signature

Recherche sur AndreGounelle.fr :

Loading


Accueil > Vie croyante

Croire et croyance

Mon exposé comprendra trois parties. La première portera sur "la foi et le croire". Elle s'inspirera librement d'une analyse de Gerhard Ebeling dans son livre l'Essence de la foi chrétienne. La deuxième s'intitulera "l'excès du croire" et la troisième "croyance incarnée"; ces titres sont ceux de deux ouvrages de Pierre Gisel dont j'utiliserai à ma manière quelques thèmes. Je terminerai par une conclusion qui reprendra des prépositions chères à Luther: "malgré", "en dépit de" et qui, à partir de l'interprétation qu'en propose Vahanian, proposera de "croire malgré les croyances" (plutôt que contre ou sans les croyances). Mon exposé n'apporte pas grand chose de nouveau. Il se contente d'emprunter des chemins qui ont été tracés et parcourus auparavant, même si j'en donne une version personnelle. Probablement, la principale originalité de mon propos consiste à mettre en relation trois auteurs qu'on rapproche rarement.

La foi et le croire

Verbe et substantif

Dans un chapitre de l'Essence de la foi chrétienne, Ebeling écrit que la foi dit et signifie : "je crois". On se tromperait en voyant dans cette affirmation une lapalissade sans portée qui énoncerait une évidence admise par tous. Elle va beaucoup plus loin, et entend souligner qu'il faut comprendre la foi non pas comme un substantif, mais comme un verbe. Pour la même raison, Gisel parle du "croire" plutôt que de la "foi". Contrairement à ce que laissent entendre des expressions qui appartiennent au langage courant, la foi n'est pas un objet, une chose qu'on a, qu'on perd, qu'on retrouve, qu'on conserve, qu'on transmet, tel un trousseau de clefs ou un porte-monnaie. Elle n'est pas un savoir logé dans un coin de mon cerveau ou de ma mémoire qui serait acquis et sur lequel il n'y aurait pas à revenir. Je ne la possède pas comme un champ ou un appartement que j'ai acheté et qui m'appartient, même si je ne m'en occupe pas. Au Moyen Age, peintres et sculpteurs ont souvent donné à la foi la représentation allégorique d'une jeune femme. Ils avaient tort : la foi n'est pas un personnage particulier et spécifique, mais un mouvement, une démarche, une relation vivante et évolutive avec l'ultime, le monde, les autres et moi-même.

Quand on met l'accent sur le "je crois, lorsqu'on privilégie ainsi le verbe sur le substantif, deux conséquences importantes s'ensuivent.

Le "sac de doctrines"

Premièrement, cette insistance empêche de voir dans la foi un "sac de doctrines". Cette expression d'Ebeling vise une déviation courante dans le christianisme, aussi bien en protestantisme qu'en catholicisme, celle de l'orthodoxie ou dogmatisme qui met l'accent sur ce que l'on croit. Sans nier que la foi soit une attitude, l'orthodoxie s'inquiète assez peu de ce que vit le sujet croyant, et de ce que signifie le verbe "croire". Par contre, elle s'occupe beaucoup des croyances, des credenda (des choses qu'il faut croire), par exemple des divers articles du symbole dit des apôtres ou de la Confession de La Rochelle. L'exactitude ou la justesse des croyances lui importe plus que la nature ou l'authenticité du croire. Dans cette perspective, la foi peut se comparer à ces sacs en plastic qu'on met à votre disposition dans les supermarchés. Quand vous rentrez chez vous, votre conjoint et vos enfants ne vont pas prêter la moindre attention aux sacs; par contre ils regardent attentivement ce que vous avez mis et transportés dedans : à leur yeux ce n'est pas le contenant mais le contenu qui compte.

De même, pour l'orthodoxie, les doctrines et croyances déterminent la valeur de la foi. Une valise remplit bien sa fonction quand on y dispose ce dont on a besoin pour voyager, ce qui est prescrit par les conventions (par exemple, une brosse à dent, un rasoir et un pyjama de qualité convenable). De même, une foi qui a des contenus adéquats est bonne. Par contre, elle est défectueuse, voire hérétique, si on y place des objets inutiles, en mauvais état, ou, pire, inconvenants. Il existe une variante libérale, si je puis dire, de l'orthodoxie qui se préoccupe beaucoup du sac, de la valise. On veut avoir des bagages en bon état, pratiques et élégants et on ne se soucie guère de ce qu'ils contiennent. La qualité de l'enveloppe importe plus que ce qu'elle enveloppe. C'est encore une manière de réduire la foi à des choses possédées, pas aux mêmes que l'orthodoxie, mais toujours à des objets. La foi reste encore un substantif, elle ne devient toujours pas un verbe.

