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Foi et doute

 

Dans les Églises et la tradition chrétienne, on oppose le plus souvent le doute et la foi. On les estime incompatibles et inconciliables. On pense que le doute mine, sape, menace et détruit la foi ; on affirme qu'une foi solide bannit, exclut, supprime tout doute. Plusieurs cantiques de nos recueils habituels font du doute l'ennemi et le contraire de la foi ("oh ne doute plus", dit, par exemple, le célèbre À toi la gloire). Cette manière de voir a parfois influencé les traducteurs de la Bible. Quand dans Romains 4/20, Paul écrit qu'Abraham ne répondit pas à la promesse de Dieu par l'incrédulité (le mot grec est apistia et signifie exactement la non foi), quelques versions traduisent : "il ne répondit pas par le doute". Elles assimilent doute et incrédulité, ce qui paraît tout à fait logique quand on définit la foi comme l'acceptation d'un certain nombre de croyances et de doctrines. Dès qu'on les examine, dès qu'on s'interroge sur elles, dès qu'on les met en cause, on considère que la foi se trouve en danger. La croyance ne peut pas supporter le doute et lui résiste difficilement.

Il n'en va pas du tout de même quand on voit dans la foi une relation vivante, la présence de Dieu dans sa vie. Ainsi comprise, elle n'exclut pas le doute, elle l'inclut. Ce ne sont pas les incroyants, mais les croyants qui doutent, et leur doute est le signe d'une foi vive et fidèle. Pierre Bonnard, qui a longtemps enseigné le Nouveau Testament à la Faculté de Théologie de Lausanne écrit : "Dans le Nouveau Testament, seuls les disciples doutent, et le fait de douter ne les exclut pas du cercle des disciples".

Pour comprendre cette affirmation, à première vue paradoxale, il faut distinguer entre différentes sortes de doute. J'en discerne trois.

1. Le doute méthodique et scientifique

Ce doute, qu'impliquent la connaissance et la réflexion, a pour but de vérifier l'exactitude d'une théorie, d'un calcul, d'une expérience ou d'un mécanisme. Pour cela, il reprend chacun des éléments qui entrent en jeu pour les éprouver l'un après l'autre, pour voir si on n'a pas laissé quelque part se glisser une erreur, pour s'assurer qu'il n'y a pas un vice qui fausserait le calcul ou le raisonnement. Il faut tout contrôler et donc tout suspecter sans rien excepter.

Ce doute méthodique présente deux caractéristiques.

1. D'abord, il se veut provisoire et temporaire. Il n'a pas d'avenir. Il se dissipera et disparaîtra quand l'examen sera terminé. Il conduit à une conclusion positive ou négative. Autrement dit, ce doute vise à établir une conviction assurée. Il cherche à se détruire lui-même. On doute afin d'établir et d'acquérir une certitude.

2. Ensuite, ce doute est une opération intellectuelle, un exercice de la pensée, une démarche de la réflexion qui décide de mettre en question pour vérifier. Il s'agit d'un acte volontaire et artificiel, d'une expérience de laboratoire que l'on mène dans des conditions bien déterminées et que l'on contrôle de bout en bout.

Descartes nous fournit l'exemple le plus classique et le plus connu d'un doute de ce genre dans le Discours sur la Méthode et dans les premières Méditations. Je rappelle brièvement le contenu de ces textes. Profitant d'une période de loisir, le philosophe s'enferme dans une pièce bien chauffée (un poêle). Il dispose de temps, aucune urgence ne pèse sur lui; il s'installe confortablement dans un espace privilégié, en marge, hors des agitations et des tourments de la vie courante (isolement et calme du laboratoire). Là, bien protégé, Descartes se demande comment découvrir une vérité indiscutable, qui échappe à toute contestation possible. Il s'aperçoit qu'il peut tout mettre en doute, sauf le fait qu'il doute, qu'il pense et donc qu'il est. Il aboutit au fameux cogito ergo sum. À partir de cette certitude, Descartes va s'efforcer de construire une science et une philosophie qui excluront toute possibilité de contestation, qui ne donneront aucune prise à d'éventuelles objections. Il a douté parce qu'il cherchait une vérité indubitable, parce qu'il voulait éliminer le doute et découvrir une vérité qui soit totalement sûre et certaine.

