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Schweitzer vu par Tillich

 

Dans le numéro 4 des Études Schweitzériennes, p.6-7, J.P. Sorg rapporte un propos que, d'après l'ouvrage de G. Marshall et D. Poling, Schweitzer a biography, Tillich aurait tenu sur Schweitzer. Tillich aurait affirmé : "Toute mon œuvre est écrite sous l'influence de Schweitzer et présuppose ses positions théologiques". On lui aurait alors demandé pourquoi il ne mentionne jamais le nom de Schweitzer dans ses écrits. Tillich aurait répondu :

"Nous sommes ainsi constitués, semble-t-il, que les choses les plus importantes pour nous, nous les tenons pour acquises et n'y pensons plus. Qu'y a-t-il de plus important pour la vie, par exemple? L'eau, la nourriture, nous en parlons, mais nous ne disons pratiquement rien de l'air qui est une condition encore plus importante, sans laquelle nous ne pourrions pas survivre trois minutes. Ainsi trouvons-nous toute naturelle l'existence de l'air que nous respirons, de même sans doute l'existence de ces grands esprits dont l'œuvre originale alimente constamment nos manières de penser."

J.P. Sorg note avec raison le caractère étrange et embarrassé de cette déclaration qui semble à la fois rendre hommage à Schweitzer et lui refuser l'hommage qui lui est dû.

Ces propos attribués à Tillich appellent une mise au point. Si Tillich cite peu Schweitzer, il est faux de dire qu'il ne le fait jamais. Sans prétendre les avoir toutes repérées, j'ai relevé chez lui douze mentions explicites et significatives de Schweitzer. Je les énumère.

1. La première se trouve dans La décision socialiste*, livre publié en 1933 juste avant l'arrivée des nazis au pouvoir, et qui valu à Tillich, quelques mois plus tard, d'être démis de son poste de professeur. Dans la première partie de ce livre, Tillich analyse ce qu'il appelle "le romantisme politique" qui a, selon lui, pour caractéristique de s'appuyer essentiellement sur les "pouvoirs mythiques des origines". Dans une note de bas de page, Tillich remarque que les "cultes païens" sont tournés vers les origines, et que

 "ce n'est que plus tard qu'apparaissent des "sacrements eschatologiques" (Albert Schweitzer), au sein des religions caractérisées par leur attente de la fin".

Il s'agit donc d'une allusion très claire aux travaux de Schweitzer sur l'eschatologie du Nouveau Testament et probablement au livre Die Mystik des Apostels Paulus publié en 1930, dont le chapitre 11 traite du sacrement et en montre le caractère eschatologique (Schweitzer y emploie l'expression "sacrement eschatologique").

2. En 1936, Tillich écrit une autobiographie pour se présenter au public américain. Cette autobiographie* constitue la première partie d'un livre qui contient des traductions anglaises d'articles qu'il avait écrits en Allemagne et en allemand. Tillich y déclare :

 "Je dois mes connaissances historiques dans le domaine du Nouveau Testament à l'Histoire de la recherche sur la vie de Jésus d'Albert Schweitzer, et à l'Histoire de la tradition synoptique de Rudolf Bultmann".

Notons le rapprochement intéressant, qui fait penser à M.Werner et à l'école de Berne, entre Schweitzer et Bultmann*.

3. Dans un article publié en 1952 dans une revue new-yorkaise (Cross Currents) intitulé "les influences juives sur la théologie chrétienne contemporaine"*, Tillich note que :

"dans les pratiques sacrées, se trouve un élément d'anticipation; elles sont des "sacrements eschatologiques", comme le dit Schweitzer".

Cette référence répète celle relevée (en 1) dans La décision socialiste.

