Je vais cet après-midi tenter un parallèle sur le thème de la révélation
entre trois théologiens protestants, Troeltsch, Tillich et Barth. Beaucoup
d’entre vous savent que j’ai beaucoup travaillé sur Paul Tillich
(1886-1965) et vous ne vous étonnerez pas que j’en parle. Je n’ai pas
besoin de justifier le choix de Barth : pour les gens de ma génération, que
l’on s’inscrive dans son sillage ou non, il reste une référence
incontournable. Par contre, Troeltsch doit vous paraître plus inattendu. Je
le situe rapidement. Il est né en 1865 (vingt ans avant Barth et Tillich)
et mort en 1923. Il enseigne longtemps la théologie systématique à
Heidelberg où il se lie d’amitié et collabore étroitement avec Max Weber.
Il est proche de l’école dite de l’histoire des religions et est un
pionnier de l’approche sociologique des phénomènes religieux du passé et du
présent. Il réfléchit sur la modernité, l’historicité et développe une
philosophie néo-kantienne de la religion, de l’histoire et de la culture.
Après la guerre, il est un des rares théologiens à se rallier à la
République de Weimar, et il occupera même quelque mois un poste
ministériel. Il meurt assez jeune – 58 ans – d’une crise cardiaque. Il
tombe ensuite très vite et injustement dans l’oubli mais aujourd’hui on
s’intéresse de nouveau à lui, ses démarches et problématiques étant très
proches, à un siècle de distance, de nos préoccupations actuelles.
Troeltsch et Tillich
Je commence par une première partie sur Troeltsch et Tillich. Ma
comparaison portera sur trois points. Premièrement, la révélation est une
histoire et non un savoir ; deuxièmement, cette histoire est personnelle,
intime ; troisièmement, la révélation chrétienne entretient une relation à
élucider avec une histoire générale du salut.
1. Une histoire et non un savoir
Pour nos deux auteurs, comme bien d’autres notions de la théologie
chrétienne, celle de révélation donne lieu à de graves contresens. Trop
souvent, on la comprend mal. Beaucoup, déclare Tillich, entendent par
révélation « une information sur les choses divines, donnée par Dieu aux
prophètes et aux apôtres, et dictée par l'Esprit divin aux auteurs de la
Bible, du Coran et d'autres livres sacrés ». Troeltsch écarte l’idée
fréquente que la révélation nous communiquerait des vérités surnaturelles
qui, sans elle, nous resteraient cachées et inaccessibles, parce que
l'entendement ordinaire n'y a pas accès.
Ce sens courant masque ce que la révélation chrétienne a de spécifique.
Même si elle comporte un élément de connaissance, elle ne fournit pas un
savoir sur des objets. Elle « n'augmente pas notre connaissance des
structures de la nature, de l'histoire et de l'homme » écrit Tillich. Elle
« ne nous aide pas à construire des paquebots et des trains » dit
sarcastiquement Troeltsch dans un de ses cours. Elle ne fournit pas des
renseignements scientifiques sur des objets du monde, et pas, non plus, des
informations sur le monde du sacré ; elle ne formule pas des doctrines que
la foi devrait tenir pour vraies.
La révélation, affirment nos deux auteurs, ne nous apprend pas quelque
chose sur Dieu, elle rend Dieu présent. Elle met en communion avec lui et
elle transforme. Elle suscite une manière d'exister. Elle n’apporte pas des
enseignements, elle met en route une dynamique. Elle ne relève pas, ou,
plus exactement, elle ne relève pas directement ni principalement, de la
connaissance ; elle est, avant tout une puissance qui agit en nous et sur
nous. Ainsi, Troeltsch déclare que la révélation est « la présence de Dieu
en l'âme humaine ... elle ne consiste pas en des doctrines sacrées, mais
dans l'augmentation de la conscience de Dieu ... elle est la conscience
montante de l'unité de l'esprit humain et de l'esprit divin ». De son côté,
Tillich voit dans la révélation une expérience au cours de laquelle
l'Ultime se manifeste à l'esprit humain et s'empare de lui ; elle a pour
but la concrétisation existentielle de l'essence divino-humaine (par «
essence divino-humaine », entendez l’homme en communion avec Dieu, la
nouvelle créature dont parle Paul). Il en résulte qu'on ne peut pas
dissocier d’une part la révélation d’avec la foi, de l’autre la révélation
d’avec le salut.