"Cette manière de voir, écrit Ebeling, est une terrible méprise". Il ne faut pas assimiler la foi avec la valise, le sac ou leur contenu, mais avec le voyage, le déplacement, l'aller vers. La foi n'est pas une collection soigneusement étiquetée de croyances, elle n'est pas un emballage de bonne qualité, elle n'est pas un avoir, une possession, elle est un "je crois", c'est à dire un événement, une existence, un "je marche", un "je me déplace". On ne peut pas réduire le croire à des croyances ou au paquet qui contient des croyances.

Je et nous

Deuxième conséquence. Quand on affirme : "la foi signifie je crois", le sujet du croire est une première personne du singulier. Dans les confessions de foi, souvent on utilise le "nous" ("nous croyons") plutôt que le "je" (je crois). On peut le comprendre et le défendre; au cours d'une liturgie on exprime les convictions d'une communauté. Il est normal de chercher des formulations où peuvent se reconnaître et se rencontrer beaucoup de gens. Il n'empêche que comme le "je t'aime", le "je crois" n'est pas collectif, mais personnel ; il m'engage à titre individuel et non en tant que membre d'un groupe. On n'est pas croyant par naissance, par appartenance ethnique ou sociale; on l'est à la suite d'un processus, d'une aventure, d'un choix, d'une orientation qui relèvent de ma propre vie.

Sur ce point, l'évangile opère une coupure assez radicale avec les traditions et les convictions de son époque (je signale qu'à la même époque le stoïcisme opère une rupture analogue dans le monde gréco-latin). En gros et en simplifiant, dans la haute antiquité méditerranéenne, chaque nation a sa religion et à chaque religion correspond une nation. L'individu ne compte pas, ou ne compte guère. Il entre en contact avec la divinité et la divinité s'adresse à lui par l'intermédiaire du peuple dont il fait partie. Le fidèle est immergé dans le groupe, dépendant de lui. Le groupe est l'instance religieuse primaire, primordiale, fondamentale et déterminante; le croire a un caractère foncièrement collectif. Le Premier Testament en donne un exemple, parmi bien d'autres. Un Dieu, Yahvé, y fait alliance avec un ensemble de tribus, les hébreux qui se disent et s'estiment issus d'un ancêtre commun, Abraham. C'est le peuple qui est élu, non l'individu; les individus ne sont des fidèles qu'en tant que membres du peuple élu. Dans la prédication de Jésus, un retournement s'opère. Dieu désormais choisit, élit des personnes. Il fait alliance avec des individus considérés en eux-mêmes. On ne parle plus désormais de peuple élu ou saint, mais d'hommes et de femmes appelés et sanctifiés indépendamment de leurs appartenances ethniques ou sociales. Il n'y a plus ni juifs ni grecs. Dieu communique avec chacun directement, et non pas à travers une communauté et par son moyen.

À cet égard, quand en christianisme on emploie l'expression "peuple de Dieu" pour désigner l'église, on entretient une confusion fâcheuse. Les courants majoritaires du judaïsme traditionnel affirment qu'il y a un peuple élu, un peuple de Dieu, celui d'Israël. Pour l'évangile, il existe une communauté d'élus. Ce n'est pas la communauté elle-même qui est élue, mais les croyants qui la composent. Dieu n'intervient plus par l'intermédiaire d'un groupe qui aurait un statut privilégié. Désormais, il agit au niveau des individus. Les croyants forment une "assemblée" ou une "réunion" (c'est ce que veut dire le mot grec ecclesia qu'on a traduit pas église). L'église n'est pas un peuple, mais pour reprendre l'expression du théologien libéral américain James Luther Adams, une association de volontaires. Cela ne signifie nullement qu'ils n'aient pas à se préoccuper les uns des autres et à vivre ensemble, ils doivent chercher autant que possible à dire "nous". Mais ce n'est pas le "nous" qui détermine le "je", c'est le "je" qui en se joignant à d'autres "je" forme le "nous". Le "je crois" n'a pas à répéter un "nous croyons" collectif. Le "nous croyons" se balbutie à partir d'un grand nombre de "je crois" qui ont su, à un moment donné, converger; en aucun cas, le "nous" n'a le droit d'étouffer et de faire taire un "je crois" divergent.

