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Se méfier de l'émotion religieuse ?
Vous m’avez demandé de répondre à la question suivante : "faut-il se méfier des émotions religieuses ?". Mon intervention comportera trois points, le premier consacré à la "méfiance", le deuxième à l'émotion et au sentiment, et la troisième à la place de l'affectivité dans la vie spirituelle.
1. La méfiance
"Faut-il se méfier?" dit le titre. Plutôt que sur la méfiance, le christianisme insiste, en général, sur la confiance. Il la préconise, la cultive, la met en valeur. Ce qui, pour lui, définit ou caractérise le fidèle c'est qu'il a et qu'il fait confiance : confiance en Dieu ("confie à Dieu ta route" dit un cantique très connu dans le protestantisme); confiance dans la vie (elle est pas vile, elle a du prix, elle n'est pas destinée à la perte, à l'anéantissement, mais au salut); confiance dans le monde (il est accidentellement et non intrinsèquement mauvais; le positif finira par l'emporter sur le négatif); confiance en la victoire de la vérité sur l'erreur, de l'amour sur la haine, du bien sur le mal, du sens sur l'absurde, de la lumière sur les ténèbres; confiance en autrui (le prochain ou le semblable est un frère potentiel, et nullement un ennemi irréductible); confiance dans les textes, les dogmes, les enseignements, les rites, les personnages, les institutions sacrés; confiance, enfin, dans les hommes de Dieu, dans les ecclésiastiques à qui on se confie, voire à qui on se confesse (quand l'un d'eux se conduit mal, sa faute paraît d'autant plus grave qu'elle trompe la confiance qu'on lui accorde). En grec, dans la langue du Nouveau Testament, le même mot, pistis signifie foi et confiance; il en va de même en latin avec fides. En français, on a deux mots, mais ils sont voisins, parents et renvoient l'un et l'autre à l'idée de "se fier à".
Je n'entends pas du tout nier ni abolir ce lien étroit entre foi et confiance. Je plaide, cependant, pour qu'on donne en religion une place importante à la méfiance. Au lieu de chercher à l'écarter ou à l'éliminer, il me paraît essentiel d'apprendre à la pratiquer à bon escient. Peut-être, par souci d'exactitude, devrais-je parler de défiance plutôt que de méfiance. Si je me réfère au dictionnaire Littré, "se méfier de quelqu'un" veut dire penser qu'il nous trompe, ne lui accorder aucun crédit, tandis que "se défier de quelqu'un" signifie se demander s'il dit vrai, accueillir ses propos avec prudence et précaution. On ne refuse pas d'emblée et par principe ce qu'il dit, mais on n'entend l'accepter qu'après examen et réflexion. Il s'agit non pas d'un rejet systématique mais de la retenue ou de la réserve de celui qui ne croit pas sur parole, qui veut vérifier.
Peu importe le mot, défiance ou méfiance, dont on se sert pour désigner l'attitude critique qui ne prend rien pour argent comptant, qui soupçonne, pèse, mesure, évalue. Elle a cours dans quantité de domaine; par exemple en politique; on peut, je crois à juste titre, définir la démocratie en disant qu'elle a pour caractéristique de mettre en place un système de contrôle des gouvernants et donc de défiance à leur égard, alors que les autocrates ne cessent d'exiger et d'invoquer la pleine confiance de ceux qu'ils dirigent. Cette démarche de circonspection, toujours utile, me paraît essentielle, nécessaire, indispensable en religion. Pourquoi? A cause de la dualité ou de l'ambivalence de la religion, qui est à la fois, comme le disait le phénoménologue Rudolf Otto, fascinante et effrayante. Elle est en même temps merveilleuse et horrible. Elle inspire des saints et suscite des assassins. Elle apprend à aimer, à se dévouer, à soigner, à se dépenser sans compter, et elle conduit à des haines, à des persécutions, à des meurtres, et des despotismes épouvantables. Elle fait naître tantôt une immense générosité, tantôt un impitoyable terrorisme. Elle stimule l'intelligence la plus fine et favorise la superstition la plus crasse. Une antique légende déclare que les démons sont des anges qui ont mal tourné. Dans ce qui est le plus angélique, sommeille toujours un démoniaque prompt à se réveiller, de même que dans le langage et la pratique des fanatiques, déjà Luther l'avait noté, Dieu prend un visage diabolique. Les défenseurs de la religion mettent en avant ce qu'elle a de magnifique et masquent le sordide, tandis que ses adversaires insistent sur l'affreux et oublient l'admirable. Or la religion contient en même temps, indissociablement, le meilleur et le pire. À mes yeux de penseur croyant, la religion ne trouve sa vérité, sa justesse, son sens authentique que dans une lutte incessante pour que l'angélique l'emporte en elle sur le diabolique, pour qu'elle développe le positif et muselle le négatif. La religion doit constamment se méfier d'elle-même, parce que des dérives la menacent, dérives qui sont le revers, la contrepartie de ce qu'elle donne et apporte.