D’abord, la révélation et la foi. Elles forment les deux facettes d'une
seule et même réalité vivante. Elles s'impliquent nécessairement, et, si
elles ne s'identifient pas entièrement, leur étroite corrélation fait que
l'une ne va jamais sans l'autre. « Il n'y a pas de révélation qui ne donne
naissance à la foi, écrit Troeltsch, ni de foi en dehors d'une révélation
». « Il n'y a pas de révélation, affirme Tillich, si personne ne la reçoit
comme sa préoccupation ultime ». Quand on situe la révélation dans l'ordre
du savoir, on en fait un ensemble d'énoncés exacts sur des objets. Ces
énoncés ont une consistance propre et une vérité intrinsèque, qu'on les
reçoive ou non, indépendamment de leur acceptation ou de leur rejet. Par
contre, si on voit dans la révélation un processus existentiel, elle ne se
produit que si on l'accueille. On ne peut pas la considérer en elle-même,
dans son contenu, en dehors de son impact. « Si on la comprend
dynamiquement, écrit Troeltsch, la révélation n'existe pas séparément ...
mais plutôt en ses effets ».
Ensuite, la révélation et le salut. Pour nos deux auteurs, la révélation
est l'histoire dans laquelle la présence et l'action de Dieu deviennent des
expériences personnelles. Il s'ensuit que la révélation s'identifie avec le
salut. Pour Tillich, la révélation est le processus par lequel le salut
s'effectue. « Là où il y a révélation, écrit-il, il y a salut ... Là où il
y a salut, il y a révélation ». De son côté, Troeltsch déclare que « le
concept de rédemption renvoie à celui de révélation » et il reprend à son
compte la phrase de Schleiermacher : « la rédemption n'est rien d'autre que
la foi ». Ce lien qu’établissent nos deux auteurs entre révélation, foi et
salut se réfère à la célèbre affirmation de Paul : « C'est par la grâce que
vous êtes sauvés, par le moyen de la foi » (la grâce correspondant à la
révélation, c’est-à-dire à la présence agissante de Dieu en nous).
2. Une histoire personnelle
Premier point : la révélation est une histoire non un savoir. Deuxième
point : cette histoire a un caractère personnel. La révélation concerne et
atteint des personnes. Si sur le premier pont, il y a un accord total entre
Troeltsch et Tillich, ici, on constate une différence d'accentuation, qui
n'est pas sans portée ni conséquence.
Troeltsch voit dans la révélation un processus essentiellement interne ou
intérieur. Il s'agit d'une histoire intime. Elle se passe en nous ; elle
consiste en la communion, voire en la fusion qui s'opère progressivement
(mais jamais complètement) entre l'esprit de Dieu et notre esprit. Elle a
un caractère éminemment subjectif et personnel. Elle n'est pas la même pour
tous, et chacun doit la vivre à sa manière dans une appropriation qui ne
peut qu'être singulière. Tout ce qui relève de l'extériorité découle de la
révélation, mais n'en fait pas partie et n’en constitue, aux yeux de
Troeltsch, ni un préalable ni un instrument. Ainsi, la Bible est un
témoignage rendu à la révélation et non un document révélé ou porteur de
révélation. La théologie ne formule pas le contenu de la révélation, mais
propose une interprétation, toujours discutable et révisable, de la
communion intime avec Dieu qui est la révélation à proprement parler. La
religion instituée avec ses structures dogmatiques, rituelles et
communautaires naît d'un travail de réflexion, d'imagination et de mise en
pratique, à partir de la révélation ; il n’y a pas de religion révélée,
mais une religion qui se développe et se construit à partir ou sur le
fondement de la révélation, sans que les structures ainsi édifiées puissent
prétendre être révélées. Elles ne sont pas la révélation, elles en sont une
lecture.
Tillich va, au contraire, insister sur l’extériorité de la révélation,
comme le font à la même époque Barth, Brunner et Bultmann. Tillich
appartient à cette nouvelle génération théologique qui apparaît dans les
années 20 et qui réagit contre ce qui lui apparaît être les faiblesses, les
manques, voire les erreurs de la génération précédente, celle dont
Troeltsch fait partie. Extériorité de la révélation donc, mais extériorité
existentielle et non objective ; la révélation, selon Tillich, se constitue
dans une bipolarité, celle du miracle et de l'extase. Je définis rapidement
ces deux mots.
D'abord, le miracle n’est ni un prodige ni l’effet d'une causalité
surnaturelle, mais un « événement signe », autrement dit un événement à
travers lequel nous percevons quelque chose qui nous dépasse et qui nous
fait signe. Cet événement peut être tout à fait banal et s'expliquer le
plus naturellement du monde. Il n'en prend pas moins sens pour nous parce
qu'il nous parle, ou plus exactement parce qu'à travers lui quelque chose
ou quelqu'un nous parle. Comme on le voit chez Jean, ce qui est miracle ou semeion pour l'un ne l'est pas pour l'autre. Qualifier un
événement de miracle ne concerne en rien sa nature intrinsèque, mais
indique la signification qu'il prend pour nous.
Au miracle répond ou correspond l'extase, terme jumeau de celui
d'existence, qui désigne une sortie et un dépassement de soi, sans qu'il y
ait abandon ou destruction du soi, ni annulation ou négation de la raison.
