Pour réfléchir et méditer sur la mort, je vais m’appuyer sur quelques
lignes écrites par l’apôtre Paul dans l’épître aux Romains, ch. 8, versets
35 et 37-39 :
Qui nous séparera de l’amour de Christ ? La tribulation, l’angoisse, la
persécution, la faim, le dénuement, le danger, l’épée ? … Dans toutes
ces choses, nous sommes plus que vainqueurs par celui qui nous a aimés.
Je suis persuadé que ni la mort ni la vie, ni les anges ni les
dominations, ni le présent ni l’avenir, ni les puissances, ni les êtres
d’en-haut ni ceux d’en-bas, ni aucune autre créature ne pourra nous
séparer l’amour de Dieu en Christ Jésus.
Sur ce passage, je fais trois commentaires.
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D’abord, il a le ton, le style, l’allure d’un défi. Paul refuse de se
soumettre, d’accepter, de s’incliner, de courber l’échine. Aux prises avec
de multiples et terribles tourmentes, atteint par le malheur, il lance le «
malgré tout », le « quand même » le « en dépit de » de celui qui reste
debout, qui fait face quoi qu’il arrive. Souvent, nous pensons que la
sagesse consiste à se résigner, avec plus ou moins d’amertume et de
chagrin. La sagesse nous dit que le destin est le plus fort, que nous
sommes vulnérables, vite blessés, exposés à la souffrance, souvent atteints
par elle. Nous découvrons vite que nous sommes des êtres imparfaits qui ne
sont jamais tout à fait à la hauteur des situations qu’ils vivent, qui ont
des qualités certes, mais aussi des défauts, et qui à côté de réussites
connaissent des échecs. Nous savons que nous sommes éphémères, mortels, que
notre disparition survient inéluctablement et que nos derniers jours se
passent souvent dans des conditions difficiles. La sagesse nous dit que la
vie, comme l’écrivait Freud, est dure, dure pour tous, qu’elle ne nous
épargne guère.
Que la vie soit dure, Paul le sait bien, il l’a expérimenté ; il a
souffert, parfois terriblement. Mais dans sa foi, il y a un élément
d’insoumission et de refus. La révolte, Camus l’a bien montré, caractérise
profondément l’humanité. L’être humain n’accepte pas ce qui est. Dans la
mythologie grecque, la figure de Prométhée, défiant les dieux sur le rocher
où il est enchaîné et supplicié, représente ou symbolise celui qui ne
consent pas, qui proteste. Il y a cependant une grande différence entre
Paul et Prométhée. Prométhée défie les dieux au nom de la nature, de
l’histoire et du monde. Paul défie la nature, l’histoire et le monde au nom
de Dieu. Il ne se révolte pas contre Dieu, c’est Dieu qui en lui se révolte
ou l’incite à la révolte contre le destin. La foi chrétienne refuse, au nom
de l’amour de Dieu le renoncement, la résignation, l’acceptation de ce qui
nous détruit, autrement dit ce que les philosophes stoïciens préconisaient
et pratiquaient, ce qui représentait pour eux le summum de la sagesse,
l’aboutissement d’une vie menée selon la raison.
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Deuxième remarque. Ce refus, révolte et protestation, qu’exprime Paul est
l’envers ou l’avers d’une confiance, d’un accueil, d’une attestation. Ces
deux aspects sont intimement entrelacés. Il y a là une autre grande
différence avec le défi antique prométhéen ou avec le défi héroïque de
certains romantiques qui met en accusation le destin, en dénonce le
caractère intolérable, souligne le pathétique de la condition humaine, mais
a conscience qu’il sera écrasé et que le destin aura toujours le dernier
mot. Ce roseau pensant qu’est l’homme, selon l’expression de Pascal, se
sait, se sent plus grand, plus noble que les tempêtes par sa pensée, ses
émotions et ses affections, par sa capacité de dire non et de s’opposer,
mais cela ne l’empêchera pas d’être brisé, piétiné, détruit. Le défi de
Paul se distingue en ce qu’il n’est pas désespéré. Il s’enracine dans une
assurance, celle que l’amour de Dieu est plus fort que tout et il exprime
une confiance, celle que cet amour ne nous abandonnera pas, ne nous fera
pas défaut. Cela ne veut pas dire que la tourmente nous épargnera ou sera
moins violente ou que nous la traverserons sans dommage, mais que nous ne
sommes pas seuls pour l’affronter et que ce qui nous porte, ce que nous
portons en nous dans nos fragilités et nos insuffisances est solide comme
le roc. Nous sommes des roseaux, pas des chênes, mais ces roseaux sont
aimés gardés par Dieu et non pas abandonnés aux rafales des vents.