Aussi, à la question "faut-il se méfier des émotions religieuses?", je réponds résolument "oui". Il faut s'en méfier tout autant, ni plus ni moins, que des doctrines, des pratiques, des institutions religieuses, pas seulement ni principalement parce qu'on a affaire à des émotions, mais parce qu'en elles, comme en tout ce qui touche au religieux, se mélangent le céleste et l'infernal,
2. L'émotion et le sentiment
Mon deuxième point porte sur l'émotion et le sentiment. Ces deux mots ne sont pas synonymes, même si le langage contemporain ne les distingue plus guère, de même qu'il a tendance à confondre "se méfier" avec "se défier". Il faudra s'interroger un jour sur ces déperditions de vocabulaire qui témoignent de ce que notre perception et notre compréhension de certaines choses s'affaiblissent ou se déplacent. L'émotion n'est pas l'ensemble de la vie affective, mais seulement un de ses aspects ou une de ses formes.
Si l'étymologie ne décide pas du sens des notions, elle aide souvent à le saisir. Deux mots latins se combinent pour former "émotion" : d'abord, ex qui désigne ce qui se trouve au dehors, à l'extérieur; ensuite, movere qui veut dire mouvoir, remuer, bouger. Quand ce qui se produit autour de moi ou ce qui vient d'ailleurs m'atteint, me pénètre, m'ébranle, me secoue, il y a émotion; par contre, elle est absente, là où je reste indifférent, impassible, inchangé, soit parce que je ne saisis pas ce qui se passe, soit parce que je ne me sens pas intéressé, touché, ni concerné. Ainsi un film, un roman, un tableau, un morceau de musique peuvent glisser sur quelqu'un, n'avoir aucun impact, lui rester étrangers. N'en concluons pas qu'il est apathique ou endurci. La vie intérieure et affective n'accueille pas tout ce qui vient du dehors; elle opère forcément une sélection, pas toujours consciente. Des personnes qui, par ailleurs, ont une riche sensibilité et une vive sentimentalité peuvent être fermées ou imperméables à certains événements, à certaines situations, qui ne les émeuvent pas, alors que d'autres en sont bouleversées. L'étymologie l'indique bien : l'émotion comporte un choc qui frappe comme une agression, en tout cas dans un premier temps et en partie. Elle arrive, survient, surgit; elle heurte nos habitudes, bouscule nos conforts, dérange notre repos, déstabilise nos certitudes. Elle ne permet pas de rester en place, elle contraint à bouger.
