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La prière : qui exauce qui ?

 

Dès qu'on parle de la prière, la question de son exaucement ne peut pas manquer de se poser. Nos prières sont-elles entendues, ont-elles des conséquences effectives, changent-elles quelque chose au cours des événements? Dieu en tient-il compte? Dans l'Antiquité païenne, qu'une divinité accorde ce qu'on lui demande apparaît comme un test de sa puissance, mais aussi comme le signe que le fidèle a fait ce qu'il fallait, qu'il a su gagner et mériter ses faveurs, et la prière prend parfois, dans cette perspective, l'allure d'un marchandage. Dans le monde biblique, depuis Job jusqu'à Jésus, prédomine une confiance « paradoxale » en l'amour de Dieu, paradoxale en ce sens que cette confiance se manifeste alors même que les malheurs et les souffrances s'abattent sur le croyant et que sa situation ne s'améliore pas. On croit, on prie malgré ce que l'on constate, en dépit de ce qui arrive, avec la certitude ou l'espérance qu'on ne le fait pas en vain.

Quel effet a donc la prière? Quel exaucement est-elle en droit d'attendre? On en discute depuis des siècles, et en réponse à ces questions, on trouve dans le christianisme quatre grandes thèses que je vais successivement exposer.

 

1. Dieu exauce en donnant ce qu'on lui demande.

La première thèse estime que notre prière obtient des résultats tangibles. Elle incite, en effet, Dieu à intervenir. Il n'y est certes pas obligé ; il le fait par amour, par compassion, parce qu'il est sensible à la demande de ses fidèles. Il en tient compte et elle l'influence. Les relations de Dieu avec les siens ressemblent à celles d'un bon roi avec ses sujets : il reçoit avec bienveillance leurs requêtes, les examine, et soit les accepte soit les rejette. De même, Dieu écoute chaque prière et décide de la suite à lui apporter. Il a promis d'exaucer ceux qui s'adressent à lui dans la foi et qui mettent leur confiance en lui. Nous pouvons compter sur cette promesse. En réponse à notre prière, il change le cours des choses soit discrètement et invisiblement à travers des processus naturels, soit de manière extraordinaire par un miracle. Notre prière décide Dieu à agir là où, sans elle, il ne ferait rien. La littérature diffusée par les milieux fondamentalistes, charismatiques ou piétistes abonde en récits, souvent naïfs, d'exaucements spectaculaires. Elle entend ainsi démontrer la sollicitude de Dieu pour les siens, et établir l'efficacité de la prière dans la vie de tous les jours (y compris, parfois, pour faire de bonnes affaires et gagner de l'argent).

L'expérience ne confirme guère cette première thèse. Quantité de prières, et souvent celles qui nous tiennent le plus à cœur, ne sont pas exaucées. On parle de malades guéris grâce à la prière de leurs proches ; mais combien sont morts, pour qui on avait non moins ardemment et pieusement prié ? À cela, les partisans de cette première thèse donnent une double explication.

D'abord, disent-ils, Dieu ne nous exauce pas toujours comme nous l'avions souhaité et demandé. Sa réponse diffère de ce que nous avions pensé ou imaginé. Il sait mieux que nous ce dont nous avons besoin et il agit en conséquence : il valait mieux que ce malade disparaisse, que cet accident ait lieu. Ce qui nous apparaît comme un malheur est, en réalité, un bienfait; nous nous en apercevrions si nos connaissances n'étaient pas limitées. La prière a bien eu de l'effet, mais un effet autre que celui qu'on attendait.

Ensuite, font-ils remarquer, l'exaucement ne se produit pas toujours instantanément, ce que le théologien zurichois Emil Brunner éclaire et illustre à l'aide d'une comparaison frappante. Imaginez, dit-il, un explorateur en perdition sur la banquise. Grâce à sa radio, il émet un signal de détresse, c'est à dire une prière. À des milliers de kilomètres de là, on reçoit le signal et on déclenche une expédition de secours. Sur le moment même, la situation de l'explorateur ne change pas, il continue à souffrir et à courir des dangers, comme si personne ne l'avait capté. Pourtant les secours sont en route et finiront par arriver. De la même manière, selon Brunner, si nos prières ne sont pas exaucées immédiatement, elles le seront toutes à la fin des temps.