Dans le miracle ainsi compris, l'altérité entre dans le soi et s'y
implante, tout en restant différente. Dans l'extase ainsi définie, le soi
s'ouvre à autre chose, sans se perdre ou se dissoudre. Troeltsch souligne
aussi que dans la révélation intervient une altérité, mais il pense qu’elle
agit intérieurement, intimement, alors que Tillich y voit un événement (au
sens étymologique de ex ventus, ce qui vient du dehors). Ce qui
vient du dehors ne fournit cependant pas pour Tillich un objet ou un
contenu ; il nous transforme. Pour Tillich il n’y a pas révélation de
doctrines, mais l'événement d'une rencontre que nous pensons ensuite en
terme doctrinaux.
Cette prise en compte différente de l'altérité se traduit dans les propos
des deux auteurs. Ceux de Troeltsch, quand il parle de foi et de
révélation, font plutôt penser à un développement de la conscience
religieuse, à une progression de la vie intérieure, à un approfondissement
de la communion avec Dieu. Tillich, pour sa part, insiste sur l'irruption,
le choc, le heurt, la secousse, l'ébranlement, le saisissement, que
représente ou que provoque la révélation. Le contraste entre les deux
théologiens s’explique en grande partie sans doute par leur expérience
spirituelle respective, mais aussi par leur soubassement philosophique :
Troeltsch est influencé par l’idéalisme néo-kantien même s’il n’est pas
sans critique à son égard (je vous rappelle qu’idéaliste en ce sens ne
renvoie pas à idéal mais à idéel, à la subordination de l’objet à l’idée ;
le réel dépend de la conscience ou de la perception qu’on en a), alors que
la pensée de Tillich, comme celle de beaucoup de gens de sa génération, est
fortement marquée par l’existentialisme (plus précisément par Kierkegaard)
même s’il a conscience des limites de l’existentialisme.
3. L'histoire de la révélation
J’en arrive au troisième point qui porte sur le lien à établir entre cette
insistance sur le caractère personnel, voire intime de la révélation et
l'affirmation chrétienne d'une révélation qui se passe dans l'histoire d'un
peuple et dans celle de l'humanité, dans une histoire qui n’est donc pas
seulement subjective ou intérieure mais aussi objective ou extérieure et
qui dépasse celle de la personne humaine. Comment l’intimité de la foi, née
d’une rencontre personnelle avec Dieu s’articule-t-elle avec ce que raconte
la Bible ?
Troeltsch répond à cette question en soulignant le conditionnement
historique de la conscience. Chacun de nous subit des influences, hérite
d'un passé qui le forme et qu'il s'approprie. En particulier, des
personnalités exceptionnelles nous marquent, elles ont une « importance
créatrice » et la révélation nous atteint à travers elles. En reprenant à
sa manière un thème de Thomas Carlyle, Troeltsch souligne le caractère «
héroïque » de la foi, héroïque en ce sens qu'elle dépend de « héros »,
qu'elle admire et vénère, qui montrent le chemin, ouvrent des voies, et
nous appellent à les suivre. Par rapport aux héros de la foi, le croyant
vit une révélation « reproductive » ou imitative. C'est dans cette
perspective que Troeltsch situe Jésus. De tous les héros, il est le plus
grand, celui qui a le plus d'impact et d'influence. Même si on ne peut pas
exclure qu'il soit un jour dépassé, cette éventualité reste peu probable,
et, en tout cas, elle paraît pour l'instant inactuelle. En Jésus, la
révélation atteint un sommet. À cause de cela, il est le maître et
l'inspirateur de notre foi, et par une sorte de contagion au contact de sa
personnalité, sa révélation nous atteint. Dans ce processus, la Bible joue
un rôle central et fondateur, non pas en tant que document révélé, mais en
tant que témoignage rendu à la révélation qui se manifeste, qui agit dans
les prophètes, les apôtres, et surtout en Jésus.
Selon Troeltsch, le christianisme n'a pas le monopole ou l'exclusivité de
la révélation. Dans toute l'histoire de l'humanité, la conscience de Dieu
existe et prend des formes multiples. Ailleurs, dans d'autres cultures et
dans d'autres religions, Dieu se fait sentir et est perçu. Ces diverses
révélations n'ont pas toutes la même valeur. Certaines paraissent nettement
inférieures à d'autres. On ne peut cependant pas parler de progrès continu.
Notre religion ne vaut pas mieux que celle des premiers chrétiens ; elle
est différente, parce que le contexte implique une adaptation non pas de la
substance, mais des formes d'expression de la révélation. Par contre, la
religion chrétienne est nettement supérieure à celle des indigènes de la
Terre de Feu, parce que plus morale et spirituelle.
