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Révélation évangelique et religions selon Paul Tillich
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Note préliminaire : les références sont données entre crochet dans le texte.
Le premier chiffre renvoie au numéro affecté au titre dans la
bibliographie en fin du texte
]
Quelle place, selon Tillich, la révélation évangélique tient-elle et quel rôle joue-t-elle dans la rencontre du christianisme avec les autres religions ?
Pour présenter la réponse qu’il donne cette question, je m’appuierai essentiellement sur les écrits des quatorze dernières années de sa vie, depuis 1951,
où est publié le premier volume de la Systematic Theology jusqu’en 1965, date de sa mort. Durant cette période, surtout à partir de 1957, Tillich a
des discussions approfondies, aux États-Unis et au Japon, avec des penseurs bouddhistes et il multiplie cours, conférences et publications sur la rencontre
entre religions. Il a, bien sûr, traité de la révélation dans des textes plus anciens, ainsi dans la Dogmatique de 1925 et dans des articles de 1927
et de 1930, mais je ne les utiliserai qu’accessoirement, comme éclairage complémentaire.
Dans un premier temps, nous verrons l’analyse phénoménologique que propose Tillich de la révélation et de son rapport avec la religion. Le second temps
sera théologique et portera sur l’attitude à adopter vis-à-vis des religions et sur l’évaluation à en faire du point de vue et à partir de la révélation
évangélique.
Phénoménologie de la révélation et de son rapport
avec la religion
La révélation
Si on l’examine phénoménologiquement, la révélation présente trois caractéristiques principales : premièrement, elle est une rencontre et non un
enseignement ; deuxièmement, elle comporte indissociablement un aspect effectif et un aspect réceptif ; troisièmement, elle est universelle, mais pas
générale. Prenons successivement ces trois caractéristiques.
1. La révélation est une rencontre qui nous prend, nous saisit et nous marque. Il ne s’agit pas de n’importe quelle rencontre frappante ou importante et
Tillich met en garde contre une banalisation excessive du terme de « révélation ». Quand un garçon et une fille se plaisent et décident de vivre ensemble,
il y a bien un événement et une rencontre qui ont un grand impact pour eux, mais il n’y a pas, au sens propre, une révélation [9, p. 346, cf. 10, p. 152].
La révélation est une rencontre spéciale, celle avec le sacré [9, p. 209-210]. Théologiquement ou philosophiquement, on parlera du surgissement, Tillich
dit souvent de « l’irruption » (ainsi 6, p. 23, 50, 297, 348 ; 8, p. 168], dans notre vie de l’ultime. Par « ultime », il faut entendre ce dont nous
dépendons en dernière instance, ce qui met fondamentalement en jeu le sens de notre existence ou de notre être ; autrement dit, « ultime » est une manière
d’appeler ou de nommer Dieu.
Qualifier la révélation de rencontre ne va pas de soi et s’écarte de la conception courante qui la situe dans le registre de la connaissance en y voyant,
avant tout, la communication d’un savoir. Tillich réagit beaucoup et souvent contre les confusions et les déformations qui affectent et « galvaudent » de
nombreux mots du vocabulaire religieux traditionnel : du coup on ne les comprend pas ou les comprend mal. On se trompe lourdement quand on fait de la
révélation « une information sur les choses divines, donnée aux prophètes et aux apôtres, et dictée par l'Esprit divin aux auteurs de la Bible, du Coran et
d'autres livres sacrés » [6, p. 81 ; 2, p. 39]. On assimile Dieu à un professeur dont les leçons dissiperaient nos ignorances. La révélation aurait pour
fonction de nous instruire en dévoilant des vérités qui nous sont cachées ou obscures. Pour Tillich, elle est tout autre chose : une rencontre avec Dieu et
non un enseignement. « Elle n’ajoute rien directement, écrit-il, à l’ensemble de notre connaissance ordinaire » [10, p. 154 ; 2, p. 39]. Elle n’énonce ou
ne formule pas des dogmes, elle est contact vivant et exigeant avec Dieu. Contre les orthodoxies aussi bien catholiques que protestantes, Tillich écrit
qu’il n’y a pas de « doctrines révélées ; il y a des situations et des événements révélateurs qu’on peut décrire en termes doctrinaux » [10, p 174 ; 7, p.
81].
2. Comme toute vraie rencontre, la révélation comporte deux aspects : d’une part, un fait ou un événement qu’on peut qualifier d’« objectif » en ce sens
qu’il me vient de l’extérieur et d’une altérité ; d’autre part, le retentissement subjectif ou existentiel de ce fait, autrement dit, la manière dont je
l’accueille en moi et où il s’inscrit dans ma vie [13, p. 155-156].