4. Dans une conférence prononcée en 1952 et publiée au printemps 1984 dans la revue Faith and Thought*, Tillich traite du problème de la démythologisation posé par R. Bultmann. Il déclare (p.40) :

"En elle-même, la question n'est pas nouvelle. Ceux d'entre vous qui ont lu La quête du Jésus historique de Schweitzer (tout étudiant en théologie devrait lire ce livre; c'est un des premier "musts" théologiques, et il y en a peu) sait que la question de Bultmann est très ancienne, aussi ancienne que la question de l'interprétation du Nouveau Testament".

On trouve à nouveau le rapprochement entre Bultmann et Schweitzer, et une appréciation très élogieuse du livre de Schweitzer.

5 et 6. Dans son œuvre majeure, la Systematic Theology, Tillich cite deux fois Schweitzer dans le tome 2 (troisième partie) qui traite de la christologie et qui a paru en 1957.

À la page 102*, il écrit

"Dans un de ses premiers ouvrages, Albert Schweitzer a écrit une histoire des tentatives pour établir une vie de Jésus qui garde toujours sa valeur; et son propre essai pour en construire une a dû être corrigé".

On retrouve ici une thèse défendue par Tillich : la science historique aboutit à des résultats plus solides dans son travail critique que dans ses essais de reconstitution des événements. Schweitzer démontre fort bien la fragilité des diverses "Vies de Jésus", et sur ce point son travail est décisif. Par contre, ses propres hypothèses sur ce qui s'est passé, si elles ne sont pas dépourvues de valeur (on ne les a pas abandonnées), sont discutables (on a dû les corriger).

À la page 146, Tillich écrit :

"Même des historiens comme Albert Schweitzer qui ont souligné le caractère eschatologique du message de Jésus et l'interprétation qu'il donnait de lui-même comme figure centrale dans le schéma eschatologique ne se sont pas servi de l'élément eschatologique pour leur christologie".

Avec Schweitzer, Tillich pense que l'imagerie apocalyptique dans laquelle s'exprime l'eschatologie du Nouveau Testament ne peut pas être reprise telle quelle. Mais cependant, pour Tillich, dans l'interprétation et la transposition que l'on fait des thèmes eschatologiques, il faut garder, plus que ne le fait Schweitzer, la notion de Jésus comme "être nouveau", comme nouvelle manière d'exister.

7. Dans une conférence prononcée en 1961, (je la connais par une retranscription à partir d’un enregistrement, du Pr. E. Sturm). Tillich déclare qu'étudiant à Halle, il a été très marqué par l'enseignement de Martin Kähler. Il ajoute :

"Tout cela ne serait pas allé bien loin si n'avait pas bientôt suivi un second choc décisif : la rencontre avec Albert Schweitzer. Schweitzer n'était pas alors ce "saint" protestant qu'il est devenu par la suite; il était un jeune théologien audacieux, auteur d'une Histoire de la recherche sur la vie de Jésus dans laquelle, avec un radicalisme inhabituel, et - ce qui importe peut-être plus encore - un style étonnamment bon pour un théologien, il exposait les réalisations, les tentatives et les lacunes dans ce secteur de la recherche".

Un bel hommage à Schweitzer

8. En 1966, à un critique qui lui reproche de trop souligner l'incertitude de notre connaissance du Jésus historique, Tillich répond, dans un de ses derniers articles, qu'on ne peut pas ignorer les questions soulevées par le travail critique des spécialistes. Il écrit* :

 "Des gens comme Harnack, Schweitzer, Bultmann, écrit-il, ne sont pas des nuages au dessus de notre horizon, mais ils représentent pour nous une réalité".

 À nouveau, est soulignée ici la valeur du travail de Schweitzer qu'on ne peut pas ignorer.

9, 10 et 11. En 1967, paraît un livre posthume de Tillich, qui reproduit ses notes pour un cours qu'il avait donné à l'Université de Chicago en 1963 sur la théologie protestante des dix-neuvième et vingtième siècles*.

Dans le chapitre qui traite du livre de Reimarus publié par Lessing, en note, Tillich renvoie au livre de Schweitzer La recherche du Jésus historique, en remarquant que ce livre a pour sous-titre De Reimarus à Wrede *.