De son côté, Tillich souligne que la révélation n'atteint la conscience
personnelle qu'à travers des médiums. Ces médiums sont divers : la nature,
l'histoire, des personnalités (auxquels il donne aussi beaucoup
d'importance), et la parole de la prédication. Alors que Troeltsch
privilégie les continuités et les évolutions, Tillich met plutôt l'accent
sur des ruptures, sur l'alternance entre des moments forts, les kairoi, qui ne sont pas des sommets où parvient l'immanence dans
sa recherche de la transcendance, mais des percées qu'opère la
transcendance dans son action à l'intérieur de l'immanence. Jésus ne
représente pas tant le plus haut point atteint par la conscience religieuse
de l'humanité, que le kairos décisif, le moment central où la
transcendance fait surgir du radicalement nouveau dans le monde. Il n'est
pas la seule manifestation de Dieu, le seul lieu où il se révèle, mais il
est la manifestation normative, celle qui a valeur de référence.
Même si elle représente une percée décisive, on ne doit pas isoler et
mettre à part la révélation néotestamentaire. Elle a été précédée par
Israël et se continue dans l'Église. Avant Jésus, se déroule une révélation
préparatoire, celle de l'ancien Testament, et le suit une révélation «
dépendante » ou recevante, écrit Tillich, alors que Troeltsch parle d'une
révélation « reproductive » ou « progressive », non pas parce qu'elle
marquerait un progrès, mais parce qu'elle se continue. La révélation n'est
pas close, achevée ni terminée. Elle se poursuit sous la forme d'une
interprétation en partie créatrice, qui ne perfectionne pas la révélation
fondamentale ou originelle, mais se l'approprie et l'adapte.
On a le sentiment que dans l'histoire de la révélation, la Croix ne tient
pas grande place pour Troeltsch (ou du moins elle n'intervient qu'en tant
qu'elle montre, mieux que tout autre chose, la grandeur de Jésus). Au
contraire, pour Tillich elle joue un rôle essentiel parce qu'à Golgotha,
Jésus se sacrifie en tant que médium à ce qu'il médiatise pour ne pas
l'occulter, le remplacer, et devenir une idole. C'est la croix qui fait du
Christ non pas une révélation exclusive, mais la norme de toute révélation.
Conclusion
Je termine cette mise en dialogue de Troeltsch et de Tillich. Dans un
article de 1924, Tillich évalue ce qu’a de positif et de négatif l’œuvre
Troeltsch.
Le positif : Troeltsch a très bien vu le problème majeur de la théologie
chrétienne moderne : comment penser la présence et la manifestation de la
transcendance dans l'immanence ? Et il a justement, lucidement critiqué et
écarté deux mauvaises solutions : celle qui situe Dieu et sa révélation au
dessus et en dehors du monde et qui, par conséquent, nous soumet à une
autorité hétéronome écrasante, abêtissante, selon une expression de Pascal,
comme on le constate dans les fondamentalismes (qu’ils soient chrétiens ou
musulmans) ; celle qui évacue la révélation en faveur d’une spiritualité de
sagesse qui rend l’homme autonome et abandonné à lui-même, à ses propres
lumières, puisqu’elle cherche en lui la vérité dernière, comme tentent de
le faire les théologies dites de la mort de Dieu (je pense par exemple au
petit livre d’Albert Gaillard, Dieu à hauteur d’homme) et aussi
les religions sans Dieu, plus ou moins inspirées de l’Orient, qui attendent
tout du travail sur soi.
Le négatif : s'il a bien posé le problème, par contre Troeltsch n’a pas su
lui apporter une solution satisfaisante. En dépit de ses intentions, il ne
parvient pas à faire suffisamment droit à la transcendance, à l'altérité, à
l'événement de son surgissement dans le monde. Probablement, de son côté,
Troeltsch aurait estimé que Tillich ne réussit pas à se dégager vraiment
d'une pensée supranaturaliste. Je n’entends pas trancher ce débat, en
faveur de l’un ou de l’autre. À mon sens, chacune des deux orientations
théologiques constitue pour l’autre une interpellation, une mise en garde,
un avertissement ou un correctif. Il me paraît plus important de les mettre
en tension que de supprimer la tension.