La réflexion et la connaissance ont besoin de ce doute et s'en servent constamment. Normalement, il s'applique aussi dans le domaine de la théologie. On doit constamment examiner, mettre en question les grandes doctrines chrétiennes pour en éprouver la validité, le bien fondé, pour les modifier ou pour en proposer d'autres, s'il y a lieu. Vouloir les soustraire à cette interrogation reviendrait à tuer la pensée théologique. On éliminerait, alors, la réflexion de la foi sur elle-même et on se condamnerait à la superstition. Ce doute n'a rien de dramatique. Il constitue un outil ou un instrument qu'utilise le raisonnement. Il n'a pas de portée existentielle. Descartes n'a jamais vraiment douté de l'existence du monde extérieur. Il a fait semblant, il s'est livré à une simulation dans une démarche purement intellectuelle. Si on veut une foi qui réfléchit, qui comprend, qui s'efforce d'aimer Dieu de toute sa pensée, qui ne soit pas aveugle, obscurantiste et fanatique, il faut pratiquer systématiquement le doute en tant que méthode. En mettant en cause ce que l'on croit, on parviendra à une intelligibilité et une consolidation de la foi.

2. Le doute sceptique

La seconde forme de doute, je la qualifierai de "sceptique". Le sceptique se reconnaît en ce qu'il ne prend rien vraiment au sérieux et se moque de tout. Il tourne en dérision les jugements que l'on porte sur les gens et les choses, l'importance et la valeur qu'on leur attribue, les attachements ou les mépris qu'on éprouve. Le sceptique se déclare dépourvu de certitude. Tout lui paraît problématique et il s'abstient aussi bien d'affirmer que de nier. Il refuse de prendre parti dans un sens ou dans un autre. Les problèmes et les luttes des êtres humains le laissent indifférent. Leur recherche de la vérité l'ennuie ou le fait sourire. Dans tout cela, il ne voit qu'agitation et entreprise vaines. Le sceptique regarde, observe sans jamais s'engager (sceptique vient du grec skeptomai qui veut dire contempler). Il reste spectateur et ne devient jamais acteur.

J'ai donné comme exemple de doute méthodique les Méditations de Descartes. Pour le doute sceptique, je cite les Essais de Montaigne, en tout cas l'édition de 1588 (car Montaigne a beaucoup fluctué dans sa vie, et les diverses éditions des Essais témoignent de ses variations). Durant sa période sceptique, Montaigne ne veut jamais dire "je sais"; il ne dit pas non plus "je ne sais pas". Car s'il affirmait "je ne sais pas", il se contredirait puisqu'il reconnaîtrait implicitement savoir au moins qu'il ne sait rien, ce qui le ferait entrer dans le chemin qu'empruntera Descartes. Montaigne s'en tient par conséquent à la question :"que sais-je?" et il reste sur cette interrogation, sans lui donner de réponse. Il ne va pas ni ne veut aller plus loin (on ne peut que trouver ironique que cette formule ait servi de titre à une collection à visée encyclopédique, prenant ainsi un sens radicalement opposé à celui que lui donnait Montaigne). Dans les Essais, Montaigne passe en revue les convictions qui ont cours parmi les êtres humains. Il s'amuse à les comparer, à les opposer, à en montrer la fragilité et la vanité, non pas pour établir d'autres opinions, mais pour montrer que tout est opinion, que rien n'est certain, qu'on peut soutenir et discuter n'importe quoi. Le "pour" et le "contre" ont autant et aussi peu de vraisemblance l'un que l'autre. Nous ne savons pas où se trouve la vérité, ni même s'il y a une vérité.

Avec ce "que sais-je?", le scepticisme se définit par une autre question: "a quoi bon?" Puisqu'il ne peut pas obtenir de certitudes, le sceptique, selon Montaigne, se laisse guider par les apparences. Il ne résiste pas, par exemple, à l'instinct qui le fait fuir la douleur. Il ne considère nullement la souffrance comme un mal véritable; il n'en sait strictement rien. Mais, pour démentir ce qu'il éprouve, pour s'opposer au témoignage des sens, il lui faudrait se faire violence. À quoi bon consentir à un effort quand tout laisse perplexe et qu'on ne voit pas comment sortir de cette perplexité? Pourquoi ramer à contre-courant si on n'a aucune raison solide de le faire? Le sceptique choisit donc la voie la plus facile. Il suit les mœurs, les coutumes et la religion de son pays, non pas parce qu'il les estimeraient bonnes ou meilleures que d'autres, mais parce que cela représente pour lui l'attitude la plus commode, celle qui lui attire le moins d'ennuis. L'agnosticisme total conduit à un certain conformisme qui laisse les choses aller leur train, qui s'arrange seulement pour qu'elles l'importunent, le fatiguent et le peinent le moins possible.

