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Quelle culpabilité ?
Les allemands et le nazisme selon Arendt, Jaspers et Tillich
[
Note préliminaire : les références sont données entre crochet dans le
texte. Le premier chiffre renvoie au numéro affecté au titre dans la
bibliographie en fin du texte]
À la fin de la deuxième guerre mondiale, beaucoup se demandent : à qui il
faut imputer les crimes du nazisme : à l’ensemble du peuple allemand ou
seulement à ceux qui ont contribué activement et directement à l’entreprise
hitlérienne? Nous allons voir la réponse que proposent Karl Jaspers, Hannah
Arendt et Paul Tillich. Dans une première partie, je présenterai ces
auteurs et le contexte de leur réflexion. Ma seconde partie analysera leurs
thèses et positions
Les textes et leur contexte
Trois itinéraires
Les trois auteurs que j’ai retenus ont en commun d’être allemands, d’avoir
acquis une compétence philosophique de haut niveau et d’avoir été
existentiellement aux prises avec le nazisme, à la suite de quoi ils ont
changé de nationalité.
Karl Jaspers (1883-1969), médecin, professeur de psychologie puis de
philosophie à Heidelberg, a épousé une juive et a toujours été hostile au
nazisme. En 1937, il est interdit d’enseignement, et en 1938 de
publication. Il n’émigre pas, alors que sa notoriété lui aurait permis de
le faire assez facilement. Il ne participe pas non plus à la résistance
intérieure. Il vit constamment sous la menace d’une arrestation, mais il
reste suffisamment discret et a assez de chance pour y échapper. La guerre
se termine en mai 1945. Dès le semestre d’hiver 45-46, Jaspers récupère sa
chaire à l’Université de Heidelberg, qui est en zone d’occupation
américaine, et, avec passablement d’audace (Ricœur écrira de « courage »
[8, p. 143]) donne un cours intitulé « la situation morale et spirituelle
dans l’Allemagne d’aujourd’hui » ; la partie de ce cours qui traite de la
culpabilité est publiée en 1946. Il s’exprime donc très près des
événements, au moment où se met en place un programme de dénazification que
ses collègues supportent mal et auquel beaucoup arriveront à se soustraire.
Ses propos sont peu appréciés et en 1948, trois ans plus tard, Jaspers, mal
à l’aise en Allemagne [1, p.50], est nommé professeur à Bâle et il prend
alors la nationalité suisse.
Hannah Arendt (1906-1975) appartient à une famille juive laïcisée. Elle est
très consciente, en tout cas à partir de 1929, d’une judéité qu’elle assume
et revendique. Elle a été très proche d’Heidegger qu’après guerre elle a
défendu contre ceux qui lui reprochaient ses liens avec le nazisme. Elle a
noué des relations amicales avec le couple Jaspers à la suite de sa thèse
de doctorat dont Karl a été le directeur ; une partie de leur
correspondance a été publiée. En 1933, à l’arrivée d’Hitler au pouvoir,
elle se réfugie en France. En 1940, elle part aux États-Unis avec son mari,
qui est, comme elle, philosophe du politique et juif allemand. Elle prend
la nationalité américaine en 1951. Elle aborde le thème de la culpabilité
dans des articles parus entre 1945 et 1964. Elle est habitée par ce que
dans une lettre écrite en 1952 au mari d’Hannah, Jaspers appelle une «
terrible colère », dont on peut se demander si elle aiguise sa lucidité ou
si au contraire, comme le laisse entendre Jaspers, elle altère son « sens
de la justice » [1, p. 61].
En 1933, Paul Tillich (1886-1965), à la fois théologien et philosophe, qui,
comme Jaspers, a épousé une juive, enseigne la philosophie à Francfort.
Dans plusieurs articles et ouvrages, il a plaidé pour un socialisme
religieux et en a défini les principes. À leur arrivée au pouvoir, les
nazis le démettent de ses fonctions. Il s’exile aux États-Unis où on lui
offre un poste d’enseignant. Il s’y occupe activement d’une organisation
d’aide aux réfugiés politiques allemands. Il est naturalisé américain en
1941 (avant que les États-Unis n’entrent en guerre) et il écrit des textes
pour des émissions que les radios alliées diffusent en 1942 et 1943 vers
l’Allemagne. Il traite de la culpabilité allemande dans plusieurs de ces
émissions. Il y revient plus tard en particulier dans trois conférences
données à Berlin en 1953 qui reçurent un accueil mitigé. Si je n’ai rien
trouvé sur d’éventuelles relations de Tillich avec Jaspers, par contre il a
eu des échanges épistolaires, à vrai dire assez maigres, avec Arendt [5, p.
125-131].
La plupart des textes de Jaspers et de Tillich sur notre sujet (il y a
quelques exceptions) sont au départ des allocutions radiodiffusées, des
conférences ou des cours, autrement dit des adresses orales destinées à un
auditoire allemand ; deux philosophes allemands y parlent à leurs
compatriotes. Par contre, avec Arendt, nous avons des articles parus dans
diverses publications (souvent américaines) ou des livres, et ils ne visent
pas un lectorat nettement déterminé. Il est probable que son compte-rendu
du procès Eichmann a été lu en particulier par de nombreux juifs
américains, mais il n’a pas été spécifiquement écrit pour eux.
