire, elle sort de son rôle, s’attribue une importance excessive et devient tyrannique. On a emprisonné, terrorisé, écrasé, tué et massacré pour le bien de l’humanité, de la nation, de la race, des masses. Des millions de gens ont été sacrifiés à la réalisation d’une cité utopique. Si on en fait le but et l’objectif de l’éthique, la société devient un Léviathan, selon le terme de Hobbes, un monstre foncièrement immoral qui nous dévore. Kant donnait pour finalité à l’éthique la personne humaine, ce qui, aujourd’hui, avec les problèmes écologiques, nous apparaît trop étroit et restreint. En suivant Albert Schweitzer nous dirions plutôt que l’éthique a pour finalité l’être vivant, le service de la vie ou, pour reprendre le vocabulaire de Tillich, la résistance victorieuse de l’être aux agressions du non-être. Elle n’a en tout cas pour objectif la société en tant que telle qui est un instrument non un but.

Enfin, si une société entreprend d’élaborer, d’enseigner et d’imposer des principes moraux, elle tombe presque inévitablement dans un totalitarisme idéologique. Sous la Troisième République, l’école laïque prévoyait dans son programme des leçons de morale ; il y en avait encore quand j’y étais élève. Aujourd’hui elle y a renoncé. Faut-il déplorer ou, au contraire, approuver cette évolution ? Déjà à la fin du dix-neuvième siècle, certains craignaient que l’enseignement de la morale viole le principe républicain de la neutralité religieuse, philosophique et politique de l’enseignement public. Ils estimaient que l’éthique, comme la religion, ne relève pas de l’instruction publique, mais des convictions privées qu’il n’appartient pas à une société démocratique de régenter. Et encore à cette époque existait un assez large consensus ou conformisme moral, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui : le pluralisme religieux et culturel des sociétés actuelles entraîne et favorise une très grande diversité, voire des désaccords quant aux contenus et aux orientations éthiques. Pour prendre un cas qui a beaucoup occupé la France et dont on a reparlé le mois dernier, quand on penche pour le communautarisme, on trouve normal de pouvoir exprimer publiquement des particularités (en portant par exemple le foulard dit islamique), alors que lorsque l’universalisme l’emporte, on refuse tout signe apparent ou ostensible de distinctions entre des citoyens à cause de convictions considérées comme privées. On pourrait multiplier les exemples qui montrent qu’aujourd’hui, dans les pays occidentaux, la pratique d’une morale commune et neutre est devenue une chimère ; tout système de valeur est accepté seulement par une portion de la société et a, par conséquent, un caractère partisan ; un enseignement moral officiel loin de favoriser une unité multiplierait tensions, affrontements et divisions.

Que l’éthique regarde la société, la concerne, soit son affaire ne va pas donc de soi. Faut-il donc les séparer, les dissocier, prononcer en quelque sorte leur divorce ? On pourrait utiliser en ce sens, même s’ils ne la poussent pas aussi loin, la distinction entre le juste et le bien qu’ont proposée des penseurs anglo-saxons (tels que, parmi d’autres, le canadien Charles Taylor). Toute société comporte des dispositions légales, des procédures juridiques ; des appareils d‘État, police, magistrature, administration veillent à ce qu’on les applique et sanctionnent ceux qui ne les respectent pas. Ces dispositions et ces procédures, formulées dans des constitutions ou des codes, constituent le juste. Ce terme désigne les règles de fonctionnement qui dans une société donnée permettent la coexistence, organisent les rapports et aménagent les échanges entre des gens ou des groupes qui, par ailleurs, peuvent avoir des conceptions différentes, voire contraires de ce qui est bon ou mauvais. Dans le monde pluriel qui est le nôtre, tous ne situent pas le bien au même endroit ni ne lui donnent le même contenu. Les diverses religions et idéologies proposent des systèmes de valeurs différents, voire contradictoires. Un Etat moderne, laïc et démocratique n’a pas à trancher les débats éthiques, ni à imposer aux citoyens les principes qui orientent leur existence et leur conduite. Par contre, il a pour mission d’empêcher qu’on se combatte et qu’on se massacre mutuellement au nom de sa conception du bien. Pour cela, il définit et impose les règles qui constituent le juste. Dans cette perspective, pourrait-on dire que la société n’a pas à s’occuper de morale ou d’éthique et qu’elle doit se cantonner dans le juridique qui est son affaire, son domaine propre de compétence ?