Cette attitude faite de légèreté, de superficialité et d'indifférence, qui s'amuse de tout et qui ne prend rien au sérieux, représente le contraire, l'opposé de la foi, la négation la plus radicale qu'on en puisse imaginer. En fait, on peut se montrer sceptique à l'égard de ce scepticisme, je veux dire par là se demander si une telle attitude est vraiment possible jusqu'au bout. Intellectuellement, et existentiellement, on ne peut pas toujours se dérober, on se voit forcé à un moment ou un autre d'affirmer ou de nier quelque chose. Dans Le mariage forcé, Molière met en scène un philosophe, Marphurius qui doute de tout. Son interlocuteur exaspéré lui donne des coups de bâton et du coup fait cesser le doute : Marphurius sait bien qu'il a mal. Caricaturalement, Molière montre l'impossibilité d'un doute total.

 Existentiellement, il y a toujours des choses auxquelles on attache une importance fondamentale, qu'on en soit conscient ou non. On se croit sceptique, on joue à l'être, on ne l'est jamais vraiment et totalement. Le cas d'Anatole France le montre bien. Dans ses écrits, cet écrivain professe souvent un scepticisme ou un dilettantisme total : rien ne compte vraiment, on ne peut pas savoir où se trouvent le bien, la vérité, la justice; nos efforts ne servent à rien, on n'arrive à changer ni les gens ni les événements; la sagesse consiste à vivre le plus agréablement possible, à ne rien prendre vraiment au sérieux, à douter et à s'amuser de tout. Quand éclate l'affaire Dreyfus, Anatole France, indigné, révolté, s'engage à fond pour que justice soit rendue. Il sacrifie sa tranquillité, sa réputation, s'aliène une partie de son public. À un certain moment, il n'a pas pu rester sceptique. Il en va de même pour tout être humain. Le simple fait de se lever tous les matins, de se laver, de s'habiller, d'aller travailler ou se promener implique que tout cela vaut la peine d'être fait, que l'existence a un sens. La vie dément le scepticisme et l'empêche d'aller jusqu'au bout.

3. Le doute existentiel

La troisième forme de doute, je l'appelle existentielle. À la différence des deux précédentes, il ne s'agit pas d'une simulation ni d'un jeu plus ou moins conscient, mais d'une angoisse qui nous saisit avec force, qui s'empare de nous. Pensons, par exemple, à ce qu'éprouve quelqu'un quand il voit ou sent la mort s'approcher de lui et qu'il s'interroge sur l'au-delà. Pensons également à ce vertige parfois paralysant qui nous prend quand on réfléchit à sa vie, à ce qu'on va en faire ou à ce qu'on en a fait et qu'on se demande si nos choix ont été bons, si on a suivi les bonnes orientations, si les valeurs et principes qu'on a voulu respecter et défendre en valaient vraiment la peine, si notre foi n'est pas une illusion dont on a été victime. Là on ne se livre pas à un test, ni on ne s'amuse à un jeu de l'esprit. Dans ces expériences toujours difficiles, on sent, selon une expression biblique qui a servi de titre à un recueil de prédications de Tillich, l'ébranlement des fondations ou des fondements de notre vie. Des trois formes de doute, celle-ci va le plus loin, nous atteint le plus profondément, suscite les plus grandes crises.

Ce doute existentiel accompagne toujours la foi. Il ne revêt pas toujours, heureusement une forme aiguë, mais il se trouve inévitablement et structurellement présent en elle. On doit même dire qu'il est une forme de foi, car il signifie que la question de Dieu nous habite et nous tourmente de manière fondamentale. Le théologien Tillich raconte avoir traversé, durant ses études à la Faculté, une période d'angoisse très forte, parce que l'exégèse historico-critique avait détruit en lui sa confiance dans le Nouveau Testament et l'avait même conduit à se demander si Jésus avait bien existé. Il en avait parlé à l'un de ses professeurs qui lui avait dit : "si ce problème vous tourmente tellement, cela veut dire qu'il a une importance fondamentale pour vous et que vous êtes dans la foi". Le professeur aurait ajouté :"quand on affirme le salut par la foi, cela signifie aussi par le doute qui l'accompagne. La certitude n'est jamais qu'une œuvre, ce n'est pas elle qui nous sauve". On trouverait un dialogue analogue entre le moine Luther et son supérieur Staupitz auquel il avait confié ses angoisses. Mais plus que Luther, faut-il, peut-être, oser citer comme exemple de doute existentiel Jésus lui-même, quand il dit à ses disciples : "Mon âme est triste jusqu'à la mort" (Matt.26/38), et surtout quand il s'écrie sur la Croix : "Mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné?" (Matt.27/46).