Cette thèse correspond à une religion assez primaire, assez élémentaire et, à cause de cela, très forte, très puissante. Elle ne s'éteint jamais tout à fait en nous, elle resurgit quasi instinctivement en particulier dans des moments de crise ; il faut la respecter, car elle traduit quelque chose de profond, peut-être de fondamental. Par contre, elle résiste mal à la réflexion. Dans une prédication publiée en traduction française en 1871, un pasteur anglais, très apprécié dans la première moitié du dix-neuvième siècle, Frederic-William Robertson expose les quatre grandes objections qu'on peut lui adresser. Premièrement, dit-il, l'univers forme un ensemble complexe où tout se tient ; comment imaginer que Dieu va en déranger le fonctionnement pour faire plaisir à quelqu'un ? Un enfant, déclare-t-il, qui demande qu'il fasse beau pour sa promenade du lendemain, « n'exige rien moins qu'un bouleversement général de l'univers ». Deuxièmement, Dieu, qui sait mieux que nous ce qui est bon, ne va pas changer d'attitude et modifier ses plans selon nos désirs ; cela voudrait dire que sa volonté première était imparfaite et perfectible. Troisièmement, cette conception de la prière aboutit à faire de la réussite matérielle le test de la foi. La religion deviendrait une sorte de parapluie ou de paratonnerre qui éloignerait du croyant la misère, la maladie, le malheur, qui lui apporterait toutes sortes de d'avantages, doctrine que Robertson juge immorale et décourageante. Et il est vrai que cette thèse favorise des attitudes scandaleuses, quand on considère, par exemple, que la maladie de quelqu'un démontre qu'il manque de foi, ou lorsque la confiance en Dieu dispense de prendre des mesures suffisantes de sécurité pour un camp de jeunes. Et enfin, souligne Robertson, n'oublions pas que Dieu n'a pas exaucé Jésus quand à Gethsémané il demande que la Croix lui soit épargnée ; à plus forte raison, il n'exauce pas automatiquement nos demandes. Robertson en conclut que croire que la prière change les choses traduit l'égocentrisme aveugle de celui qui se met au centre du monde et la spiritualité superstitieuse de celui qui prend Dieu pour une fée agissant à coup de baguettes magiques. Le grand prédicateur Eugène Bersier, le fondateur de la paroisse et le constructeur du temple de l'Étoile, répondit à Robertson par un prédication où il reprend point par point les arguments de l'anglais, dans une réfutation plus émouvante que vraiment convaincante. Bersier, comme plus tard Brunner, estime que nous avons avec Dieu une relation analogue à celle entre deux personnes qui s'influencent mutuellement ; il craint que si on abandonne cette première manière de comprendre la prière, avec son aspect affectif et émotionnel, on favorise une conception impersonnelle et abstraite de Dieu, qui oublie ou masque son humanité.

 

2. Dieu exauce en changeant celui qui prie.

La deuxième thèse, celle que défend Robertson dans le sermon que je viens de citer, affirme que la prière change non pas le cours des choses, mais les désirs et la volonté de celui qui prie. La prière est exaucée quand j'arrive en toute sincérité, du plus profond de mon âme, à faire miennes les paroles de Jésus à Gethsémané : « non pas ce que je veux, mais ce que tu veux ».