Ces deux aspects constituent ensemble la révélation, ils lui sont tout aussi nécessaires l’un que l’autre. S’il n’y a pas d’extériorité et que rien ne nous
rencontre, si nous trouvons, à supposer que ce soit possible, l’ultime par nos propres moyens dans une méditation ou une réflexion intérieure, nous sommes
dans une démarche de sagesse ou de philosophie qui conduit peut-être à des découvertes, mais où il n’y a pas, à justement parler, de révélation (« la
révélation, écrit Tillich en 1927 [8, p. 173], vient à nous et non pas de nous »). Il n’y en a pas non plus quand manque la réception, lorsque ce qui se
passe n’a d’impact pour personne. Une voix qui crie dans le désert et n’atteint aucun auditeur n’est pas une révélation. Pour qu’elle le devienne, il faut
que quelqu’un l’entende et en soit affecté. Jésus serait pas vraiment le Christ - celui qui révèle Dieu ou Dieu qui se révèle - si le portrait qu’en donne
les évangiles ne reflétait pas une personne réelle, ne renvoyait pas à un homme de chair et de sang, si ce portrait résultait d’une imagination ou d’une
invention de ses disciples, s’il était seulement une projection, même sublime, de leurs aspirations intérieures. Mais Jésus n’aurait pas été non plus le
Christ si personne n’avait cru en lui et ne l’avait suivi [11, p.160-162]. Sans Jésus-Christ, pas de chrétiens, mais sans chrétiens pas de Jésus-Christ (ce
que Paul exprime par la métaphore de la tête et du corps).
La révélation implique nécessairement que quelque chose arrive et que ce quelque chose soit perçu et intégré [10, p. 155-156]. Cette jonction d’un
événement et d’une expérience conduit Tillich à parler de « corrélation révélationnelle ».
3. La révélation est toujours particulière en ce sens qu’elle ne vaut pas pour l’humanité tout entière, mais seulement pour quelqu’un ou quelques-uns, pour
un individu ou pour un groupe (« le plus souvent, précise Tillich, pour un groupe à travers un individu ») . Elle s’adresse à des gens précis, qui vivent
dans un contexte social et historique déterminé, dont l’esprit est façonné par leur environnement culturel. « Là où le divin se manifeste, écrit Tillich,
il se manifeste « dans la chair », c’est à dire dans une réalité concrète physique et historique » [5, p. 358]. Il n’existe pas « de révélation en général
» (ou de « révélation générale »), autrement dit de révélation qui serait la même pour chaque être vivant, qui serait identique en tout temps et en tout
lieu.
Cette absence de révélation générale ne signifie pas qu’il y aurait des exclus, des peuples privés de révélation, des lieux et des temps où Dieu ne se
manifesterait pas. Il ne faut pas confondre général et universel [5, p. 358 ; 8, p. 172]. Dieu parle à tous et partout, mais il ne parle pas à la
cantonade. Sa révélation ne ressemble pas à un communiqué à la télévision destiné à un public immense et indifférencié. On doit plutôt la comparer à une
série de coups de téléphone dont chacun s’adresse à une ou à des personnes précises. « Les expériences de révélation, déclare Tillich dans sa dernière
conférence, appartiennent à l’humanité de façon universelle.… Nulle part, Dieu ne s'est laissé sans témoins » [9, p. 343, 450]. Cette dernière
phrase fait allusion au discours de Paul à Lystre (Actes 14, 16-17), où l’apôtre déclare : Dieu « a laissé toutes les nations suivre leurs propres voies,
quoi qu’il n’ait cessé de rendre témoignage de ce qu’il est ». S’il n’y a pas de révélation générale commune à tous, par contre il y a une multitude de
révélations particulières et personne n’en est dépourvu. Étant donnée sa structure ontologique, chaque être humain est un jour ou l’autre, d’une manière ou
d’une autre rencontré, par l’ultime et fait une expérience révélatrice. Sur ce point, Tillich se sépare nettement de Barth pour qui il n’y a de révélation
qu’en Jésus-Christ, et qui, déjà en 1923, reproche à Tillich d’avoir « une théologie de la tour de Babel » [8, p. 99].