Comment ce doute existentiel s'articule-t-il avec la foi? La réponse tient en deux points.

1. La foi comporte nécessairement, à un degré plus ou moins fort, un doute de type existentiel. En effet, elle est relation avec un être infini qui nous touche, nous atteint, nous rencontre, s'impose à nous. Néanmoins, cet être infini, nous n'en devenons ni propriétaires ni maîtres, nous n'avons pas les moyens de nous en assurer totalement. Nous restons des êtres finis et relatifs; les certitudes absolues ne correspondent pas à notre condition. Vouloir supprimer en nous le doute revient donc à oublier ou à nier notre propre finitude, à tomber dans cet orgueil qui nous fait désirer devenir comme des dieux et posséder le savoir total. Le refuser, l'éliminer consiste à absolutiser le fini et tomber dans l'idolâtrie et le fanatisme. Le doute contribue donc à la bonne santé de la foi.

2. Cette présence du doute existentiel dans la foi présente deux caractéristiques qu'il importe de souligner.

- D'abord, que le doute soit un élément structurel de la foi ne veut pas dire qu'il suscite un trouble psychologique constant, et qu'il empêche ou détruit toute sérénité. Je vais essayer d'éclairer cela par une comparaison. Dans la vie de chacun de nous, la mort se trouve constamment présente et agissante : elle nous use et nous détruit progressivement et nous vivons continuellement sous la menace d'un accident ou d'une maladie qui pourrait nous emporter. Il ne s'ensuit pas qu'à chaque minute, nous en ayons conscience et nous y pensions, qu'elle nous hante constamment, et que sa perspective nous fasse vivre dans la terreur. Elle est toujours présente structurellement, mais ne nous met pas toujours en crise. Elle ne le fait qu'en certaines occasions où les circonstances nous font vivement sentir notre vulnérabilité et concrétisent la proximité et l'inéluctabilité de la mort. Il en va de même pour le doute. Il ne faut pas rechercher la crise en y voyant un signe d'authenticité; il ne faut pas non plus s'étonner quand elle arrive et se croire anormal, ou mauvais croyant.

- Ensuite, si la foi n'élimine pas le doute, par contre, elle l'empêche de triompher. Elle le domine, le surmonte, le vainc. Là aussi, la comparaison avec la mort peut aider à comprendre. Dans la vie, la mort se trouve structurellement présente. Mais elle se trouve maîtrisée, contenue tant que je vis. Quand je mange, quand je fais mon métier ou que je me promène, j'affronte ma mort et je la mets en échec. Je ne la supprime pas, je la soumets. De même, dans la vie croyante, la foi ne cesse de faire face au doute : elle ne l'anéantit pas, néanmoins, elle ne se laisse pas emporter par lui, elle lui résiste, lui tient tête. Elle ressemble au dompteur qui fait face au fauve, toujours dangereux et menaçant (le Nouveau Testament, compare le diable à un lion rugissant cherchant qui dévorer), mais que le dompteur sans cesse domine, muselle, et maîtrise. La foi ne vit pas sans le doute, elle n'élimine pas incertitudes et angoisses, mais elle vit malgré le doute, en dépit de nos incertitudes et de nos angoisses.

En avoir conscience me semble d'une grande importance spirituelle et pastorale. Cela devrait nous détourner d'inquiétudes malsaines concernant la solidité et l'authenticité de notre foi. Souvent les croyants portent en eux des questions et des angoisses qui les culpabilisent, parce qu'ils estiment que la foi devrait les exclure. Ils ont obscurément le sentiment qu'un vrai chrétien, qu'un bon disciple du Christ ne se pose pas certaines questions, qu'il n'éprouve pas certains sentiments. Il arrive que des prédications parlent de la foi d'une manière qui est écrasante pour les gens parce qu'ils savent bien que ce n'est pas cela qu'ils vivent. Il faut nous rappeler que la foi est en même temps très forte et très fragile, très assurée et très incertaine, très enracinée et très menacée en nous, et que l'affirmation du salut par la foi n'exclut pas mais inclut le douteur, parce qu'un doute sérieux fait partie de la foi et qu'il n'y a pas de foi vécue qui ne comporte un élément de doute.

André Gounelle
Théolib, septembre 2002

 

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André Gounelle

Professeur émérite de la faculté de théologie protestante de Montpellier

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