L'excès du croire

Un surcroît irréductible

Ma deuxième partie a pour titre "l'excès du croire". Que veut dire cette expression, que j'emprunte à Pierre Gisel? Elle entend signifier que la foi déborde toujours les catégories qu'on veut lui appliquer. Elle échappe en partie aux systèmes d'explications qui tentent d'en rendre compte. Elle ne se laisse pas enfermer dans des limites et dans des cadres; elle leur résiste et les transgresse. Elle comporte toujours un surplus que les analyses psychologiques, sociologiques, historiques, philosophiques, théologiques n'arrivent pas à cerner. Ces analyses ont de l'intérêt, Elles nous apprennent beaucoup et nous aident à comprendre. Pourtant, elles restent radicalement insuffisantes; elles souffrent toujours d'un défaut ou d'un manque. Le croire porte en lui un surcroît irréductible et insaisissable qui se constate à trois niveaux : d'abord, à celui du sujet qui croit; ensuite à celui de l'expression du croire, et enfin à celui de l'objet du croire. Voyons successivement ces trois niveaux.

Le sujet

Au niveau du "je", l'excès du croire se manifeste par l'impossibilité de mesurer et d'évaluer la foi, que ce soit la sienne ou celle des autres. On n'a ni les moyens ni le droit d'en juger. La tradition protestante a fortement souligné qu'il s'agissait d'une question interdite parce que réservée à Dieu qui seul sonde les cœurs et les reins. Ni les autorités ecclésiastiques ni les pasteurs ni les proches ne peuvent peser, apprécier l'authenticité et la sincérité de celui qui dit "je crois" ni affirmer "Un tel a la foi et un tel ne l'a pas". Je ne peux même pas me prononcer sur mon cas personnel. Mon propre croire se dérobe à ma conscience, échappe à mon analyse. Il m'habite sans que je puise le saisir; je suis incapable de vérifier s'il s'agit d'une réalité ou d'une apparence, voire d'une illusion. Je ne sais pas si je crois vraiment, j'ignore qui croit vraiment. Je ne dois pas m'en inquiéter, mais accepter cette ignorance et cette incertitude ; elles témoignent que le "je" ne maîtrise pas sa foi. Dans les termes de la théologie classique, on dira que ma foi ne m'appartient pas, qu'elle m'arrive du dehors et me saisit, mais que je ne la produis pas. "Cela ne vient pas de vous, dit l'apôtre, c'est le don de Dieu".

L'expression

Il y a, en deuxième lieu, un excès du croire par rapport à ses expressions ou à ses manifestations. La foi ne se réduit pas à la rectitude des croyances, à l'exactitude des pratiques, à l'accomplissement régulier de rites, au lien avec une institution, au respect d'une tradition. Tout cela est important, peut-être indispensable, mais ne définit pas la foi. Elle se situe dans un autre ordre qui nous échappe.

On constate que dans la Bible souvent Dieu opère des ruptures et appelle à des transgressions par rapport à la religion établie qui voudrait régenter le "croire". Il choisit ses porte-parole, ses témoins ou ses hérauts en dehors de toute règle, voire contre la règle; ainsi en va-t-il pour Jacob, Joseph, Moïse, David, Jérémie. Ceux qui s'inscrivent rigoureusement dans un ordre religieux, les prêtres, les pharisiens se voient contestés par les prophètes. Les évangiles donnent en exemple de foi des polythéistes et des idolâtres (romains, samaritains, mages), et aussi des exclus, des marginaux par rapport à l'ordre religieux, des péagers, des prostituées, sans pour cela exclure ou nier la foi de ceux qui vivent dans le judaïsme orthodoxe. La foi se manifeste tantôt dans l'obéissance et la conformité, tantôt dans la révolte et l'étrangeté. On ne peut pas parler systématiquement d'une infidélité des fidèles et d'une fidélité des fidèles. La foi ne cesse de brouiller les catégories, les classements, les indices. De même dans l'histoire de l'église, on voit que souvent des non conformistes et des révoltés ont incarné à certains moments la foi contre l'institution religieuse, que ce soit François d'Assise, Luther ou Schweitzer. Mais la foi vit aussi dans l'institution. Elle ne se laisse pas enfermer dans les cadres établis; elle ne se localise pas seulement en dehors d'eux. Elle représente un excès, un surcroît, qu'on ne peut localiser ni à l'intérieur ni à l'extérieur de la religion, qui se produit tantôt ici, tantôt là sans qu'on sache pourquoi.