Ces trois caractéristiques écartent l’illusion d’une révélation « à l’état pur », qui serait unilatérale, viendrait entièrement de Dieu, et serait
indépendante de toute réception humaine. Il n’y a pas un « donné révélé », consigné et conservé dans un document ou dans un livre, mais une rencontre entre
deux partenaires, dans un contexte précis qui lui donne forme et sens. La révélation est un événement qui arrive, surgit à certains moments et en certaines
occasions, dans ce qu’on peut appeler des kairoi, ces moments où le Royaume de Dieu s’approche de nous [16].
Le rapport de la révélation avec la religion
Pour Tillich, la religion « exprime » la révélation, autrement dit, elle en est le langage, le langage que la révélation utilise pour nous atteindre et le
langage qu’elle génère quand elle nous a atteinte. « Langage » a ici un sens large, il ne s’agit pas seulement d’un discours parlé ou écrit, mais aussi de
rites, de gestes, de pratiques éthiques, de chants et d’images, de bâtiments et d’institutions. Un langage comporte deux éléments : un vocabulaire,
autrement dit, des mots qui désignent des réalités ; une grammaire, autrement dit des structures qui permettent de relier entre eux les mots et d’articuler
les unes avec les autres les réalités qu’ils désignent. Le vocabulaire religieux est presque infini : tout ce qui existe peut, en effet, servir et a servi
un jour ou l’autre, dans un lieu ou un autre, pour parler de l’ultime. Par contre, la grammaire varie peu d’une religion à l’autre. Elles comprennent
toutes quatre pôles : un pôle sacramentel, un pôle mystique, un pôle éthique et un pôle synthétique. Elles les organisent différemment selon les cas, et
dans chacune d’elles un des pôles a plus d’importance que les autres, mais les quatre pôles, plus ou moins accentués, sont toujours présents.
La religion est le langage que la révélation utilise pour nous atteindre et le langage qu’elle génère quand elle nous a atteinte. Elle exprime et insère
dans le monde la rencontre avec l’ultime ou avec Dieu. Elle n’est pas elle-même révélée, elle est au service d’une révélation qui la suscite, qu’elle porte
en elle et qui la dépasse. Elle a une fonction de « medium » (Tillich emploie ce mot plutôt que celui de « langage ») ce qui la rend, du point de vue de la
révélation, à la fois nécessaire et redoutable.
Nécessaire parce qu’elle répond à un besoin essentiel [9, p. 452]. Elle empêche la révélation de s’évanouir ou de se dissiper comme de la fumée. Elle
l’ancre dans la réalité humaine, lui donne corps, figure, densité et durée. Grâce à la religion, on peut partager, transmettre la révélation, et construire
à partir et en fonction d’elle son existence. Sans la religion, l’expérience révélatrice serait un phénomène passager, évanescent, sans conséquences, sans
impact ni prise sur ce qu’on vit, tel un rêve éphémère déconnecté et improductif, telle une idée qui traverse l’esprit et qu’on n’arrive pas à fixer et à
formuler. La religion permet à la révélation de se faire entendre, de s’implanter, de s’installer, de durer et de susciter des structures existentielles
(Tillich parle parfois de « structures de grâce »). Elle est, souvent, l’instrument de la rencontre avec l’ultime, et elle fournit également les matériaux
et les outils qui rendent possible de transformer cette rencontre en une relation.
Mais si, du point de vue de la révélation, la religion est indispensable, elle est aussi dangereuse et elle représente une menace. Le péril est double.
D’abord, la religion remplit imparfaitement sa fonction. En institutionnalisant l’expérience révélatrice, elle la traduit certes, mais aussi elle la trahit
toujours peu ou prou. En s’efforçant de lui donner forme, elle la déforme. En la concrétisant, elle l’altère. C’est inévitable pour des raisons qu’on peut
qualifier d’ontologiques. Entre l'être de Dieu et notre manière de l’exprimer, il n'y a jamais une convenance totale parce que Dieu est le transcendant, le
radicalement autre. Dans la révélation, se trouvent des éléments qui, par nature, à cause de la divinité même de Dieu, échappent à toute représentation et
formulation. D'où une inadéquation partielle de toutes nos formes d'expression quelles qu'elles soient [9, p. 211, 429].
Ensuite, la religion succombe facilement et fréquemment à la tentation de se substituer à la révélation. Parce qu’elle est au service de la révélation,
qu’elle en est le medium, elle risque de se présenter ou d’être perçue elle-même comme révélée [9, p. 211, 348, 450]. Elle prend alors la place de Dieu au
lieu de renvoyer à lui et elle devient alors idolâtrie. Alors qu’elle a pour fonction d’indiquer l’ultime, de le viser, elle se prétend elle-même ultime.