Dans son dernier chapitre qui dresse un panorama de la situation théologique à la veille de la seconde guerre mondiale, Tillich déclare:

 "C'est surtout en étudiant les recherches faites par Albert Schweitzer sur la vie de Jésus que j'acquis la certitude qu'était inadaptée toute approche de la Bible qui ne prend pas au sérieux les problèmes historiques"*.

Tillich signale donc l'importance des travaux de Schweitzer dans sa propre réflexion.

Un peu plus loin, Tillich consacre une page à Schweitzer. L'étude historique conduit à se demander : comment Jésus se comprenait-il lui-même? Se considérait-il comme le fils de l'homme? A cette question il y a, dit Tillich, "deux manières de répondre" que Schweitzer a présentées, en prenant parti pour l'une d'elles, celle de

"l'eschatologie conséquente: Jésus se serait considéré lui-même comme un personnage eschatologique, apocalyptique. Il se serait identifié au Fils de l'homme ... Schweitzer décrit alors le dénouement terrible, le cri de Jésus sur la croix, son sentiment d'être abandonné de Dieu."

Tillich note que la solution de Schweitzer, qui implique qu’on puisse atteindre des résultats solides dans le reconstitution du Jésus historique, s’oppose à

"celle du scepticisme historique, défendue ... plus tard par Bultmann ... Etre sceptique ici, ce n'est pas douter de Dieu, de l'homme et du monde, mais c'est douter de pouvoir approcher un jour le Jésus de l'histoire par des méthodes historiques".

 Tillich continue en écrivant : "Je me suis formé à l'école du scepticisme historique", et il souligne que sa christologie est une tentative pour tirer les conséquences théologiques de ce scepticisme historique*. On notera qu’il distingue ici nettement, et à juste titre, Schweitzer et Bultmann (leurs solutions, dit-il en 1961 sont "diamétralement opposées") et qu’il se range plutôt du côté de Bultmann.

12. L'année suivante, en 1968, paraissent des notes d'un cours sur la théologie du Moyen Age et de la Réforme. Le chapitre de conclusion note que les sociniens se trouvent à la toute première origine de

 "la grande tradition critique qui va de D.F.Strauss à Bultmann, en passant par Schleiermacher, Johannes Weiss, Albert Schweitzer"*.

A ces douze références explicites, que j'ai relevées, il convient d'ajouter deux textes.

- En 1911, alors qu'il est un tout jeune théologien (il a vingt-cinq ans), Tillich écrit un travail (des thèses et une communication à un colloque) sur "la certitude chrétienne et le Jésus historique"*. Il note qu'il y a débat entre deux tendances, la première niant la conscience messianique de Jésus, la seconde insistant sur son affirmation d'un règne de Dieu "compris de façon transcendante et fantastique". Cette seconde tendance me paraît une allusion à Schweitzer, même s'il n'est pas nommé. Le jeune Tillich écrit: "Cette deuxième orientation présente l'avantage de mieux faire comprendre le passage du vécu religieux éthique de Jésus à l'essence christologique, en même temps qu'elle a l'honnêteté d'associer clairement l'affirmation historique et la négation dogmatique". Tillich se situe donc du côté de Schweitzer.

- En 1962, paraît à Cambridge (Mass. U.S.A.) un volume d'hommages à Schweitzer, sous le titre In Albert Schweitzer Realms. A symposium. Ce volume comporte une contribution de Tillich, intitulée Can Religion Survive? Cette contribution n'apporte rien sur la question qui nous occupe. Tillich n'y cite pas Schweitzer et une note nous apprend que son texte reprend une allocution donnée dans un autre circonstance et restée jusque là inédite. Il n'en demeure pas moins que Tillich a participé à un hommage rendu à Schweitzer.

Quelles conclusions tirer de ce bilan (dont je ne garantis pas qu'il soit complet)?