Les calvinistes vont dans ce sens. Le Réformateur de Genève insiste beaucoup sur la souveraineté de Dieu, sur son indépendance à l'égard des êtres et des événements du monde qui ne sauraient ni affecter sa gloire ni modifier ses desseins. Dans son éternelle sagesse, il a arrêté ses plans avant même la création du monde, et tout se déroule confor­mément à son immuable volonté. La prière des hommes ne peut ni infléchir ni transformer l'action de Dieu. Alors pourquoi prier ? Pour obéir à Dieu répond Calvin. Il nous ordonne de prier non pas « à cause de lui, mais en regard de nous. L'utilité de la prière nous re­vient à nous-mêmes ». Dieu n'a nul besoin de notre prière ; par contre, le croyant ne peut pas s'en dispenser. Elle nourrit et fortifie sa foi, elle le change, voilà son effet et sa raison d'être. Par contre supposer que la prière pourrait amener Dieu à agir autrement, relève de ce que le néocalviniste Auguste Lecerf, appelle un « anthropomorphisme illégitime" ». Est-ce dire que, pour les calvinistes, la demande ne reçoit jamais d'exaucement objectif, que les événements ne viennent pas lui apporter une réponse? On ne peut pas l'affirmer aussi brutalement, la réalité apparaît bien plus complexe. En effet, Dieu nous inspire de prier pour ce qu'il a décidé de nous accorder. Un néocalviniste hollandais contemporain, Hermann Bavinck, écrit : « quand Dieu a décrété de donner la pluie dans la sécheresse, il a en même temps prédéterminé que son peuple l'en supplierait et qu'il lui accorderait la pluie comme exaucement à sa prière ». On rejoint l'une des oraisons du missel romain où l'on demande à Dieu de susciter la prière en ces termes : « pour leur accorder ce qu'ils désirent, fais leur demander ce qu'il te plaît ». Je trouve, pour ma part, qu'on attribue ici à Dieu des procédés bien compliqués, et j'avoue un certain étonnement devant la connaissance des calculs secrets de Dieu que prétendent avoir certains théologiens.

La thèse de l'efficacité subjective de la prière a été défendue aussi par Jean-Jacques Rousseau qui, on le sait, a subi l'influence de Genève et qui dépend plus qu'on ne le croit en général de la pensée calviniste.

Son livre l'Émile contient la célèbre « Profession de foi du Vicaire Savoyard ». Ce prêtre non conformiste, porte parole de la religion telle que la comprend et la préconise Rousseau, déclare : « je m'exerce aux sublimes contemplations, je médite sur l'ordre de l'Univers ... pour l'admirer sans cesse, pour admirer le sage auteur qui s'y fait sentir. Je converse avec lui ... je m'attendris à ses bienfaits, je le bénis de ses dons, mais je ne le prie pas. .. Que lui demanderai-je ? Qu'il changeât pour moi le cours des choses, qu'il fit des miracles en ma faveur ? » Le vicaire savoyard explique qu'une telle prière serait impie. Dieu nous donne dans la nature et dans notre âme tout ce qu'il nous faut ; il ne dépend que de nous, et pas de lui, d'en faire un bon usage. Prier ne sert donc à rien et laisse entendre que Dieu n'aurait pas pourvu à tout. Notons que le vicaire savoyard a une relation personnelle et vivante avec Dieu, il « converse avec lui », mais cette relation exclut la prière comprise comme demande.

Dans un autre livre de Rousseau, La Nouvelle Héloïse, l'héroïne Julie prie, ce qui étonne son mari, Monsieur de Wolmar et choque Saint-Preux qui est amoureux d'elle. Saint-Preux, comme le vicaire savoyard, estime que Dieu nous ayant donné le nécessaire, il n'y a rien à lui demander et que la prière risque de prendre du temps et de dépenser de l'énergie qui seraient mieux employés dans les tâches quotidiennes. Il craint que Julie se laisse aller au quiétisme et au piétisme. Julie lui répond que la prière représente pour elle une « récréation », un plaisir tout à fait innocent, qui n'empiète jamais sur ses « occupations », sur ses devoirs envers les autres et envers sa maison à qui elle donne la priorité. Mais elle a besoin aussi de détente et la prière lui permet de se retrouver, d'être elle-même, de vivre plus sereinement. M. de Wolmar, le mari de Julie, constate, en effet, que la prière a une action positive sur sa femme ; elle la rend plus douce, plus patiente et plus aimable, ce qu'il apprécie; du coup, cet athée juge positif, voire agréable pour la vie familiale que sa femme prie. Il voit dans la prière une sorte de médicament psychologique ; elle est, dit-il, « un opium pour l'âme ; elle égaie et soutient quand on en prend un peu ; une trop forte dose endort, rend furieux ou tue ». Comme pour l'aspirine, notre équivalent de l'opium, on peut donc faire un usage modéré et raisonnable de la prière. Saint-Preux le concède, en précisant toutefois que dans la prière Dieu ne change pas les choses, il ne nous change pas non plus nous-mêmes, c'est nous qui nous nous changeons en nous élevant à lui. Pour Rousseau, dans la prière, l'être humain travaille sur lui-même, et se donne à lui-même ce dont il a besoin.