L'objet

Troisièmement, l'excès du croire tient à son objet. La foi demeure, en partie, insaisissable parce qu'elle vit d'un décalage d'une inadéquation, d'une hétérogénéité. Son objet la dépasse.

À cet égard, il existe une différence considérable, signalée et analysée par Thomas d'Aquin, par Kant, puis par les existentialistes, entre la foi, le savoir et l'opinion.

 Le savoir à un triple objectif ou un triple idéal, qu'il n'atteint jamais complètement, mais qu'il s'efforce d'approcher le plus possible : il vise l'adéquation, l'homogénéité et l'objectivité. D'abord, l'adéquation. Il veut construire une représentation aussi exacte que possible de l'objet étudié. Il entend en donner une image d'une conformité sinon totale, du moins très grande. Ensuite, l'homogénéité. Le savoir tente d'éliminer l'inconnu, l'inexpliqué, l'anomalie. Il cherche une compréhension de la réalité qui soit globale, uniforme et cohérente qui ne comporte pas d’exception ni d’étrangeté. Enfin, l'objectivité. Le savoir redoute la subjectivité; il donne un rôle minime, voir nul à l'individualité de celui qui sait. Les constats, les calculs, les théories, les conclusions scientifiques doivent s'imposer par leur rationalité ou leur évidence propre. Leur validité ne dépend pas, ou ne dépend que peu, de la personnalité du savant.

Il en va tout autrement du croire. Il se réfère à une transcendance, c'est-à-dire à une réalité qui demeure, en tout état de cause, étrange, énigmatique, mystérieuse. Elle ne se laisse pas ramener au connu, au constatable, à l'observable. Elle nous échappe en grande partie. On ne peut pas la saisir ni la dire adéquatement. On n'arrive pas à la comprendre ni à la décrire, on parvient seulement en témoigner, et le témoignage a forcément une forte dimension subjective et engage personnellement celui qui le rend. Le croire ne relève pas de l'explication, mais de l'implication. Le savoir range et arrange, la foi dérange.

L'opinion est un "croire que", la foi est un "croire en". Croire que Dieu existe signifie qu'on le pense probable; probabilité dont on espère qu'elle pourra se vérifier et se transformer en certitude. L'opinion aspire à devenir un savoir. "Croire en Dieu" signifie vivre en fonction de Dieu. La foi met en jeu le sens et l'espérance qui orientent mon existence, alors que le savoir explore les causes et la nature des choses. Ce thème traverse l'histoire de la pensée occidentale. Luther voit dans la foi une manière d'exister et non une gnose, donc une pratique et non une connaissance, Kant fait de Dieu un postulat de la raison pratique et non une conclusion de la raison pure; il déconnecte donc la foi du savoir et la place du côté du faire et du vivre. Schleiermacher revalorise la pratique et l'esthétique contre le dogme. Chacun de ces auteurs, à sa manière, essaie de rendre compte de cet "excès" ou de ce "surcroît" que comporte l'objet de la foi par rapport à l'objet du savoir. Bien entendu, quand on tente de réduire l'objet de la foi à un objet de savoir, on entre dans le processus qui conduit à la mort de Dieu.

Croyance incarnée

Le vocabulaire

Pierre Gisel, après L'excès du croire a publié un autre livre Croyance incarnée. J'ai repris son titre, mais j'aurais préféré dire Le croire incarné pour garder le verbe, et éviter le mot équivoque, ambigu de croyance. Croyance peut vouloir dire deux choses : l'acte de croire et c'est en ce sens que Gisel l'emploie. Il peut désigner aussi ce que l'on croit, l'objet du croire. Je n'entre pas dans l'analyse de ces deux sens qui s'appellent, s'entremêlent et se chevauchent sans pourtant se confondre. Comprenez seulement qu'ici croyance équivaut à l'acte de croire.