Elle se fonde toujours sur une révélation, mais cette révélation, elle la démonisé [6, p. 44-45] en entretenant une confusion entre le médium et ce dont il
est le médium, en ne distinguant pas l’objet sacré du sacré lui-même [9, p. 317, 321, 350], en identifiant l’instrument dont se sert la révélation avec ce
qui est révélé. Cette perversion l’apôtre Paul la dénonce dans le premier chapitre de l’épître aux Romains (v. 18-25) : Dieu se manifeste dans ses ouvrages
et ses ouvrages deviennent objets d’adoration. La créature s’approprie indûment la ferveur qu'elle devait orienter vers le créateur.
Cet égarement ou ce détournement qui menace la religion, un théologien catholique eurasien, Raymond Pannikar l’a illustré par une petite histoire [18, p.
167]. Un jeune homme, éloigné pour une longue période de sa petite amie, lui écrit chaque jour ; quand il revient, des années plus tard, il découvre
qu’elle a épousé le facteur. Quand on s’éprend du porte-parole qu’est toute religion aux dépens de celui qui est la source et l’objet de la parole, on la
rend fausse. Le livre des Actes des Apôtres nous raconte qu’au cours d’un de leurs voyages en Asie mineure, Paul et Barnabas font étape dans la ville de
Lystre. Ils y annoncent l’évangile, ils y témoignent de Dieu en prêchant et en accomplissant des guérisons. Les gens de Lystre émerveillés les prennent
pour des dieux et veulent leur rendre un culte. Les deux apôtres réagissent vivement, ils déchirent leurs vêtements en signe de désolation et de
réprobation et empêchent, à grande peine, qu’on leur offre un sacrifice. L’erreur de cette foule est d’autant plus dangereuse qu’elle se nourrit d’une
vérité ; c’est parce que, à juste titre, on a reconnu que le divin se manifestait à travers les apôtres qu’on les a considérés, à tort, comme « des dieux
sous forme humaine ». Selon une vieille légende juive, les démons sont des anges déchus ; si l’ange (je rappelle que « ange » signifie messager, envoyé)
supplante celui qui l’envoie, au lieu d’être un trait d’union, il empêche la relation ; il devient « diabolique » au sens propre (diable veut dire celui
qui divise et sépare). On peut se demander si ce n’est pas ce qui arrive quand on prend la Bible non pas pour le véhicule de la parole divine, mais pour
cette parole elle-même ; ou quand on voit dans l’hostie ou le pain de la Cène non pas le signe du corps du Christ, mais le corps lui-même. La thèse
fondamentaliste de l’inscripturation de la Parole et la doctrine catholique de la transsubstantiation me semblent des exemples, même si Tillich ne les cite
pas expressément, de la déviation qu’il dénonce.
Cette analyse souligne l’ambiguïté fondamentale de la religion qui, comme la langue d’Esope, comporte en même temps le meilleur et le pire. Elle est à la
fois bonne et mauvaise, positive et négative. En elle se mélangent le vrai et le faux, l’authentique et le frelaté, le divin et le démoniaque.
Évaluation théologique des religions
à partir de la révélation évangélique
La théologie ne se contente pas de décrire, comme le fait la phénoménologie ; elle entend porter un jugement. Elle se demande que penser, à partir de la
révélation évangélique, des religions ? Depuis les années 70-80, on a pris l’habitude de classer les attitudes chrétiennes en trois grandes catégories :
exclusivisme, inclusivisme et pluralisme. Cette typologie a été souvent et à juste titre critiquée et j’en propose une petite amélioration (qui la rend un
peu moins insatisfaisante) en distinguant non pas trois, mais quatre catégories : exclusivisme, inclusivisme, relativisme et pluralisme avec normes.
L’exclusivisme
Pour l’exclusivisme, il y a une seule et unique révélation, celle dont témoigne la Bible. Ailleurs, on ne trouve que des inventions ou des fabrications
d’hommes qui essaient d’atteindre Dieu par leurs propres efforts, tentative vaine et vouée à l’échec [9, p. 450]. Même si, humainement, dans une
perspective culturelle et éthique, certaines religions sont estimables, spirituellement, du point de vue de Dieu, elles ne valent rien, elles sont toutes
fausses et idolâtres. Il n’y a donc pas lieu de dialoguer avec elles, mais de les combattre et de convertir leurs fidèles. Dans le monde des religions, le
christianisme a un statut à part. Il est sinon révélé, du moins né de la révélation ; en dehors de lui, il n’y a que ténèbres et erreurs. Avec quantité de
variantes, cette position se rencontre fréquemment dans les milieux piétistes et évangelicalistes. Karl Barth lui a donné de l’ampleur et de la profondeur,
mais il l’a aussi nuancé, dans le § 17 de sa Dogmatique [Tillich le cite dans 9, p. 386].