Personnellement, je ne le pense pas, et il me paraît difficile de soutenir jusqu’au bout cette thèse. Si la distinction du juste et du bien ne manque pas d’intérêt, si elle peut dans certains cas se révéler utile, si elle aide à résoudre un certain nombre de problèmes, elle a cependant des limites. Elle se heurte essentiellement, me semble-t-il, à deux problèmes.

Premièrement, il y a une insuffisance du juste. La société ne peut pas s’en contenter, elle a besoin de plus que de la stricte observation des lois codifiées ou des règles d’usage. C’est ce que le 30 janvier 2004, déclare la cour d’appel de Paris dans l’arrêt concernant le procès de l’ancien ministre et président du conseil constitutionnel Roland Dumas. Le tribunal déclare n’avoir pas constaté ou reçu la preuve d’actes délictuels. Le comportement de l’accusé, dit-il, n’est pas “pénalement punissable“, la cour considère néanmoins qu’il est “blâmable”. Ce jugement qui innocente juridiquement et condamne moralement le prévenu est étonnant et intéressant : une des plus hautes instances juridiques reconnaît et souligne l’insuffisance du juste. La citoyenneté et l’exercice de responsabilités politiques comportent des exigences éthiques en dehors et en plus de ce que la loi prévoit et sanctionne. Il faut aller au delà de la règle et pratiquer cette vertu en qui Montesquieu voyait l’esprit de la démocratie.

Deuxième problème, il arrive que le juste défini par les lois d’une société soit moralement mauvais. Déjà l’Antigone de Sophocle le clamait contre Créon. Au siècle dernier, des chrétiens et aussi des humanistes au nom de leurs convictions éthiques ont contesté une société qui ne se souciait pas de secourir les miséreux, de s’occuper des handicapés, de généraliser l’éducation, de garantir un accès égal aux soins de santé. Le socialisme religieux, dont Tillich a été un des théoriciens, naît en partie d’une révolte éthique contre un ordre légal qui exploitait les prolétaires ou permettait une exploitation qui rendait inhumaine leur existence. Pensons également aux mesures anti-juives dans l’Europe nazie, aux apartheids légaux de naguère, aux discriminations raciales ou sexistes de certaines législations. On a besoin d’une éthique qui vienne contester, rectifier, enrichir, faire évoluer les règles légales établies. Le juste ne peut pas être la seule instance ni l’instance suprême. Il dépend du bien comme l’a souligné John Rawls, d’abord parce que le bien ou une conception du bien se trouve toujours à la source, à l’origine du juste ; ensuite parce que le bien a la capacité de faire bouger le juste. Le bon précède, engendre le juste, lui permet de se corriger et de grandir. Une société vivante et humaine ne peut pas se passer d’une confrontation constante entre le légal et le moral.

Je conclus ce premier point. Nous avons effectivement besoin d’une éthique sociale, et pas seulement d’une législation. La société n’est certes pas un sujet ni un objet éthique, il ne lui appartient pas non plus de définir et d’enseigner l’éthique. Mais elle est un des lieux où l’éthique s’exerce et si l’éthique déserte ce lieu, elle manque à sa tâche, ce qui risque d’avoir de lourdes conséquences pour les hommes et leur humanité.

2. Religion et éthique sociale

Le problème

La deuxième des questions que j’ai entrepris d’examiner peut se formuler ainsi : Si une éthique sociale apparaît nécessaire, les religions ont-elles à intervenir dans son élaboration ? Sur ce point, on constate une différence sensible entre le monde musulman et l’occident sécularisé.