D'abord, que Tillich cite Schweitzer et qu'il le fait toujours positivement (en dépit de quelques réserves mineures). Il estime décisive la contribution de Schweitzer au débat théologique.

Ensuite, ces mentions de Schweitzer ont souvent un accent personnel. Tillich ne situe pas de manière neutre ou objective Schweitzer dans le débat des idées ou dans l'histoire de la théologie. Il utilise très vite le "je" et dit ce que Schweitzer lui a apporté, ce qu'il a représenté pour sa propre réflexion.

Enfin, Tillich se réfère uniquement aux travaux de Schweitzer sur le Nouveau Testament. Il ne parle pas de Lambaréné, ni du thème du respect de la vie, ni de la musique. Il semble ignorer toute la réflexion philosophique de Schweitzer. Il n'a probablement pas lu La philosophie de la culture ni le livre de Schweitzer sur Les Religions mondiales et le Christianisme (alors qu'il s'agit d'un sujet qui intéresse Tillich et sur lequel il écrit) ni non plus son étude sur Les grands penseurs de l'Inde.

À certains égards, ce fait peut expliquer les propos rapportés par G. Marshall et D. Poling. Tillich considère Schweitzer comme le meilleur spécialiste contemporain du Nouveau Testament, avec Bultmann. Il part donc des conclusions exégétiques de Schweitzer pour sa réflexion proprement théologique. Il les considère comme acquises, comme allant de soi pour tout penseur honnête, et ne prend pas la peine de les rappeler longuement. De même, on utilise un théorème sans en refaire la démonstration et sans dire qui l'a établi. Par contre, quand on se réfère à un philosophe, on le mentionne (car en philosophie, jamais rien n'est acquis, et une idée philosophique a toujours un caractère personnel; elle exprime la pensée d'un homme, et non une proposition dont l'auteur n'aurait pas d'importance).

Cette remarque reste cependant limitée, car, en fait, comme je l'ai montré, Tillich ne passe pas sous silence le nom de Schweitzer. À cet égard la réponse qu'on lui attribue paraît étonnante; il aurait été plus naturel qu'il rappelle ses citations de Schweitzer (même si plusieurs de celles que j'ai révélées ne peuvent qu'être postérieures au propos attribué à Tillich).

André Gounelle

Notes :

* traduction française  dans Paul Tillich, Ecrits contre les nazis, Cerf, Labor et fides, Presses de l'Université de Laval, 1994.

* traduction française sous le titre Aux confins, Planète; la citation se trouve p.60-61.

* Schweitzer a nettement marqué sa différence d'avec Bultmann dans une lettre adressée à M.Carrez le 11 juillet 1952, publiée dans Etudes théologiques et religieuses, 1985/1.

* p.41; traduction en allemand de cet article rédigé en anglais dans P.Tillich, Gesammelte Werke, band 8, p. 301.

* Cette conférence n'est pas signalée dans la bibliographie du volume 14 des  Gesammelte Werke

* pagination de l'édition américaine. La traduction française, publiée par l'Age d'homme sous le titre L'existence et le Christ indique la pagination de l'édition américaine.

* "Rejoinder", Journal of Religion, 1966, janvier, p.193.

* Ce livre intitulé Perspectives on 19th and 20th Century Protestant Theology a été publié en français sous le titre pompeux et prétentieux La naissance de l'esprit moderne et la théologie protestante  aux éditions du Cerf.

* p.89 de l'édition française; le traducteur a légérement abrégé la note de l'original anglais.

* p.285 de l'édition française; j'ai légérement modifié la traduction à partir de l'original anglais.

* p..286-287.

* traduction française sour le titre Histoire de la pensée chrétienne, Plon, p.323.

* Je cite d'après une traduction en français non publiée établie par Madeleine Laliberté, de l'Université Laval, qui a bien voulu me la communiquer, ce dont je la remercie.

 

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André Gounelle

Professeur émérite de la faculté de théologie protestante de Montpellier

Webmaster : Marc Pernot