Tillich et Barth
Deuxième essai de dialogue ou de confrontation sur le thème de la
révélation, cette fois-ci entre les théologies de Tillich et de Barth. Les
deux hommes sont exactement contemporains, ils sont nés la même année en
1886 ; ils se sont connus, rencontrés, ont échangé et débattu l’un avec
l’autre, et il y a entre eux une relation complexe faite d’accords
importants et de désaccords profonds. Je vais me référer essentiellement à
des textes que Barth qui datent des années 30 à 50, une période où, en
raison de son affrontement avec le nazisme et des mouvements apparentés (ou
qu’il soupçonne d’être apparentés), Barth se montre souvent dur, agressif
et cassant (pensez, par exemple, à sa controverse avec Brunner) ; ce sont
des écrits de combat tout autant de réflexion. Les spécialistes discutent
beaucoup de ce qui se passe ensuite : Barth revient-il en partie sur ses
positions antérieures, ou se contente-t-il de les nuancer, de les
complexifier ? Je n’entre pas dans ce débat, je me contente de préciser que
je parle d’une période de la pensée de Barth et pas de l’ensemble de son
œuvre. Je vais procéder en trois points : d’abord événement et connaissance
; ensuite, le Christ ; et, enfin, extériorité et intériorité.
1.Événement et connaissance
J’ai dit que selon Troeltsch et Tillich, la révélation est une histoire et
non un savoir. Pour Barth aussi, la révélation est avant tout une histoire
; elle est l’événement de la rencontre entre Dieu et l’homme. Cet
événement, c’est Dieu et Dieu seul qui la provoque. Il nous rencontre parce
qu’il a décidé de venir à nous, non pas parce que nous serions parvenus à
lui, parce que nous aurions suffisamment travaillé ou cheminé pour
l’atteindre. Dans cette rencontre, il fait grâce, il réconcilie l’homme
avec lui, il le transforme.
Il s’agit donc d’un événement qui atteint profondément celui qui le vit ;
elle marque un tournant et un changement dans son existence. Tout en
insistant plus que Troeltsch et Tillich sur l’initiative de Dieu, Barth
s’accorde avec eux pour affirmer, d’abord, que la révélation ne consiste
pas dans la communication d’un ensemble de doctrines; dans la révélation,
on n’a pas à faire, dit-il, à une idée ou à une notion de Dieu, mais à la
réalité même de Dieu qui transforme notre propre réalité ; ensuite, pour
souligner qu’on ne peut pas dissocier la révélation de la foi et du salut ;
ce sont trois aspects du même événement.
Toutefois, et ici il y a une différence sensible d’accentuation, pour
Barth, cet événement est à la fois acte et énoncé. Il fait mais aussi il
dit quelque chose. Il met en contact, établit une communion avec Dieu et en
même temps il en donne une connaissance. Barth affirme, je l’ai indiqué ce
matin, que par et dans la révélation, Dieu est connu dans sa réalité, dans
son être même. Il devient ou plutôt il se fait objet de savoir, un savoir
certes particulier et spécifique, néanmoins un véritable savoir. Il n’est
pas derrière sa révélation, en deçà ou au delà d’elle ; il est dans sa
révélation. « La révélation c’est Dieu lui-même » (Révélation, p. 16) écrit
Barth, et ailleurs il déclare : « La parole de Dieu c’est Dieu lui-même
s’exprimant » (ITE, p. 146). Il en résulte que la doctrine parle bien de
l’être de Dieu, et pas seulement de la trace ou de l’effet de Dieu en nous
; elle n’est pas, comme pour Tillich et Troeltsch interprétation de ce
qu’on vit dans la révélation, réflexion de la foi sur elle-même, elle est
bel et bien un savoir qu’on pourrait presque qualifier de divin en ce sens
que la révélation instaure une coïncidence entre la connaissance humaine et
la connaissance divine : « Dieu, dit Barth (6, 14) se donne à connaître
dans sa révélation comme il se connaît lui-même ». Barth prend soin,
toutefois, de corriger ce que cette affirmation peut avoir d’excessif en
indiquant que même quand il se donne à connaître, Dieu reste un deus absconditus, un Dieu caché et mystérieux, mais ce correctif
ne joue qu’un rôle mineur et il n’est pas entièrement cohérent avec
l’ensemble des développements sur la révélation.
Je souligne que dans la perspective de Barth, la Bible n’est pas au sens
propre la parole ou la révélation de Dieu, même si on peut l’appeler ainsi
par métonymie. Le texte biblique témoigne de la parole divine, il l’atteste
et il fait partie de la révélation en ce sens qu’il y donne accès mais il
ne s’identifie pas avec elle ; il n’a pas, écrit Barth, pour « qualité
inhérente » d’être parole de Dieu ; entre la Bible et la révélation, il y a
à la fois « différence et unité », distinction et inséparabilité, ce
qu’exprime une formule assez subtile : « il n’y aurait pour nous aucune
révélation si elle ne nous parvenait par le témoignage qui nous est rendu ;
par témoignage j’entends la parole et l’esprit des prophètes et des apôtres
tels qu’ils vivent dans l’Écriture sainte » (Révélation, 7). Ainsi
Barth échappe au fondamentalisme tout en restant foncièrement bibliciste,
sans doute plus que Troeltsch et Tillich (même si ces deux auteurs se
réfèrent constamment à la Bible).