D’un côté, des courants qui semblent puissants au Proche et au Moyen Orient souhaitent des sociétés conformes aux principes religieux de l’Islam, même si on y accepte la présence de citoyens non musulmans et si on leur garantit la liberté de culte. Par exemple, la constitution promulguée en 1980 en Iran se veut et se déclare construite “sur la base du droit et de la morale islamiques” (article 10). L’article 13 précise que “les minorités religieuses reconnues … sont libres … dans les limites de la loi … d’accomplir leurs rites religieux et d’agir en ce qui concerne leur statut personnel et leur enseignement religieux, selon leur liturgie”, et l’article 14 ajoute que le gouvernement et les musulmans “doivent agir à l’égard des non musulmans dans l’esprit de saine morale, de justice et d’équité islamiques, et respecter leurs droits humains”. Les non musulmans (ou en tout cas certains, car toutes les religions ne sont pas reconnues) ont bien leur place dans cette société, mais les principes qui la régissent lui sont fournis par le droit et l’éthique de l’Islam que tous doivent respecter, même s’ils n’en partagent pas la foi. Dans le vocabulaire de Tillich, on attend ici de la religion qu’elle donne à la culture à la fois sa substance et sa forme. Le social n’a aucune autonomie par rapport au religieux.

 De l’autre côté, celui de l’occident sécularisé, beaucoup jugent au contraire fondamental que la société, et l’État n’aient pas de fondements religieux ni ne se réfèrent, même indirectement, à une transcendance. On constate que si les premières Déclarations des droits de l’homme, à la fin du dix-huitième siècle, mentionnent toutes, dans leur préambule, Dieu ou l’Etre suprême, il n’en va plus de même avec celle de l’O.N.U, votée en 1948. Dans le projet de traité constitutionnel européen, la mention de l’héritage religieux de notre culture a soulevé un vif débat. La plupart de ceux qui la refusent ne nient certes pas que le christianisme a joué dans le passé un rôle important dans l’histoire de ce continent, c’est une évidence ; ils pensent toutefois que l’Europe actuelle et future doit se comprendre et se construire indépendamment du christianisme. Ils ne contestent nullement la légitimité de la foi, des croyances et des Églises, mais ils estiment qu’elles appartiennent à la sphère du privé et qu’il ne faut pas leur donner une dimension publique. Ils rejettent tout mélange entre la politique et la religion, toute confusion entre la foi et la citoyenneté. Quand il s’agit de formuler des principes qui s’imposent à un peuple, qui aient une valeur universelle, qui régulent, structurent et cimentent une société, ils veulent utiliser seulement un raisonnement de type objectif et scientifique, s’appuyant sur des preuves et des argumentations logiques que tous peuvent admettre. Une éthique sociale doit avoir une visée générale et la communauté, même si elle les respecte, ne peut pas tenir compte de ces particularités que sont les convictions religieuses. La laïcité à la française s’est efforcée d’exclure le religieux de l’espace public et de le situer entièrement dans le domaine privé des associations. Des personnes, des congrégations, des confréries ou des communautés peuvent être religieuses, la société ne l’est pas ni ne doit l’être. Il lui faut par conséquent lui donner des principes éthiques strictement laïcs. La société n’est pas forcément hostile à la religion, elle l’accueille et lui aménage un espace, mais elle en est indépendante.

Deux thèses, deux conceptions, deux orientations assez radicalement opposées, on le voit, et les problèmes qui se posent en Irak montrent l’actualité et les enjeux d’un débat qui n’est pas seulement, loin s’en faut, théorique.

Les réponses

De quel côté se situent les chrétiens ? Quelle réponse apportent-ils à la question du rôle de la religion dans l’élaboration d’une éthique sociale ? En fait, ils sont, comme souvent, partagés entre diverses tendances. En simplifiant passablement, j’en distingue trois principales.