Contre la marginalisation du croire

En soulignant que le croire échappe à tous les systèmes, qu'il y a en lui quelque chose d'inassimilable, d'irréductible, d'inclassable, on risque d'en faire un "ailleurs", et de couper tous ses liens avec la réalité. Ce danger, les théologies dialectique, existentielle et libérale ne l'ont pas toujours évité. Elles ont justement et vigoureusement protesté contre "la captivité babylonienne" du croire dans des institutions ecclésiales, dans des formules doctrinales, dans des rites obligatoires. Leur protestation a empêché la religion de dégénérer en superstition. Elle s'accompagne, cependant, d'une lourde contrepartie : la marginalisation et le repli du croire sur lui-même. On a eu tendance à situer la foi dans l'invisible, dans l'immatériel, et à lui dénier toute substance concrète. On la juge autonome, pour ne pas dire autiste, sans contact avec autre chose. On lui redonne, sans doute, une pureté, mais en la rendant évanescente et idéelle, en la coupant des réalités.

On peut citer plusieurs exemples de cette dérive. Par exemple, la valorisation de l'intériorité ou de l'authenticité et le mépris pour les manifestations religieuses (cérémonies, célébrations) ont fait disparaître des points de repère et d'accrochage souvent nécessaires; on supprime ce que, pour reprendre une expression de Calvin, on pourrait appeler des béquilles. Ainsi, on a voulu faire du baptême et de la Cène des signes d'une foi mûrie, confirmée et leur enlever toute dimension sociologique (pas de baptême simple fête de famille que l'on célèbre parce que telle est la coutume). On ne s'est pas demandé si les sacrements n'aidaient pas la foi à se concrétiser et si elle n'avait pas besoin pour s'exprimer et se développer de manifestations ou de marques sociologiques. On a voulu des célébrations de Noël expurgées de tout élément folklorique sans s'interroger sur la signification du folklore pour la structuration de l'être humain. Dans un autre domaine, on a établi une séparation stricte entre la science et la foi, comme si la réalité pouvait se cloisonner, et l'être humain se compartimenter. Il ne faut certes pas mélanger les deux domaines. On a raison de les distinguer. Mais la volonté de ne pas les confondre a conduit à une incapacité de les articuler entre eux, ce qui est grave..

Une présence transcendante

Dans tous ces cas, on constate la même erreur. Qu'il y ait un excès, ou un surcroît de la foi par rapport à ses expressions ou par rapport à tout système d'intelligibilité signifie qu'elle les déborde, mais également qu'elle les habite. Ce qui déborde se trouve au dedans, même s'il n'y est pas enfermé ou confiné et ne se situe pas seulement au dehors, à l'extérieur ou ailleurs. En même temps que de la transcendance du divin, le croire témoigne de son incarnation dans l'humain. On peut dire, avec Gisel, que l'évangile proclame essentiellement que "l'altérité de Dieu est venue s'inscrire en histoire". On peut également dire, en reprenant cette fois-ci une formule de Vahanian, que le christianisme croit en une "présence transcendante".

En insistant sur l'excès ou le surplus du croire, on défend la transcendance et l'altérité, on empêche qu'elles soient absorbées, englouties, éliminées par les structures du monde. Dieu ne se confond jamais avec la religion. En soulignant l'incarnation du croire, on défend sa présence, son inscription dans notre histoire ou notre existence effective; on s'oppose à la marginalisation et à l'exil de la foi loin des réalités du monde. La foi a besoin de s'inscrire dans le concret, le quotidien et le banal. Elle meurt tout autant d'une religion qui l'asservit que de l'absence de religion. L'altérité dont elle témoigne ne renvoie pas à un au-delà, elle s'insère ou s'incarne dans l'ici-bas. Il faut tenir ensemble les deux pôles, celui de l'étrangeté du croire et celui de sa familiarité, celui de son irréductibilité et celui de sa accommodation, pour reprendre un terme de Calvin. D'un côté, le croire se montre réfractaire au monde; de l'autre il fait corps avec lui.