Je résume cette deuxième thèse. La véritable religion consiste à recevoir le don de Dieu, à vivre dans l'obéissance à sa volonté et dans l'émerveillement pour ce qu'il fait. La superstition consiste à vouloir utiliser Dieu, à le mettre au service de nos désirs et de nos volontés, de remplacer la soumission par des revendications. La prière a du sens comme méthode pour me changer moi-même ; elle ne peut avoir aucun effet sur Dieu et sur le monde. Dans la prédication que j'ai mentionnée tout à l'heure, Bersier s'élève contre cette conception de la prière qui y voit simplement « un exercice spiri­tuel » ; à ses yeux, elle fait de la prière une illusion, peut-être bénéfique, mais en tout cas mensongère, et destructrice pour la foi. " « Il s'agit ici, dit-il, de l'essence de notre vie religieuse ». On pourrait lui objecter que la foi authentique est tout autant menacée et dénaturée par une conception superstitieuse de la prière qui en fait un instrument pour obtenir ce qu'on désire et qui, sous prétexte d'humanité de Dieu, le ramène à un grand sorcier dont on essaie d'obtenir les faveurs.

 

3. La prière est exaucement

La troisième thèse affirme que l'acte ou le fait même de prier représente en lui-même un exaucement et que la prière apporte ou porte en elle-même ce qu'elle demande. Je vais me référer ici non pas, comme précédemment, à des auteurs du seizième, dix-huitième ou dix-neuvième siècles, mais à Karl Barth, qui a exercé une im­mense influence dans le protestantisme européen contemporain. Barth a une conscience aiguë de la distance qui sépare les êtres humains de Dieu. Elle lui paraît infranchissable, en tout cas de notre côté. Il n'existe aucun chemin, aucun pont qui nous donnerait accès à Dieu. Non seulement nous sommes des êtres petits, minuscules, faibles, des vermisseaux enfermés dans d'étroites limites, incapables d'approcher l'infinité et la majesté divines ; mais, de plus, nos péchés, nos fautes, nos souillures, notre orgueil ne peuvent que lui faire horreur. Notre culpabilité nous rend indignes devant Dieu, et nous coupe radicalement de sa sainteté. S'il n'avait pas décidé, malgré tout, en dépit de ce que nous sommes, de venir vers nous, et de nous rencontrer en Jésus Christ, nous serions totalement incapables de nous adresser à lui et de le prier. Nous serions seuls, abandonnés à nous-mêmes, plongés dans une insuffisance et une misère irrémédiables.

Ce qui donc permet la prière, ce qui la conditionne, c'est cet acte de Dieu qui s'approche de nous en Christ et entre en contact avec nous. Parce que le premier il nous a parlé, à notre tour nous pouvons lui parler. Parce qu'il a pris l'initiative de venir vers nous, désormais nous avons la possibilité de nous tourner vers lui. En quelque sorte, l'exaucement précède la prière. Le fait même de parler à Dieu, de lui dire « notre père » implique qu'il nous a déjà entendu ; avant même que nous l'appelions il se trouve là. L'acte même de le prier montre qu'il a rétablit notre communication avec lui, que le tout autre, différent et lointain, sans relation avec nous s'est fait « Emmanuel », compagnon, allié ; il n'est pas sans nous ou contre nous, mais avec nous. La prière procède, découle de ce que le chrétien a reçu au préalable. Nous demandons à Dieu ce qu'il nous a déjà donné ou ce qu'il nous donne au moment même où nous prions, à savoir sa présence et son salut.