1. J’illustrerai la première par la doctrine luthérienne des deux règnes, en précisant que certains luthériens en proposent une interprétation différente, qu’elle n’a jamais fait l’unanimité parmi les luthériens et qu’on rencontre des attitudes proches ailleurs que chez eux. La question qui, plus que toute autre, a tourmenté Luther, qui a déterminé son action et sa réflexion est celle du salut personnel. Il y répond en insistant sur la relation intime et personnelle de Dieu avec le croyant. Cette relation se caractérise par la grâce et par la foi. La grâce ou la justification gratuite signifie que Dieu me sauve malgré mon insuffisance et mon indignité, à cause de ce qu’il est et non à cause de mes qualités ou de mes actions. La foi veut dire que je reçois ce salut comme un don immérité, que je renonce à valoir quelque chose devant Dieu par mes œuvres et que je fais confiance entièrement et seulement à Dieu. Tout se passe entre Dieu et le croyant. Le luthéranisme, note Tillich, ne s’intéresse qu’au “salut des individus dans un monde mauvais” et pas du tout à ce monde lui-même. Il développe une spiritualité de l’intériorité, relativement indifférente aux questions sociales. Elles ne relèvent pas du règne de l’évangile, mais du règne de la loi et du monde commun aux croyants et aux incroyants. Cela ne veut pas dire que le chrétien se retire du monde ni ne s’en occupe, mais que l’évangile n’a pas grand-chose à lui dire dans ce domaine. Ses engagements sont commandés par des principes laïcs, par la raison et l’analyse, et non par la foi. Ainsi un magistrat chrétien quand il rend ses jugements, un professeur chrétien quand il note, un gouvernement chrétien quand il prend des décisions, un industriel chrétien quand il dirige son entreprise le font à partir de critères qui ne doivent rien à l’évangile et rien ne les distingue dans ce domaine de non-chrétiens honnêtes et vertueux. “Ce qui est chrétien, écrit Luther, ne se situe pas dans le comportement extérieur, mais dans l’état intérieur”. Cette dissociation de la spiritualité et de la pratique sociale s’accorde avec le principe laïc de la séparation du temporel et du religieux. L’État n’a pas compétence pour intervenir dans les questions spirituelles, mais à l’inverse l’église sort indûment de son domaine propre quand elle s’occupe des affaires de l’État. En fait, comme Tillich le remarque en 1932, on aboutit à une fausse neutralité. La distinction des deux règnes a sinon justifié du moins favorisé un appui inconditionnel aux pouvoirs en place, à l’ordre établi. Dans l’Allemagne de la République de Weimar, après la première guerre mondiale, elle a nourri un conservatisme hostile à tout changement, que ce soit à l’instauration d’un régime démocratique ou à l’amélioration du statut des classes défavorisées. En 1936, Tillich écrit que s’il est relativement facile d’aller au socialisme à partir du calvinisme, par contre “aller du luthéranisme au socialisme est très difficile”, “pratiquement impossible”, précise-t-il même.