Devant les commotions ou les perturbations émotionnelles qui nous menacent ou nous atteignent, on peut repérer deux appréciations et deux attitudes contraires. Il y a, d'abord, celle qui juge l'émotion négative, dangereuse et qui veut l'éviter. Ainsi, chez les stoïciens et aussi dans certaines spiritualités orientales, on préconise le détachement, la mise à distance. On cherche à se prémunir de l'extériorité par un travail sur soi, autrement dit en cultivant et en renforçant la vie intérieure de sorte que rien ne puisse venir la troubler. On considère que le secret du bonheur et de la sagesse réside en nous. Il faut le chercher au dedans, dans les profondeurs de nos sentiments, de nos pensées, de notre vie intime et secrète alors que l'extérieur, l'émotion, relève du superficiel et n'apporte qu'illusion, faux semblant, agitation, désordre et destruction. À l'inverse, nous avons tous ceux qui insistent sur la rencontre, la relation. Ils soulignent qu'on ne vit vraiment que dans la confrontation amicale ou hostile avec les autres, dans un réseau d'échanges avec ce qui nous entoure et que la vie consiste à sans cesse expérimenter du nouveau, à courir des aventures, à relever des défis, bref à s'ouvrir à l'extériorité. Ici, au contraire, l'émotion apparaît positive et bienfaisante. Elle détourne de l'enfermement, que connaît le malheureux héros de La métamorphose de Kafka, dans une carapace qui en même temps protège et sclérose, le met à l'abri en figeant et en pétrifiant. L'émotion pousse à sortir de soi, elle conduit à s'exposer et donc à exister (pas seulement à vivre; dans exister il y a le "ex" de l'extériorité), en courant, il est vrai, c'est la contrepartie, le danger de privilégier l'instantané et le sensationnel, et le risque de négliger les continuités et le fondamental.
Le christianisme souligne que notre vie spirituelle naît et dépend d'une parole qui vient d'ailleurs, de Dieu. Elle se fait entendre depuis l'extérieur par la proclamation et la prédication de l'évangile. Quand cette parole atteint quelqu'un, elle suscite en lui la foi, elle le convertit et réoriente sa vie. Elle est émotion, puisqu'elle remue et fait bouger du dehors et qu'elle n'agit pas du dedans, à partir d'une méditation intérieure, d'une découverte de la profondeur de son être ou de la culture d'une sagesse innée. Mais le christianisme pense également qu'il y a correspondance, accord, jonction de cette parole externe avec une vérité enfouie ou inscrite en nous à la création, ce qui lui permet de s'implanter en nous sans nous aliéner. "Ceux-là seuls, écrit Augustin, comprennent [Dieu] qui comparent sa voix venue de l'extérieur avec la vérité qui est à l'intérieur". D'un côté, l'émotion rencontre et éveille le sentiment, de l'autre côté le sentiment empêche l'émotion de rester passagère et superficielle. La vie spirituelle a besoin des deux. Elle doit se méfier tout autant d'un sentiment sans émotion, d'une culture de l'intériorité fermée à l'extériorité, que d'une émotion sans sentiment, d'une surexcitation ou d'une extase (encore deux mots qui comportent le "ex" de l'extériorité) qui secoueraient, ce qui est souvent bénéfique, mais sans conduire à une reconstruction, ce qui est catastrophique. L'extériorité de l'émotion et l'intériorité du sentiment, ou pour employer le vocabulaire religieux, la proclamation et la méditation se conjoignent dans une foi vivante et authentique.
3. Affectivité et religion
Je ne suis pas un spécialiste de l'histoire des mentalités ; ce que je vais dire, en me référant surtout au protestantisme, parce que c'est ce que je connais le moins mal, aurait besoin d'être vérifié et précisé. Mais même les approximations historiques peuvent aider à penser. Il me semble que dans l'histoire des spiritualités, on peut distinguer des moments successifs, selon la place, prédominante ou subordonnée, qu'y joue l'affectivité.
Au dix-septième siècle, à l'époque classique, la foi se veut sinon rationnelle, du moins raisonnable. Les prédications sont en même temps très claires et très intellectuelles. Elles ressemblent à des cours de théologie à l'usage du peuple. Elles exposent et expliquent la doctrine. Elles essaient de convaincre, de convertir, de nourrir la vie spirituelle par des argumentations logiques. On a une religion qui privilégie le savoir et la pensée. L'émotion y joue certainement un rôle, peut-être plus grand qu'il n'y paraît; mais elle ne se manifeste ou ne s'exprime guère; elle reste contenue, discrète, seconde; on ne la met pas en avant.