Karl Barth n'écarte, cependant, pas du tout les prières qui demandent quelque chose de particulier et de précis. Il souligne que le Notre Père est une suite de demandes. « Celui qui prie réellement, écrit-il, va vers Dieu et lui parle parce qu'il cherche quelque chose auprès de lui, parce qu'il en attend et espère un bien qu'il ne peut pas obtenir d'un autre ». Il y aurait une sorte d'angélisme à imaginer une prière entièrement désintéressée. Nous ne sommes pas des saints, mais des êtres de chair et de sang, de désirs et de souffrances, de passions et d'angoisses, de joies et de pleurs. Une prière qui éliminerait tout cela ne serait pas une prière humaine. À vouloir trop la purifier, on la rendrait exsangue, désincarnée, et vide. N'ayons pas peur de la charger de nos souhaits, de nos espoirs et de nos craintes. Ces requêtes n'ont rien d'illégitimes puisqu'en Jésus Christ Dieu nous accepte tels que nous sommes. Nous pouvons lui adresser nos demandes en toute confiance, parce qu'en Jésus Christ il a décidé de les écouter et de se laisser influencer par elles. Il ne change pas ses plans ni ses desseins, mais, parce qu'il le veut bien, il tient compte de ce que nous lui disons. Il ne nous est pas interdit d'attendre un exaucement sur un point particulier, tout en ayant conscience que la grand exaucement, nous l'avons déjà obtenu, ou, plus exactement, qu'il nous a déjà été donné.

Pour cette troisième thèse, la relation avec Dieu qui se noue dans la prière représente le plus grand des exaucements. À son amour, à sa sollicitude, répondent notre confiance et notre obéissance. Les demandes précises ne disparaissent pas, elles demeurent, il les entend et en tient compte, mais elles passent au second plan.

 

4. La prière exauce Dieu.

J'en arrive à la quatrième thèse qui renverse ou retourne les termes dans lesquels généralement on pose le problème. Elle estime, en effet, que dans la prière Dieu n'est pas celui exauce, mais celui qui est exaucé ; non pas celui qui nous écoute, mais celui qui nous parle ; non pas celui à qui nous demandons quelque chose, mais celui qui nous sollicite. Selon une parole de l'Apocalypse, Dieu se tient à la porte, à la porte de notre cœur, de notre vie, de notre monde et il frappe, il veut pénétrer dans notre existence. Quand nous prions, nous entendons sa voix, nous répondons à son appel, nous lui ouvrons la porte, et nous le faisons entrer.

Wilfred Monod, qui a beaucoup marqué le protestantisme français durant la première moitié du 20ème siècle, a mieux que quiconque soutenu et développé cette thèse, que l'on rencontre aussi, sous une forme différente, dans la théologie américaine du Process. Selon Monod, contrairement à ce que pensent les calvinistes, la souveraineté et la toute puissance ne caractérisent pas le Dieu biblique. Il ne ressemble pas à un monarque absolu qui impose, ou pourrait imposer, à tous sa volonté souveraine. Il apparaît démuni, incapable de se faire respecter, continuellement bafoué. Il va d'échec en échec. Il crée Adam et Eve, Caïn et Abel qui immédiatement lui désobéissent. Il se choisit un peuple, celui d'Israël, et ce peuple ne cesse de se révolter contre lui et de se détourner de lui. Il envoie son Fils, Jésus Christ, et les hommes l'arrêtent, le condamnent et le crucifient. Il suscite une Église, et cette Église défigure et trahit l'évangile par ses comportements. Sur cette terre, y compris parmi les croyants, le diable règne, il a vaincu Dieu. Mais sa défaite et sa faiblesse font aussi sa grandeur et sa noblesse. « Ce Dieu vaincu, écrit Monod, est celui qui parle à mon cœur. Je ne pourrais pas adorer une divinité qui serait responsable du monde actuel ». Que penser, en effet, d'un Dieu qui aurait la possibilité d'arrêter les catastrophes, les épidémies, les famines et les guerres et qui les laisserait aller leur cours? Comment aimer un Dieu qui pourrait guérir la maladie mortelle d'un enfant et qui ne le ferait pas, parce qu'aucune prière ne le lui a demandé ? Ce Dieu omnipotent, omniscient serait aussi, dit Monod, un Dieu « omnivore », sanglant et cruel, un monstre épouvantable.