À l’exclusivisme, Schweitzer, dans des conférences de 1922 [19], reproche de faire de la révélation une autorité extérieure qui épargne toute
confrontation, un peu comme une armée s’enferme dans une forteresse, se met à l’abri de ses remparts, par peur d’engager une bataille où ses adversaires
pourraient la surclasser. Tillich rejette aussi catégoriquement que Schweitzer l’attitude exclusiviste ; elle fait de la révélation, dit-il, « une
certitude qui dispense de débat » [8, p. 164]. Il y voit un provincialisme qui méconnaît et disqualifie ce qui se passe ailleurs que chez lui [9, p. 342].
Le christianisme n’a pas le monopole de la révélation. Le prologue de Jean (1, 9) le laisse entendre quand il déclare que la lumière du logos éclaire tout
homme venant au monde. Toutes les religions « se fondent sur quelque chose qui est donné à l'homme partout où il vit … Il y a dans toutes ... une puissance
de révélation » écrit Tillich [9, p. 450]. Il déclare se situer dans la ligne d’un « universalisme chrétien » qui, dans la Bible et dans l’histoire de
l’Église a toujours été tension avec le rejet et la condamnation des autres. Après avoir longtemps prédominé, cet universalisme, avec l’ouverture qu’il
comporte, a régressé, lorsqu’est apparu l’islam. Obligés de se défendre, les chrétiens sont devenus rigides, étroits et fermés [9, p. 381-384, 408,
431-433].
L’inclusivisme
L’inclusivisme, démarche très ancienne reprise par le concile de Vatican 2, ne rejette pas les autres religions, mais les subordonne, on pourrait dire
qu’il les annexe. Il considère que le Christ est la révélation complète et parfaite de Dieu, tandis que les autres religions comportent des révélations
partielles et insuffisantes. On trouve en elles, comme l’écrit Calvin, des « lueurs », alors que l’évangile apporte la lumière. Il y a en elles des «
semences de vérité », de « pierres d’attente », autrement dit, des amorces, des ébauches, des anticipations. Loin de les détruire, le christianisme leur
donne sens ; il reconnaît qu’elles ne sont pas totalement dépourvues de valeur et, en même temps, il corrige leurs erreurs, supplée à leurs limites et
comble leurs déficits. Il possède et apporte ce à quoi aspirent les religions, mais qu'elles ne font qu’entrevoir ou ne possèdent que de manière partielle
et défectueuse. On parle d’inclusivisme, parce que l’évangile intègre et inclut en lui ce que les religions ont de juste et qu’il s’en sert pour conduire
leurs adeptes au sein de l’Eglise. Tillich cite souvent trois exemples d’inclusivisme : celui de Hegel, pour qui le christianisme est la « religion absolue
», autrement dit, celle qui récapitule toutes les autres, qui à la fois les intègre et les dépasse [9, p. 456] ; celui de Schleiermacher, qui écrit « le
christianisme est la religion des religions », autrement dit, celle qui dévoile la signification et détient la vérité vers laquelle tendent et acheminent
les autres ; et, enfin, celui de Harnack qui voyait dans le christianisme un « condensé de l’histoire des religion » ; en effet « presque tous les motifs
qu’on trouve dans les diverses religions sont présents quelque part dans le christianisme. » [9, p. 255, p. 219-220, 411, 462].
Plus ouvert et généreux à première vue que l’exclusivisme, l’inclusivisme est, en fin de compte, très impérialiste ; il n’admet pas vraiment l’altérité des
autres et il les absorbe. Un théologien jésuite Paul Knitter a exprimé cette critique dans une image frappante. Pour les inclusivistes, écrit-il, les
relations entre religions ressemblent à celles entre un chat et une souris : la souris ne trouve sa vérité, son accomplissement, sa plénitude « que
lorsqu’elle est incorporée dans le ventre du chat » [cité dans 14, p. 321]. Tillich reproche à l’inclusivisme de poser une homogénéité profonde de toutes
les religions et de les situer en continuité sur une seule et même ligne. Elles sont différentes, et il ne faut pas masquer l’originalité et la spécificité
de chacune d’elles. Elles sont toutes, écrit-il, « les incarnation uniques de quelque chose d’universel » [10, p. 150 ; 9, p. 262]. L’inclusivisme n’en
fait pas des « incarnations uniques », mais des incarnations progressives.