Les structurations de la foi

Gisel ne cesse contre un angélisme ou un idéalisme de rappelle l'importance des structurations ou des médiations du croire. Elles concrétisent le croire et lui donnent une réalité dans le monde, même si elles ne l'enferment pas. J'en mentionne trois parmi d'autres :

D'abord, les traditions, ou l'héritage. La foi vient à nous à travers une chaîne humaine qui nous transmet non seulement un message, mais aussi un ensemble symbolique de représentations, d'images et de concepts qui nous permettent d'exprimer et de penser notre croire, aussi bien quand nous les critiquons et les contestons, que lorsque nous les approuvons et adoptons.

Ensuite, pour le christianisme, les récits et narrations bibliques. Même si nous ne les prenons pas à la lettre, ils nous fournissent un langage, des images, des contes, des enseignements qui nous aident à exprimer et à vivre notre croire. Sans faire de la Bible un pape de papier, un livre divin aux sentences infaillibles, nous devons l'utiliser comme le vocabulaire et la grammaire qui nous permettent de dire notre foi.

Enfin, les lieux et les temps institutionnels, je veux dire les rites, les liturgies, les dogmes, et aussi les organisations ecclésiales. Ces temps et ces lieux ne doivent pas être sacralisés ni absolutisés. Ils sont foncièrement relatifs, d'une part parce qu'ils dépendent d'une culture, d'autre part et surtout, parce qu'ils renvoient et se réfèrent à une transcendance qui les dépasse. L'infini se dit, se rend sensible à travers le fini; il ne s'y enferme pas. Selon le principe de l'extra calvinisticum (opposé à l'intra lutheranum), l'incarnation signifie que Dieu entre en finitude tout en la débordant et, donc, sans s'identifier avec quoi que ce soit de fini. En même temps il fonde et relativise ce qui le manifeste. Il habite et conteste ce qui sert à concrétiser sa présence.

Conclusion
Croire malgré les croyances

Je conclus. Luther a écrit que la foi disait toujours : je crois "en dépit de", "malgré". En général, on applique ce "en dépit", ce "malgré" aux négativités de l'existence ; je crois malgré la souffrance, malgré la mort, malgré l'injustice, malgré les côtés sombres de ma personnalité. On entend parfois dans les cultes une "confession de foi" bâtie sur ce thème. Il est juste, mais insuffisant. Le "malgré" concerne, en effet, tout autant les réussites que les ratés, tout autant les réalisations que les échecs, tout autant ce qui va bien que ce qui va mal. On croit malgré ce qui s'oppose à la foi, mais aussi malgré ce qui la conforte. On croit malgré les diables obscurs et aussi malgré les anges lumineux. Je rappelle que diable veut dire ce qui disloque, démantibule et détruit, et qu'ange signifie "messager". Je ne fais pas de la mythologie, je me sers de ces figures métaphoriquement.

Malgré veut dire, ici, à la fois "avec" et "contre". En se référant à une expérience que fait tout auteur et tout conférencier, Vahanian explique qu'il s'exprime malgré les mots. Les mots représentent en même temps, un outil indispensable et un obstacle à surmonter. Sans eux, on ne pourrait rien dire, mais dire quelque chose implique qu'on se batte avec eux. De même, pour Vahanian, la Parole divine nous atteint "malgré la Bible". L'Ancien et le Nouveau Testament sont à la fois un instrument indispensable et une entrave. Je prolonge. La foi se pense malgré dogmes et doctrines, c'est à dire en les reprenant et en les critiquant. On croit malgré les croyances, non pas en les éliminant, mais en se débattant avec elles. Dieu se manifeste malgré le monde, non pas hors du monde (sans cela il n'y serait pas présent) non pas, non plus, par le monde (sans cela il n'en serait pas différent). Pour illustrer ces malgré, on pourrait parler d'iconoclasme, en précisant que l'iconoclasme ne supprime pas les images, ne prétend pas s'en passer, mais les utilise en les déchirant ou en les brisant. Vous savez peut-être que dans les merveilleux entrelacs décoratifs des mosquées, l'artiste introduit toujours quelque part un défaut, un raté, pour que ce qui manifeste la perfection divine ne puisse pas prétendre à la perfection : voilà un bel exemple de l'iconoclasme tel que je l'ai défini. Ne rêvons pas d'un croire sans croyances; travaillons pour un croire qui sache utiliser les croyances sans s'en rendre prisonnier.

André Gounelle
Théolib, mars 2004

feuille

 

André Gounelle

Professeur émérite de la faculté de théologie protestante de Montpellier

Webmaster : Marc Pernot