A la fin du dix-huitième siècle, s'opèrent une redécouverte et une revalorisation de l'émotion que favorisera un peu plus tard le romantisme. Dans une formule célèbre, le théologien protestant allemand Frédéric Schleiermacher écrit : "La foi est sentiment" - pas intelligence, sentiment (mais le sens exact qu’il donne à ce mot demanderait à être précisé) et il précise "sentiment de dépendance absolue ou ultime". Le très catholique Chateaubriand publie en 1802 Le Génie du Christianisme où il s'efforce non pas d'établir que le christianisme est la plus vraie des religions, comme on l'avait toujours fait, mais de montrer qu'il est la plus aimable, la plus touchante, celle qui procure les plus douces et les plus fortes émotions, celle qui satisfait le plus et le mieux les besoins, non pas de l'intelligence, mais du cœur. Il raconte sa conversion en termes significatifs : "j'ai pleuré, donc j'ai cru". En protestantisme, se développent au dix-neuvième siècle, le réveil et le piétisme, deux types de spiritualité qui cultivent l'émotion et où, également, on pleure beaucoup. En 1841 une dame protestante, de passage au Chambon sur Lignon décrit ainsi le culte auquel elle a participé : "Dès les premiers mots, on a commencé à frémir, et à la fin l'assemblée n'était qu'un sanglot". On attend du pasteur, selon le mot de Schleiermacher, qu'il soit un artiste virtuose, comme un grand violoniste, et non pas un savant; on lui demande d'émouvoir, pas d'instruire.
Dans les années qui ont suivi la première guerre mondiale, le protestantisme a réagi contre cette sentimentalité ou sensiblerie religieuse. La vie spirituelle, a-t-on affirmé, ne doit pas rechercher l'émotion, mais s'efforcer d'entendre, de comprendre et de recevoir la parole de Dieu. Dans cette perspective, la prédication est devenue une étude biblique scrupuleuse, parfois minutieuse, qui se souciait peu d'ennuyer les auditeurs du moment qu'elle leur apprenait à bien lire la Bible.
Le temps de l'émotion est-il aujourd'hui revenu? Plusieurs indices semblent l'indiquer, ainsi le développement de célébrations exubérantes, de formes de piété démonstratives. Est-ce un mal? Pas forcément, si deux conditions sont remplies, et c'est là que la méfiance critique intervient:
1. Premièrement, que l'émotion soit contrôlée pour lui éviter de dégénérer. Si on ne se préoccupe pas de la canaliser, des débordements et des déviations l’emporteront, on tombera dans les manipulations de l'échauffement psychologique et dans la surexcitation qui va de sensations en sensations, de secousse en secousse, mais qui ignore le sentiment, l'intériorisation.
2. Deuxièmement, que l'émotion ne vienne pas supplanter la réflexion, se substituer à elle. Le cœur et l'esprit, le sentiment et la raison, la beauté et la logique ne s'excluent pas ni ne se contredisent, mais se renforcent mutuellement : les concertos brandebourgeois de Bach ou les opéras de Mozart ont une construction quasi mathématique, aussi précise et réfléchie qu'une démonstration algébrique, et cela contribue à leur puissance émotive. Il existe des textes philosophiques, je pense par exemple au cinquième livre de l'Éthique de Spinoza, qui sont en même très intellectuels et très émouvants; et l'émotion qu'ils suscitent favorise leur compréhension. L'émotion devient dangereuse quand on s'en sert comme d'un oreiller de paresse qui dispense de penser, de même que la pensée devient dangereuse quand elle reste froide et indifférente aux soucis, aux peurs et aux espoirs des êtres humains.
Se méfier de l'émotion, oui; mais se méfier ne signifie pas l'écarter, l'éliminer, la supprimer; cela veut dire lui donner sa juste place, et apprendre à en faire un bon usage.
André Gounelle
contribution à Peut-on apprendre à être heureux ?, « Question de », n°128. Albin Michel 2003
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