Malgré ses réserves, on rencontre chez Tillich deux thématiques qui sont voisines de celles de l’inclusivisme et qui l’en rapprochent : celle de la
révélation préparatoire et celle du carré typologique.
La notion de « révélation préparatoire » fait irrésistiblement penser au thème ancien de la preparatio evangelicae : les religions préparent
l’évangile, comme Jean Baptiste dans le désert prépare les chemins du Seigneur. Il ne faut cependant pas exagérer cette proximité ; il y a une différence
importante. Pour l’inclusivisme classique, les religions fournissent des énoncés que le christianisme va reprendre et insérer dans son propre discours ;
elles sont comme un brouillon, un premier jet de ce que dit clairement et complètement la révélation évangélique. Selon Tillich, les religions fournissent
des structures d’accueil, un « cadre de compréhension », autrement dit, un vocabulaire, des mots, des concepts, des catégories dont le christianisme va se
servir pour exprimer le message de sa révélation. La « résurrection » en fournit un bon exemple ; les évangiles empruntent au monde des religions ce
concept ou cette catégorie mythologique pour exprimer l’expérience ineffable de la présence et de l’action du Christ après la mort de Jésus [11, p.
240-241]. Les religions préparent effectivement la réception et l’expression de la révélation évangélique, mais elles le font plus au niveau de la forme
qu’à celui du contenu [9, p. 455],, ce qu’on peut rapprocher du thème de la précompréhension chez Bultmann.
La seconde thématique est celle du carré typologique, déjà dessiné dans un texte de 1920 et repris dans des conférences de 1958 [9, p. 252]. Tillich, je
l’ai signalé, distingue dans le religieux quatre pôles : premièrement, le pôle sacramentel, la manifestation de la présence du sacré dans des « objets »
religieux ; deuxièmement, le pôle mystique qui situe le sacré au dessus de toutes les formes concrètes qu’il peut prendre ; troisièmement, le pôle
prophétique et éthique pour qui le sacré n’est pas principalement présence, mais aussi et surtout exigence ; quatrièmement, un pôle synthétique qui essaie
de réunir ou de tenir ensemble les trois autres pôles. Tillich organise ces quatre pôles en un carré (le sacramentel en forme la base, le mystique et le
prophétique représentent chacun un côté latéral et le synthétique se situe au sommet) et il illustre chaque pôle par la religion où ce pôle prédomine : les
religions primitives pour le sacramentel, les religions asiatiques pour le mystique, le judaïsme et l’islam pour le prophétique et, en fin, le
christianisme pour le pôle synthétique. Une lecture rapide de ce passage suggère effectivement que le christianisme est la synthèse des autres religions,
ce qui est une position inclusiviste ; plusieurs phrases, à mon sens maladroites, vont dans ce sens (en particulier l’affirmation que le christianisme est
la « religion omni-inclusive » [9, p. 255,262, 380] en ce sens que les quatre polarité du religieux s’y trouvent). Une lecture plus attentive montre que
les quatre pôles se trouvent dans toutes les religions et structurent chacune d’elles, mais avec des accentuations différentes (les textes qui parlent des
quatre polarités [9, p. 216-220, 349-350, 394-395, 400, 457-459], nommées tantôt « types », tantôt « éléments » le montrent bien). Les éléments
caractéristiques d’une religion sont donc inclus et se retrouvent dans les autres religions. En ce sens, il y a bien un inclusivisme, mais comme le précise
très justement Robison James [17, p. 226], c’est un « inclusivisme réciproque ». Quand il traite du carré typologique, Tillich n’entend pas classer les
religions dans une gradation ascendante. Il veut montrer les tensions et dynamiques internes qui leur sont communes et qui créent des analogies
structurelles. Sans cette parenté, il n’y aurait aucune possibilité de rencontre, de dialogue et d’échange. Nous pouvons nous comprendre mutuellement,
parce que ce que dit l’autre rencontre quelque chose qui sommeille en nous ; le dialogue avec l’autre est aussi un dialogue intérieur avec soi-même [9, p.
345]. Si nous ne sommes pas tous pareils, nous ne sommes cependant pas totalement différents.