2. Le Christ
Ce deuxième point va caractériser ou définir plus précisément l’événement
de la révélation. Cet événement, c’est Dieu qui se fait pleinement,
totalement homme, c’est la Parole qui se fait historiquement chair, c’est
Jésus-Christ. Alors que la révélation, telle que la comprend Tillich, fait
plutôt penser à l’ange qui parle à Marie ou aux bergers. Pour Tillich, ce
qui manifeste Dieu n’est jamais identique à Dieu, et on tombe dans
l’idolâtrie quand on assimile, comme les habitants de Lystre le font avec
Paul et Barnabas dans Actes 14, l’ange, le messager ou le message de Dieu
avec Dieu lui-même. Aux yeux de Tillich, entre Dieu et ce qui le révèle ou
ce dont il se sert pour se révéler, il y a toujours à la fois un lien et un
écart, une proximité et un éloignement, une identité et une altérité et
c’est vrai même dans le cas de l’homme Jésus. Dieu est à la fois présent
dans ce qui le manifeste et toujours au-delà, d’où la thèse tillichienne
que la connaissance religieuse a un caractère nécessairement symbolique
(dans le symbole il y a la fois présence et distance de ce qui est
symbolisé) ; d’où également la formule : « Dieu est au dessus de Dieu »
(Dieu reste au dessus de son nom, de ce qu’on en dit et perçoit, même s’il
se rend présent par son nom et par ce qui l’exprime).
Cette différence entre Tillich et de Barth renvoie à des christologies qui
ne sont pas les mêmes. J’indique brièvement le point de divergence. Pour
Tillich, en accord sur ce point avec l’extra calvinisticum, le Christ rend le Père présent, mais s’en distingue ; l’homme
Jésus n’est pas la deuxième personne de la trinité, il est celui en qui
elle vient habiter. Pour Barth qui ici se situe plutôt dans la ligne de l’ intra lutheranum, il y a identité entre le Père et le Fils et on
ne peut faire aucune distinction entre Jésus et la deuxième personne de la
Trinité. Paradoxalement, le réformé Barth est plus proche des thèses
luthériennes classiques et le luthérien Tillich plus proche de la position
calviniste classique.
L’identification barthienne de la révélation avec Jésus-Christ a pour
conséquence que partout ailleurs Dieu est absent, qu’on ne peut découvrir
sa présence ou son action ni dans la nature, ni dans les autres religions,
ni en quelque autre endroit. Non pas que Dieu ne pourrait pas rencontrer
autrement les êtres humains, mais parce qu’il a décidé de les rencontrer là
et seulement là. Sur ce point aussi, Barth se situe plus dans la ligne du
luthéranisme strict que dans celle de Calvin. Pour Luther, il n’y a aucune
connaissance véritable de Dieu en dehors de Jésus-Christ, et plusieurs
textes de Luther (mais là Barth ne le suit heureusement pas) identifient
avec le Diable le Dieu dont parle le judaïsme et l’Islam (d’où
l’antisémitisme virulent de Luther). Au contraire, pour Calvin, Dieu peut
se discerner dans la nature, et les autres religions, à côté de leurs
obscurités, de leurs ignorances et de leurs perversités, ont aussi des
lueurs de vérité. À la différence de Troeltsch et de Tillich, Barth
n’accorde aucune valeur théologique aux religions non chrétiennes, et ne
s’interroge pas sur les conditions d’un dialogue interreligieux. Pour
Barth, la révélation se concentre en Jésus-Christ. Dieu ne se manifeste
nulle part ailleurs, alors que pour Troeltsch et Tillich, comme pour
Calvin, Dieu se révèle certes de manière décisive en Jésus-Christ, mais sa
révélation déborde la personne de Jésus.
3. Intériorité et extériorité
Nous avons vu que Troeltsch et Tillich se préoccupaient de l’articulation
entre extériorité et intériorité. Troeltsch construit sa théologie autour
de l’idée de compromis (à ne pas confondre avec la compromission, le
compromis de Troeltsch évoque plutôt l’accommodation de Calvin). Tillich
bâtit sa théologie sur la corrélation. Barth, au contraire, insiste sur la
diastase, la coupure, la différence qualitative infinie beaucoup plus que
sur la mise en relation. La révélation ne trouve en nous aucun point
d'accrochage (ce qui fera l'objet de sa célèbre controverse avec Brunner en
1934). Plus radicalement que Bultmann qui discerne en l’homme un manque qui
le rend réceptif à la révélation, Barth estime que rien en nous ne nous
prépare, ne nous dispose, ne nous aide à la recevoir, ni même ne nous
permet de l’écouter ; il faut qu’elle opère elle-même sa réception. En
quelque sorte, quand Dieu s’adresse à nous, il doit créer lui-même
l’oreille qui l’entendra ; l’être humain n’a en lui-même que surdité.