2. Comme exemple de la deuxième attitude, j’ai choisi la doctrine réformée du royaume, avec les mêmes précautions que dans le cas précédent à savoir que les réformés n’en ont pas le monopole, et qu’on rencontre parmi eux des options différentes. Les réformés classiques, ceux des seizième et dix septième siècles, estiment réglée, résolue, dépassée la question du salut. La prédestination signifie que Dieu nous a sauvés ; nous en avons l’assurance, et il n’y a plus à s’en inquiéter. Jésus est notre sauveur, c’est acquis et irréversible. Il s’agit maintenant qu’il devienne notre seigneur, celui qui dirige notre vie, et d’établir sa seigneurie dans le monde, de le faire “roi”, selon un slogan courant dans les mouvements de jeunesses chrétiens au début du vingtième siècle. Pour le croyant, le problème essentiel est celui l’obéissance, tant individuelle que sociale, à la volonté de Dieu. La spiritualité a donc une dimension publique. À une piété trop intime, à une religion qui donne la priorité à l’âme et à la liturgie, à une foi se cantonne dans le privé, Zwingli oppose une formule pittoresque : “rendre un culte à Dieu, dit-il, ce n’est pas péter entre quatre murs”. Le calvinisme, écrit Tillich, met l’accent sur la réalisation du royaume de Dieu dans l’histoire, sur “la soumission du monde à la volonté de Dieu”, alors qu’en contraste, manque aux luthériens “la volonté de façonner la réalité à l’image du royaume de Dieu”. Si les luthériens distinguent les deux règnes, les réformés mettent l’accent sur le Royaume et insistent sur la nécessité de manifester concrètement dans le monde la souveraineté de Dieu ou du Christ. Les réformés ont eu et ont toujours des comportements politiques divers, voire opposés, mais ils les veulent dépendants de leur foi et de leur compréhension de l’évangile. Certains ont soutenu la monarchie, le statu quo social, voire, en Afrique du Sud, l’apartheid, parce qu’ils les jugeaient conformes à la volonté divine. À l’inverse, d’autres se sont opposés à toute discrimination raciale, ont combattu l’esclavage et ont été à l‘origine du socialisme chrétien parce qu’ils jugeaient que Dieu voulait un monde différent. L’engagement politique, qu’il soit conservateur, réformiste ou révolutionnaire, a en principe pour les réformés des motivations religieuses, alors que chez les luthériens classiques, il ne doit pas en avoir. On voit bien les dangers de cette thèse : elle risque de conduire à un totalitarisme religieux. La république protestante de Genève ressemble par plusieurs traits aux républiques islamiques contemporaines. Deux facteurs ont, cependant, empêché les réformés d’aller dans ce sens. D’abord, ils ont été presque partout minoritaires ce qui leur rendait impossible d’imposer leurs vues à l’ensemble de la population. Ensuite, très tôt, sans doute les premiers dans le monde chrétien, ils se sont ralliés aux idées de la modernité, et à la dissociation qu’elle opère entre l’Église et l’État.

3. Une troisième attitude, qui a pris à travers les âges des formes très variées, estime qu’en dehors de la vie de la foi propre aux croyants, la religion doit se préoccuper du comportement général des humains. Souvent, des théologiens catholiques se réfèrent à une morale naturelle, qui a une portée universelle, indépendamment de toute foi ou engagement idéologique. Chez les protestants, on parle plutôt des “ordres de la création”, parce que cette éthique commune s’enracine dans la création qui établit des lois physiques et aussi morales que chacun doit respecter quelles que soient par ailleurs ses convictions : l’interdiction du meurtre et du vol, par exemple, entrerait dans cette catégorie. Parfois, dans cette perspective, on considère que les croyants sont soumis aux règles communes et qu’ils ont, en plus, des obligations particulières liées à leur foi. De manière analogue, dans le judaïsme, les juifs doivent respecter beaucoup plus de commandements que les non juifs et on y considère que ces exigences supplémentaires constituent un privilège et une bénédiction. De même, de nombreux musulmans estiment que le Coran édicte des lois valables pour tous (par exemple, celles qui interdisent toute provocation sexuelle dans l’espace public) à côté des lois propres aux musulmans (prières et jeunes).

À la différence de la doctrine des deux Règnes, cette troisième attitude conduit le plus souvent à atténuer, à estomper ou à brouiller les frontières entre qui appartient à l’éthique générale et ce qui relève de la foi. Les institutions religieuses estiment, en effet, que la révélation dont elles se réclament leur donne savoir et compétence même en ce qui concerne la nature, même dans les domaines qui relèvent normalement de la raison. Selon une expression bien connue, elles se disent ”expertes en humanité“ parce qu’elles trouvent dans les paroles ou enseignements venant de Dieu “l’expression parfaite de la loi naturelle”. Tillich souligne à plusieurs reprises que la Bible présente sous forme de commandements extérieurs les exigences internes de la nature ou de l’essence humaine. De manière analogue, les musulmans soulignent la rationalité de leur révélation et donc sa pertinence universelle.