Du coup contrairement aux inclusivistes classiques, dans ses dialogues avec les bouddhistes, Tillich insiste, comme le remarque Jean Richard [9, p. 20, cf.
p. 220-221, 239-245, 255-260], sur les différences, et nullement sur les ressemblances (en quoi il se distingue d’un de ses interlocuteurs bouddhistes,
DeMartino). M. Boss note que Tillich et Hisamatsu parviennent, ce qui est remarquable, à se mettre d’accord sur leurs désaccords, sur ce qui les oppose
[15, p. 256].
Le relativisme
Le relativisme affirme une pluralité de révélations indépendantes les unes des autres. Tillich cite deux exemples de cette thèse : Toynbee et Troeltsch [9,
p. 387, 425-426, 457]. Toynbee estime que si les religions sont indépendantes les unes des autres, leur contenu fondamental est le même, autrement dit
elles renvoient chacune à sa manière à une révélation identique. En les analysant, on dégage un noyau commun qui comporte quatre éléments qui
constitueraient l’essence du religieux. Tillich note justement l’extrême abstraction où aboutit cette démarche ; il lui reproche d’enlever aux religions «
leur concrétude » et de réduire « leur signification à des généralités vides », dépourvues de toute puissance spirituelle [9, p. 401, 421]. À la différence
de Toynbee, Trœltsch fait partie de l’environnement intellectuel familier de Tillich qui l’a lu et connu. Dans un livre très remarqué L’absoluité du christianisme (1902-1912), Trœltsch s’interroge sur la valeur des diverses religions et sur les critères qui permettraient de la
mesurer et d’établir la supériorité du christianisme. Il tente de définir des critères, mais se rend très vite compte que ceux qu’il propose découlent de
ses convictions chrétiennes et protestantes. Ils posent comme norme ce que justement il s'agit d'évaluer [cf. 4, p. 4]. Trœsltch en conclut que son
entreprise la conduit dans une impasse ; elle n’est peut-être pas définitive, mais elle lui paraît pour le moment insurmontable. On voit bien ce qu’une
religion apporte dans son contexte, ainsi l’influence du bouddhisme sur les japonais, de l’islam sur les arabes, du christianisme sur les européens ; par
contre, on n’a pas les moyens de juger laquelle est préférable à l’échelle de l’humanité. Tillich a de l’admiration pour Trœltsch, mais il émet aussi
beaucoup de réserves. Il lui reproche de renoncer au rôle normatif de la théologie. La théologie a non seulement à décrire et à analyser, mais aussi à
établir des règles qui permettent d’évaluer, de juger, de trancher. Si elle ne le fait pas, elle échoue et si elle déclare cette fonction impossible, elle
abdique, elle abandonne ce qui est sa tâche propre, sa raison d’être.
Le pluralisme avec norme
Je situe la position de Tillich dans la quatrième catégorie que j’ai indiquée, le pluralisme avec norme. Il est bien pluraliste, il admet une pluralité de
révélations, mais il n’est pas relativiste car il propose un critère de jugement à appliquer à toutes les religions. Ce critère, qui correspond à ce qu’il
appelle le principe protestant [9, p. 211-213], il le définit à partir de son analyse de ce qu’est une religion. Dieu, nous l’avons vu, se fait connaître
aux hommes par des intermédiaires, des événements, des livres ou des personnages qui varient selon les religions. Ces porteurs de révélation sont à la fois
« anges » et « démons » : « anges » parce qu'ils sont d'authentiques messagers de Dieu ; « démons » parce qu'ils tendent à prendre la place de Dieu, à se
substituer à lui, à se confondre avec lui ; ils écoutent la voix du serpent, qui dans le récit mythologique de Genèse 3 dit à Adam et Eve : « vous serez
comme des dieux ». Tillich pense que la capacité d’une religion à combattre ou à interdire l'idolâtrie, qu’elle porte en elle comme une tentation et une
menace, constitue le critère ou la norme qui permet de l'évaluer. Significativement, Tillich interroge les bouddhistes qu’il rencontre au Japon sur leur
lutte contre les distorsions démoniques de la religion, et il est très déçu par leur réponse [9, p. 317-318, 323, 325, 370 ; cf. dans une perspective un
peu différente, 4, p. 4].