Le défi prométhéen ou romantique est un défi d’orgueil : il affirme la
dignité de l’homme devant un destin qui le broie impitoyablement, il
proclame sa grandeur devant une nature qui l’écrase aveuglement, il
certifie sa valeur ou sa vertu au milieu d’événements absurdes et de
comportements insensés. Je ne condamne nullement cet orgueil, il est noble,
courageux et en partie légitime ; il est une jute et forte affirmation de
ce qu’il y a de meilleur dans l’homme. Mais, le défi paulinien, celui de la
foi, est au contraire humilité ; il est confiance non pas dans le monde,
dans le destin ou en notre propre force, mais en une présence qui nous
dépasse et nous accueille, qui nous accompagne et habite au plus profond de
nous, bien que venant d’ailleurs. Nous ne sommes pas des victimes héroïques
proclamant devant un univers indifférent et muet leurs justes droits contre
une adversité aussi insupportable qu’inéluctable. Nous sommes des hommes et
des femmes ordinaires, médiocres, faibles, mais qui vivons de l’assurance
que nous sommes aimés, portés, pardonnés par plus grand que nous, par notre
Dieu qui pour nous est à la fois autre et intime. Ce n’est pas notre valeur
ni notre droit, c’est notre confiance en lui qui nous donne l’espérance que
le malheur et le destin n’auront pas le dernier mot.
3
Troisième et dernier commentaire. Paul mentionne certaines des puissances
que la foi défie et qu’elle surmonte dans la confiance. Les unes ont un
visage plutôt bienveillant : les anges, la vie, les êtres d’en haut ;
d’autres sont redoutables, les tribulations, le dénuement, le péril. Paul
range dans cette seconde catégorie la « mort », l’ennemi suprême de
l’homme, suprême parce que le plus terrible mais aussi parce qu’elle
conduit à la fin de nos jours et met un terme à l’existence, à ses joies
comme à ses peines. Le Socrate de Platon adoucit la mort, cherche à la
rendre acceptable, la présente presque comme une amie ; et c’est vrai
qu’elle l’est quand elle fait cesser des souffrances parfois atroces,
lorsqu’elle arrête la lente et triste dégradation qui fait qu’une personne
n’est plus vraiment elle-même ; elle l’est également quand elle arrive au
bout d’une longue existence et que celui qui s’en va a été, comme Abraham,
« rassasié de jours » – et rassasié de ce que les jours lui ont apporté.
Dans de telles situations, la mort est non pas un bien, mais un moindre
mal.
Dans notre passage, Paul parle de victoire y compris sur la mort. Alors que
pour beaucoup de ses contemporains juifs, le décès coupe la relation du
croyant avec Dieu, l’apôtre déclare que même la mort ne peut pas nous
séparer de l’amour que Dieu nous a manifesté en Jésus Christ. Même dans la
mort, nous sommes, écrit-il, plus que vainqueurs par celui qui nous a
aimés. J’en suis persuadé, ajoute-t-il pour donner du poids à son propos.
Cette conviction, la foi chrétienne l’exprime par l’affirmation de la vie
éternelle. Il est très difficile de parler de la vie éternelle ; dès qu’on
s’y essaie, on tombe dans des représentations hasardeuses ou des
spéculations sans grand fondement. Le Nouveau Testament ne la décrit nulle
part ; il se contente de l’évoquer à travers symboles et paraboles. Ce
qu’il nous dit, ce qu’il nous annonce est à la fois simple et mystérieux :
il proclame que le décès n’est pas le mot de la fin ou le sens dernier
d’une existence et d’une personnalité. Ce message que nous recevons dans la
foi, sans bien le comprendre, ne s’adresse pas aux seuls croyants. Il
concerne tout être vivant, et affirme que la mort, le vide ne prévalent pas
sur la grâce de Dieu, que notre destinée n’est pas dans le néant mais dans
cet amour qu’il nous a manifesté en Jésus le Christ. En dépit de toutes les
négativités, Dieu fait vivre, il suscite et ressuscite hier, aujourd’hui et
demain. Inlassablement il rend juste malgré nos imperfections,
inlassablement il rend vivant malgré la mort. Il est puissance de vie
agissant en nous contre tout ce qui nous agresse et cherche à nous
détruire.
* * *
« Consolez-vous les uns les autres par ces paroles » écrit Paul aux
Thessaloniciens que la mort tourmente. Selon une étymologie qui est
linguistiquement discutable, mais qui ne manque ni d'intérêt ni de
profondeur, consolation associe deux mots : cum, qui signifie
avec, et solus, qui veut dire seul. Consoler signifie être auprès
de celui qui se trouve seul. On ne console pas en faisant oublier et
disparaître la peine, mais en la portant ensemble, les uns avec les autres.
Et si Dieu console, c'est parce qu'il est Emmanuel, non pas Dieu absolu,
lointain, inaccessible, mais Dieu avec nous, Dieu proche et compagnon, Dieu
aimant et amical, Dieu fraternel, qui s’est révélé et manifesté en Jésus le
Christ.
André Gounelle