Pour Tillich, cette coupure radicale ne donne pas sa juste place au thème
de la création. Dieu nous a créés, il nous confère notre être; il l'a fait
surgir, lui donne sa structure et sa forme. Barth voit dans la révélation
une parole première, initiale, qui nous est totalement étrangère et
extérieure. Elle nous arrive du dehors, et son altérité est telle qu'il lui
faut créer en nous la capacité de l'entendre. Étonnamment, on ne
s’attendrait pas à un tel rapprochement entre des théologies aussi
foncièrement opposées par ailleurs, Barth a parfois des accents qui font
penser à Marcion, tel que le présente Harnack. Pour Marcion l’évangile
annonce qu’un Dieu étranger part à la conquête d’un monde qui n’est pas le
sien, d’un monde qui est plutôt l’œuvre d’un démiurge maladroit ou d’un
démon mal intentionné. Tillich souligne, au contraire, que nous avons été
créés par la parole de Dieu. Elle se trouve imprimée en nous. Sans nous
diviniser le moins du monde, nous pouvons dire avec Paul à Athènes que nous
sommes de la race de Dieu (Actes 17/19). Ce que nous sommes, ce que nous
vivons et expérimentons n'est donc pas radicalement hétérogène à la vérité
de Dieu; même si le péché nous a abîmés et corrompus, nous n'en demeurons
pas moins des créatures qui s'originent en Dieu et qui portent en elles
cette marque (on peut comprendre en ce sens l’imago Dei).
Certes, Tillich estime que nous ne pouvons pas découvrir par nos propres
moyens cette vérité qui nous constitue. Elle nous échappe en raison de
notre finitude et surtout à cause du péché qui l'occulte et la pervertit.
Pour la saisir, il faut que Dieu nous parle du dehors. Barth l'a clairement
vu et dit ; Tillich estime qu’il a eu bien raison de le proclamer avec
force à un moment où on avait tendance à l'oublier. Pourtant, il est
également vrai que la Révélation rencontre et dévoile une vérité que nous
portons en nous, ce que Barth a eu tort, toujours selon Tillich, de nier.
La parole de Dieu ne nous est pas totalement étrangère. Le prologue de Jean
déclare que lorsqu'elle se fait chair, autrement dit quand elle se
manifeste dans le monde, « elle vient parmi les siens » (1/11); c'est
pourquoi elle peut être accueillie, re-connue. Elle répond à une véritable
attente. Comme l'indique l'épisode des mages de Noël, Jésus exauce aussi
l'espérance des religions païennes. À Athènes, Paul déclare : « ce que vous
vénérez sans le connaître, c'est ce que je vous annonce ». Dans cette
perspective, Tillich oppose deux types de théologies. D'abord, ce qu'il
appelle les théologies de l'étranger pour qui la parole de Dieu nous est
radicalement extrinsèque, semblable à un aérolite qui tomberait d'un autre
monde. Elle n'a pas de lien congénital avec l'existence humaine. Elle amène
quelque chose d'entièrement différent qui constitue son propre univers de
sens et disqualifie tout le reste (même s’il ne les nomme pas, il pense
probablement à Marcion et à Barth). Ensuite, nous avons des théologies de
l'aliénation (opposition entre estrangement et stranger).
Elles considèrent que la révélation restitue à l'être humain une vérité qui
est la sienne, mais que le péché a masqué, oblitéré, détérioré, dont il
ressent le besoin, dont il éprouve le manque, à laquelle il aspire, mais
qui lui échappe, qu'il n'arrive pas à saisir. Il y a correspondance entre
le programme de la création et celui de l'évangile, entre ce à quoi notre
être est destiné par sa structure et ce à quoi nous appelle la parole de
Dieu, d'où la méthode de corrélation qui se fonde sur la conviction que le
Logos qui anime toutes choses est identique avec le Logos incarné en Jésus
Christ. J’introduis les termes de programme de destinée et d’appel pour
indiquer la dimension eschatologique de la corrélation entre création et
l’évangile : la création et l’évangile nous envoient vers ce que le Nouveau
Testament appelle le Royaume.
En reprenant une formulation classique, on peut distinguer la parole
externe qui nous arrive par le message biblique et la parole interne que
nous portons en nous parce que nous sommes des créatures. Ces deux paroles
ne se distinguent pas par leur origine, elles viennent l'une et l'autre de
Dieu. Elles ont besoin l'une de l'autre, et ne deviennent efficaces que
l'une par l'autre. Sans la parole externe, la parole interne serait
stérile, inféconde; elle resterait au stade du désir et du manque, telle
une belle au bois dormant qu'aucun prince ne viendrait jamais embrasser
(image qui, en fait, n'est pas entièrement satisfaisante, car la belle, la
parole interne, ne dort pas en attendant le prince, mais s'agite, cherche
partout, et finit par se prostituer dans l'idolâtrie). Inversement, sans la
parole interne, la parole externe resterait impuissante, sans effet, tel un
prince qui ne trouverait pas de belle au bois dormant à embrasser. La
parole externe nous touche, nous atteint parce qu'elle correspond à une
vérité cachée qui a besoin d'être éveillée, ou qui en tout cas a besoin
d'être éveillée à sa propre vérité.