Toutefois, à cause de ce que les chrétiens appellent le péché, la pensée individuelle et collective a des faiblesses et des égarements. Livrée à ses seules ressources, elle manque de clairvoyance, se laisse facilement abuser par des intérêts, des passions, pour ne pas dire des vices ; elle se trompe souvent. Du coup, il importe de reconnaître dans le domaine social une autorité particulière à la religion qui secourt, voire rectifie, une raison et des connaissances défaillantes dans leur domaine propre de compétence. Sur des questions comme l’avortement, l’euthanasie, l’homosexualité, le racisme, la science et la philosophie hésitent, échangent des arguments pour ou contre. Devant ces incertitudes, des croyants affirment que la révélation dont ils se réclament permet de trancher ce débat : elle ne donne pas des prescriptions pour les seuls croyants, elle dit à tous ce qui est vrai, juste, raisonnable et naturel. La loi divine ne nous demande rien d’autre que d’être vraiment, authentiquement humains. Il n’y a donc pas lieu de dissocier éthique religieuse et éthique humaniste : elles se confondent, mais la foi permet mieux de la discerner que la raison.

Voilà donc les trois principales attitudes que l’on rencontre dans le christianisme. Pour la première, la religion n’a rien à voir ni à faire avec l’éthique sociale. La deuxième estime que la religion doit interpeller la société pour la faire avancer vers le Royaume. La troisième pense qu’il appartient à la religion d’élaborer une éthique sociale valable pour tous, en conformité avec la raison, mais avec un poids spécifique.

3. Contenu d’une éthique sociale chrétienne

J’en arrive à la troisième et dernière question. Si on admet qu’il peut ou qu’il doit y avoir une éthique sociale d’inspiration chrétienne, quel contenu lui donner ? Je distingue ici deux réponses, plus complémentaires qu’alternatives ; la première insiste sur l’interdiction, la deuxième met l’accent sur l’amour.

L’interdiction

Dans le premier cas, l’éthique sociale chrétienne a un contenu essentiellement négatif, en ce sens qu’elle pose et indique des limites ou des frontières à ne pas franchir, qu’elle dénonce l’inacceptable, qu’elle dit ce qu’il est défendu de faire plutôt que ce qu’il faut faire. Si on se réfère au décalogue que Moïse donne de la part de Dieu au peuple d’Israël, on constate qu’il énonce surtout des interdictions : tu ne te feras pas d’images taillées, tu ne te prosterneras pas devant elles, tu ne prendras pas en vain le nom de Dieu, tu ne tueras pas, tu ne commettras pas de meurtre, de vol, d’adultère, de faux témoignage. Sur les dix commandements, deux seulement s’expriment sous une forme positive : tu travailleras six jours et honore ton père et ta mère. La loi divine pose ici une série de garde-fous contre des dérives qui menacent, plus qu’elle ne définit une conduite.

On peut, me semble-t-il, en tirer une indication pour les institutions religieuses, pour les Églises. Elles n’ont ni vocation ni compétence pour donner des consignes ou des conseils à un gouvernement, pour élaborer et proposer un programme politique. Ce n’est pas leur affaire ; sur ce point la doctrine des deux règnes a raison. Par contre, il leur appartient de protester contre des abus et des manquements. Pour prendre un problème d’actualité, elles sortent de leur rôle si elles tracent les lignes d’une politique de l’immigration, mais elles ont le devoir de protester si on ne traite pas décemment les immigrés, si on prend à leur égard des mesures inhumaines. Dans la même ligne, s’inscrivent les théologies de la libération lorsqu’elles s‘en prennent à un ordre économique où une partie de la population est réduit au statut de “non-personne”. Qui songerait à reprocher au cardinal Saliège et au pasteur Boegner d’avoir dénoncé en 1942 l’abominable persécution qui s’abattait sur les juifs ? Leur intervention incontestablement politique n’avait rien d’une ingérence, elle répondait aux exigences du ministère qui avait été confié à ces deux hommes. Dans les exemples que je viens de donner, la morale chrétienne ne se distingue pas d’une morale humaniste. D’ailleurs, les listes de vertus et les exhortations morales de l’apôtre Paul reprennent parfois textuellement celles que l’on trouve dans des textes stoïciens, ce qui va dans le sens de la troisième des attitudes que j’ai décrites dans ma partie précédente : les églises s’expriment et agissent aux noms de valeurs universelles, qui ne leur sont pas propres et que tout homme, croyant ou non, se doit de respecter.