Mais, objectera-t-on, peut-on croire en un Dieu vaincu ? Peut-on mettre son espoir et sa confiance en lui ? Peut-on le servir et l'adorer ? Oui, répond Monod, parce que Dieu ne se résigne pas, n'accepte pas sa défaite, ne consent pas à son impuissance, et n'abandonne pas la partie. Le Dieu biblique travaille et lutte pour transformer la réalité. Il s'efforce d'expulser les démons qui font le malheur de l'humanité et la mènent à sa perte. Dieu cherche à établir sur terre son règne de justice et d'amour. Il ne gouverne pas aujourd'hui le monde, mais il s'emploie à le conquérir, entreprise pénible et laborieuse. Pour reprendre un mot célèbre, il a perdu une bataille, mais pas la guerre, et il n'a pas renoncé à l'emporter.

Dans ce combat de Dieu, qui tente de s'infiltrer dans le monde pour le transformer, la prière joue un rôle décisif. Elle est un des lieux de la venue de Dieu ; on peut la comparer à une tête de pont à partir de laquelle il va agir, d'abord en transformant celui qui prie, en chassant de son cœur l'égoïsme et la haine, en y installant l'amour et le dévouement, ensuite en le mobilisant et en le mettant au travail pour changer les choses, en faisant de lui un ouvrier et un soldat de son Royaume. En priant, j'introduis Dieu dans ma vie et dans le monde, et je lui donne les outils et les armes dont il a besoin. Ce n'est pas lui qui m'exauce, c'est moi qui l'exauce, qui répond positivement à sa prière, qui lui donne ce qu'il demande.

 

Conclusion

Voilà donc ces quatre thèses qui montrent une fois de plus la diversité de la foi inspirée, suscitée et nourrie par la Bible. Il n'y a pas une, mais plusieurs conceptions chrétiennes de la prière et de son exaucement. Je voudrais terminer et conclure par deux remarques.

Premièrement, il me semble que parfois on exagère l'importance de la prière, et qu'on lui donne une valeur excessive. Elle n'occupe qu'une place restreinte dans le Nouveau Testament. Je trouve très significatif que Jésus donne comme exemple et modèle à ses disciples, une prière très courte, le Notre Père, qui se dit en quelques secondes, alors que les prières juives de l'époque et celles des liturgies chrétiennes sont souvent interminables. Ne nous sentons pas coupables de ne pas assez pratiquer la prière, et n'en faisons pas une obligation pesante; il s'agit plutôt d'une possibilité qui nous est offerte, proposée, pour que nous en profitions.

Deuxièmement, dans la prière, il s'agit de s'ouvrir à la présence de Dieu en nous et dans notre monde, ce qui implique, certes, que nous mettions nos désirs, nos aspirations, nos requêtes devant lui, mais surtout que nous apprenions à discerner son appel, et à lui répondre. Il y a quelque chose, à mon sens, de fondamentalement juste dans l'affirmation que notre prière exauce Dieu en le faisant entrer dans notre existence. Dieu est présent et agit, certes, dans la vie de tout homme, de celui qui prie comme de celui qui ne prie jamais ; la prière rend plus sensible à sa présence, plus réceptif à son action. De même, le soleil éclaire et réchauffe tous les humains ; il y a des gens qui s'y exposent en allant bronzer sur des plages, qui sont plus marqués et imprégnés par son rayonnement. Si je peux me permettre cette expression, comme il y a des bains de soleil, agréables et utiles à la santé à condition de ne pas en abuser, il y a aussi des bains de Dieu, que l'on peut pratiquer, et ici je suis d'accord avec Rousseau, sans exagération. La prière nous expose à Dieu ; mais on s'y expose aussi par le culte, la lecture de la Bible et la méditation qui peuvent dans notre vie remplir la même fonction que la prière. Toutes ces activités spirituelles, à condition de ne pas devenir envahissantes, de rester équilibrées, contribuent à exaucer à la fois notre quête de sens et l'appel que Dieu nous adresse.

(conférence, 1999)

André Gounelle

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André Gounelle

Professeur émérite de la faculté de théologie protestante de Montpellier

Webmaster : Marc Pernot