Conclusion
Au prix de quelques simplifications, on peut dire que sur ce thème de la
révélation quatre logiques s'opposent.
La première correspond à ce que Troeltsch appelle « l'ancienne dogmatique
», celle de la scolastique protestante. Dieu, de l'extérieur révèle des
dogmes (fides quae) et ordonne des pratiques. Ces dogmes, venant
de Dieu, font autorité et s'imposent au croyant qui y adhère, se les
approprie intérieurement, et les fait siens (fides qua). Cette
logique, nos trois auteurs ont en commun de la récuser.
Barth représente une autre logique ; par sa Révélation, Dieu nous rencontre
et nous transforme ; mais en même temps il nous donne une connaissance de
lui qui va commander la pensée et la vie de l’Église. La fides qua
et la fides quae vont donc de paire, il n’y a pas priorité de
l’une sur l’autre. On a, en un sens, une reprise de la logique de
l’ancienne dogmatique (le dogme n’est pas symbole ou expression de la
vérité, il est vérité), mais cette reprise se fait dans une perspective
christologique et un cadre existentiel qui la modifient considérablement.
Troeltsch met en œuvre une troisième logique. Par sa révélation, Dieu agit
directement sur ou dans le moi, et suscite en lui la fides qua. Il
ne communique pas un contenu révélé (un savoir religieux ou des structures
religieuses); il fait sentir sa présence, et crée une communion vivante.
Pour exprimer et concrétiser ce qu'ils vivent dans leur fides qua,
les croyants créent des formes et des structures symboliques (fides quae). La théologie qui les étudie consiste en une Glaubenslehre (doctrine ou enseignement de la foi), en une opinion
croyante, pourrait-on dire, et non en une dogmatique normative.
Une quatrième logique caractérise la position de Tillich, pour qui Dieu «
ne se révèle jamais pour un moi sinon à travers un non-moi ». Pour Tillich,
comme pour Troeltsch, la révélation de Dieu est une expérience qui donne
naissance à des structures symboliques ; elles expriment notre expérience
et notre vie spirituelles. Cependant, Tillich, comme Barth mais autrement,
va insister beaucoup plus que Troeltsch sur l’extra nos. Dieu se
révèle quand un événement ou une parole venus du dehors rejoignent une
quête, une question, une latence inscrites en nous, dans la structure même
de notre être ; la révélation ne se fait pas seulement dans l’ intra nos – Troeltsch poussé jusqu’au bout - ni
uniquement dans l’extra nos – Barth poussé jusqu’au bout - mais
dans la rencontre de l’intra et de l’extra. Pour
Troeltsch, les structures symboliques, rites, doctrines, découlent de
l'expérience de Dieu et l’expriment. Pour Tillich aussi, elles naissent de
l’expérience de Dieu et lui donnent forme, mais aussi elles la permettent.
En même temps, elles sont produites par la foi, et elles donnent accès (ou
plus exactement, elles sont un des accès possibles) à la foi. Dieu nous
atteint, se fait sentir, et se rend présent à travers elles. Elles
expriment le vécu croyant, et disent aussi quelque chose de la réalité
divine. Ce qui leur confère une valeur théologique, pas seulement
spirituelle, mais aussi ce qui les rend dangereuses, car elles risquent, au
lieu de renvoyer à Dieu, de faire écran, de se substituer à lui, et de
devenir idolâtres. De même que des anges peuvent déchoir et devenir démon,
de même la révélation risque toujours de devenir occultation, de nous
fermer au lieu de nous ouvrir à la réalité ou à la vérité de Dieu. Selon
Troeltsch, l'importance excessive données aux structures conduit à une
religion formaliste et autoritaire, quelque peu étouffante pour une
spiritualité intérieure et vivante. Selon Tillich, elle risque d'engendrer
une démonisation et une idolâtrie, y compris une idolâtrie de Jésus. En
forçant un peu les choses, on pourrait dire que là où Troeltsch voit un
combat pour une religion éclairée débarrassée de tout dogmatisme
obscurantiste, là où Barth proclame que la révélation du Christ sépare
l’erreur religieuse de la foi authentique, Tillich discerne une polarité
conflictuelle entre le démonique et le divin toujours entrelacés. À ses
yeux, le problème de toute révélation et le combat de la foi consistent à
éviter que le révélant n’élimine et ne supplante en nous le révélé.
André Gounelle