Je résume : les institutions religieuses ne doivent pas prendre ni exercer directement ou indirectement le pouvoir, mais il entre dans leur mission, le cas échéant, quand des abus et des débordements se produisent, d’adresser aux dirigeants des “remontrances”, comme on disait sous l’Ancien Régime, remontrances qui s’appuient sur des principes qu’elles ont en commun avec les humanismes.

L’amour

De nombreux chrétiens trouveront cette première réponse certes juste, mais insatisfaisante et insuffisante. S’il revient aux institutions religieuses de rappeler des frontières et de tirer le signal d’alarme quand on les franchit, n’ont-elle pas aussi vocation à donner des directives, à indiquer des orientations, à fournir des principes pour l’organisation et la direction de la société ? Le Premier et le Deuxième Testament résument les interdictions du décalogue par ces deux commandements : “tu aimeras le Seigneur ton Dieu”, “tu aimeras ton prochain”. Ils passent donc de formulations négatives à des énoncés positifs. Ne faut-il pas faire de même ? Une éthique sociale chrétienne ne doit-elle pas aller au delà du défendu et de la censure et n’a-t-elle pas pour tâche essentielle de mettre en oeuvre, de concrétiser le commandement de l’amour ?

La réponse ne va pas de soi. Trois objections se présentent. Premièrement, l’amour joue, certes, un rôle fondamental dans le Nouveau Testament, mais ne concerne-t-il pas uniquement les relations entre personnes ? Peut-on l’étendre et l’appliquer au domaine social sans tomber dans l’arbitraire et le paternalisme ? On se souvient de la protestation du monde ouvrier au dix-neuvième siècle contre les propos de certains chrétiens : nous ne voulons pas la charité (je rappelle que charité veut dire amour), mais la justice, l’égalité. Deuxièmement, comment faire intervenir l’amour dans des débats comme ceux sur la décentralisation ou sur l’édification de l’Europe ? Il n’a vraiment rien à y voir. Si je peux utiliser cette comparaison, des joueurs du bridge peuvent éprouver de l’amour les uns pour les autres, cela n’a ni ne doit avoir aucune incidence sur les règles du jeu. Troisièmement, l'amour ne se commande pas et en faire un "devoir" n'a pas de sens. On peut exiger de nous que nous nous comportions honnêtement, droitement, équitablement envers les autres, que nous nous montrions justes et bienveillants à leur égard, que nous les aidions quand ils en ont besoin. Même si ce n'est pas toujours facile, nous comprenons bien que nous devons nous y efforcer. Par contre, comment raisonnablement nous prescrire de les aimer? Il y a des choses et des gens pour qui nous n'avons aucune sympathie, pour qui nous éprouvons de l'aversion, qui nous sont odieux. C'est plus fort que nous, nous n'y pouvons rien. Éviter de leur porter tort, nous conduire convenablement avec eux, oui, cela nous pouvons le faire, mais jamais nous ne les aimerons.