L’instrument de la révélation ou le révélateur doit s'effacer pour ne pas faire écran. Il lui faut devenir transparent pour que les regards, la piété,
l'adoration ne s'arrêtent pas sur lui ; en disparaissant il évite d’usurper la place de l'ultime auquel il a pour mission de renvoyer. Une religion se juge
à sa capacité de percevoir et de maintenir la distance et la différence entre le Dieu, ou l'ultime qui se révèle, et ce ou celui qui le révèle. Aux yeux de
Tillich, et il sait qu’il prend un risque (le risque de la foi) en l’affirmant [9, p.409, 442], la spécificité et la supériorité de la révélation
évangélique ne tiennent pas à la religion qu’elle suscite et inspire, mais à ce critère qu’elle apporte et qui constitue le message essentiel de la Croix
du Christ [9, p. 222, 410, 443, 460 ; 10, p. 184-187 ; 5, p. 29-30 ; 3, p. 402-403 ; 7, p. 98-99 ; 6, p. 55-57 ; 8, p. 170, 282-283]. À Golgotha, Jésus
sacrifie sa personne à sa mission. Il accepte la destruction de son individualité particulière pour qu'on ne la divinise pas, pour qu'on ne le prenne pas
pour Dieu, ce qui fait de lui le porteur indépassable de Dieu. Comme le dit l'épître aux Philippiens [ch.2, cité dans 10, p. 286], il n'a pas regardé
l'égalité avec Dieu comme une proie à arracher, il s'est dépouillé jusqu'à la mort sur la Croix ; à cause de cela Dieu lui a donné le nom qui est au dessus
de tout nom, autrement dit, c’est ce qui fait de lui le critère de toutes les religions. L’évangile est-il la seule révélation à apporter ce critère ?
Probablement pas, mais Tillich reste extrêmement succinct et discret sur ce point. Il écrit : « ce qui s’est passé là [à Golgotha] …se passe également de
façon fragmentaire en d’autres lieux, à d’autres moments ; cela s’est produit dans le passé et se produira à l’avenir même sans lien empirique ou
historique avec la croix » [9, p. 460, cf. p. 222 et 6, p. 56-57]. Il admet, semble-t-il, qu’il y ait des « analogues » de la Croix dans le monde des
religions, mais ils sont fragmentaires, et même s’il arrivait que la Croix soit égalée, elle ne serait en tout cas pas surpassée, autrement dit on ne
trouverait dans cet équivalent rien d’autre que ce qu’apporte la Croix.
C’est le Christ qui est le critère, pas le christianisme ; le christianisme, comme toutes les religions tombe sous le jugement de la Croix. Il lui arrive
très souvent d’idolâtrer Jésus, de se pervertir en une « jésulâtrie » ce qui revient, pour reprendre une expression que Paul utilise dans un autre
contexte, à rendre vaine la Croix. Comme toutes les autres révélations, la révélation évangélique a suscité une religion sujette à distorsion. Mais, elle
apporte aussi la norme qui permet de juger toutes les révélations et toutes les religions, y compris la religion chrétienne. Elle est à la fois religieuse
et antireligieuse au sens où elle combat et dénonce la tendance inhérente de toute religion à s’absolutiser elle-même [9, p. 416].
Conclusion :
La tâche missionnaire
Cette position de Tillich éclaire les propos qu’il tient à des missionnaires chrétiens au Japon : n’essayez pas, leur dit-il, d’implanter dans ce pays une
nouvelle religion ; il a dans ce domaine ce qu’il lui faut et ce qui convient à sa culture. À travers ces religions, Dieu agit, l’être nouveau que les
chrétiens nomment « Christ » y est présent, en tout cas partiellement et fragmentairement ; leurs adeptes appartiennent à la communauté spirituelle que
Tillich nomme l’Église latente [1, p. 231 ; 12, p. 170, 365 ; 4, p. 2]. Les missionnaires ont à apporter autre chose qu’une religion. Ils n’annoncent pas
le christianisme, mais le Christ qui domine et juge toutes les religions, y compris le christianisme [9, p.333, 353-354, 420. Cf. 6, p. 56-57]. Ils n’ont
pas à introduire une substance religieuse différente, ils indiquent la norme qui s’applique à toutes les religions.
On peut s’interroger sur la traduction pratique de ce conseil : comment le mettre en œuvre concrètement sur le terrain ? Je remarque d’ailleurs que dans
ses entretiens avec des bouddhistes, Tillich ne parle pas de cette norme (peut-être parce que ses interlocuteurs sont insensibles au danger de la religion
pervertie). En tout cas, elle correspond chez lui à une conviction fondamentale, à savoir que la révélation évangélique est le paradoxe de Dieu ou de
l’ultime, qui est présent sans cesser d’être transcendant, qui se révèle de milles manières sans jamais s’identifier avec aucune de ses manifestations, qui
est à la fois foncièrement intime et radicalement différent, qui est en même temps nôtre et autre.
André Gounelle
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