Si ces trois objections sont fortes, elles ne paraissent pas insurmontables et Tillich nous aide à les dépasser. Il fait souvent remarquer que nous avons une conception beaucoup trop étroite et restreinte de l’amour : nous le réduisons à un sentiment ou à une affection qui se traduit dans un comportement personnel, mais qui effectivement, du coup, n’a pas vraiment sa place dans le domaine social ; si les sympathies ou antipathies subjectives y interviennent trop, on tombe dans l’arbitraire. Pour Tillich, l’amour est plus et autre chose qu’un sentiment (même s’il a une dimension affective). Il le définit comme ce qui réunit des choses ou des personnes qui sont séparées et qui ne devraient pas l’être. En ce sens, il implique la justice, il promeut le droit, il cherche l’égalité car l’injustice, la violation du droit, l’inégalité suscitent oppositions, des affrontements et entraînent des divisions. L’amour ne nie pas la diversité des individus, leurs différences de position, leurs conflits d’intérêt, leurs désaccords ; il apprend à vivre ensemble en tenant compte des divergences, en leur faisant leur juste part, mais en empêchant qu’elles ne deviennent destructrices. Ainsi, l’amour est un principe éminemment social parce qu’il a pour visée l’établissement de relations justes. Mais remarquons que même s’il prend dans le christianisme une dimension divine, l’amour, ainsi défini, est aussi un principe humaniste. Ainsi, comme je l’ai déjà noté au sujet de l’interdiction, l’éthique sociale chrétienne, fondée sur la foi, a finalement le même contenu qu’une éthique sociale générale fondée sur la sagesse. Tillich nous apprend à ne pas dissocier le divin et l’humain.

Conclusion

Dans une conférence de 1941, Tillich se demande si on a le droit de parler de changements, de transformations ou de mutations en éthique. Les principes fondamentaux de la morale ne restent-ils pas les mêmes à travers les âges ? Après plusieurs dizaines de siècles, le décalogue ne garde-t-il pas toute sa pertinence (on continue à le lire) et n’avons-nous toujours intérêt à méditer les grands textes du stoïcisme ? L’éthique sociale d’aujourd’hui diffère-t-elle vraiment de celle d’hier ? Tillich juge insuffisantes les deux réponses qu’on donne le plus souvent à cette question : celle qui déclare la morale absolue et immuable, celle qui, au contraire, l’estime changeante et relative. Toutes deux enferment dans des impasses. La première aboutit à des règles abstraites, théoriques, coupées de la pratique, en décalage avec les mœurs : la rigidité entraîne une perte de pertinence. La deuxième livre la morale aux fluctuations de la mode et des mœurs : elle ne guide plus ni ne juge l’existence humaine, elle ne dit pas ce qu’il faut faire, elle décrit ce qui se fait ; la volonté de l’adapter lui enlève tout caractère normatif. Une éthique solide et féconde conjugue une permanence fondamentale avec un renouvellement continuel. Elle s’efforce d’appliquer les mêmes valeurs dans des situations différentes ; elle n’est donc jamais exactement la même, mais jamais, non plus, entièrement différente.

Pour Tillich, la référence à l’amour fournit ici la solution et indique la juste voie entre deux dérives. En effet, l’amour pose un objectif stable, permanent : la réunion de ce qui est séparé et qui ne devrait pas l’être. Mais la séparation pend des formes multiples selon les temps, les lieux, les circonstances. L’amour doit, par conséquent, faire preuve d’intuition créatrice pour la surmonter. Il ne peut pas se contenter des vieilles recettes, il en imagine sans cesse de nouvelles. Il ne se laisse pas enfermer dans des lois, dans des règles, dans des commandements. Il ne les dédaigne pas non plus, il s’en inspire, les modifie et les actualise en fonction des situations qui se présentent. Dans notre monde post-moderne, avec le pluralisme et la mondialisation de nos sociétés, nous sommes appelés au nom du principe de l’amour qui a toujours dominé l’éthique chrétienne à inventer des formules inédites.

André Gounelle
Études théologiques et religieuses, 2004/3.

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André Gounelle

Professeur émérite de la faculté de théologie protestante de Montpellier

Webmaster : Marc Pernot