Les Allemands en 1945
En 1945, on découvre que les atrocités nazies dépassent en ampleur et en
horreur tout ce que l’on avait su, pressenti ou imaginé. On se demande s’il
faut en rendre responsable et déclarer coupable l’ensemble de la population
allemande. Cette question ne semble pas avoir de précédent historique. En
1919, le traité de Versailles a bien déclaré que l’Allemagne et ses alliés
avaient voulu et déclenché les hostilités ; les autres pays belligérants
n’avaient fait que se défendre contre une agression unilatérale. Je cite
l’article 231 : « Les Gouvernements alliés et associés déclarent et
l'Allemagne reconnaît que l'Allemagne et ses alliés sont responsables, pour
les avoir causés, de toutes les pertes et de tous les dommages subis par
les Gouvernements alliés et associés et leurs nationaux en conséquence de
la guerre, qui leur a été imposée par l'agression de l'Allemagne et de ses
alliés ». Cet article, que les alliés estimaient modéré, entendait
justifier ou fonder en droit l’exigence d’une réparation des dommages
civils de guerre, mais pas de poursuites pénales. Qu’on déclare qu’ils
étaient la seule cause de la guerre a créé un sentiment d’injustice et de
rancœur chez la plupart des Allemands ; ils estimaient que la politique des
autres nations les avait acculés à la guerre, qu’elles avaient contribué
autant sinon plus que l’Allemagne à son déclanchement. Quoi qu’il en soit,
le traité de Versailles parle de responsabilité, pas de culpabilité. Quand,
aux articles 227 et 228, il mentionne des crimes de guerre, il s’agit
d’actes individuels et non d’une entreprise collective ; on accuse des
personnes non pas des nations en tant que telles. Il y a eu peu de
condamnations à ce titre : 13 sur 901 dossiers soumis à la justice.
A la fin de la seconde guerre mondiale, on se trouve dans une situation
très différente, ce que Paul Tillich et Karl Jaspers soulignent l’un et
l’autre [9, p. 77-79, p. 108-110, p. 219 ; 7, p 59-60]. D’une part, la
responsabilité du conflit ne fait cette fois-ci aucun doute : c’est bien
Hitler qui l’a provoqué. D’autre part, le crime de guerre n’est plus le
dérapage de quelques-uns, mais a été pensé, délibéré et organisé; il n’est
pas un accident atroce et malheureux, il est un système voulu, réfléchi et
méthodiquement pratiqué.
Qu’en pensent et que ressentent les allemands ? J’ai noté durant le
deuxième semestre de 1945, deux réactions ecclésiastiques.
La première date du 23 août. L’assemblée des évêques de l’Allemagne réunie
à Fulda déclare déplorer profondément les horreurs qui se sont produites
sous le régime national-socialiste, que ce soit en en Allemagne ou dans les
pays occupés. Elle aborde le problème des compromissions qui les ont rendu
possibles. « Beaucoup d’Allemands, dit-elle, même dans nos rangs, se sont
laissés tromper par les doctrines fausses du national-socialisme ... Une
responsabilité lourde pèse sur ceux qui auraient pu empêcher de tels crimes
par leur influence et qui non seulement ne l’ont pas fait mais ont rendu
possible ces crimes et se sont déclarés par là solidaires des criminels ».
Elle reconnaît des fautes individuelles, qu’elle module. Il y a ceux qui
ont adhéré au nazisme et l’ont activement soutenu ; ils ont fait ce qu’ils
ne devaient pas faire. Il y a ceux qui sont restés passifs ; ils n’ont pas
fait ce qu’ils devaient faire. Par contre l’assemblée des évêques refuse
une culpabilité collective du peuple allemand. « Dans un souci de justice,
dit-elle, la culpabilité doit être vérifiée au cas par cas,
systématiquement et partout, afin que les innocents n’aient pas à souffrir
avec les coupables ».
La seconde réaction émane des protestants. Les 18 et 19 octobre 1945, le
Conseil de l’Eglise évangélique en Allemagne, réuni à Stuttgart, publie une Déclaration qui souligne la dimension collective de la faute. Elle
ne dit pas : « il y a parmi les nôtres des coupables », mais « nous sommes
tous coupables ». Je cite : « C’est avec une profonde douleur que nous
déclarons : par notre faute, d’indicibles souffrances se sont abattues sur
beaucoup de peuples et de pays … bien qu’ayant lutté durant de longues
années contre … le régime effroyable du national-socialisme, nous nous
accusons de n'avoir pas porté un témoignage plus courageux, de n’avoir pas
prié fidèlement, de ne pas avoir eu une foi plus joyeuse, et un amour plus
fervent ». Les rédacteurs de cette Déclaration sont des membres de
l’Eglise confessante, qui s’étaient opposés au nazisme et avaient été
sanctionnés parfois durement, comme le pasteur Martin Niemoller qui a passé
sept ans en camp de concentration. Malgré leur résistance et bien que
victimes, ils se considèrent spirituellement et religieusement impliqués
par ce qui s’est passé. Même ceux qui n’ont pas commis de crimes et qui ont
politiquement combattu le régime hitlérien ne sont pas indemnes. Ce texte a
eu un grand retentissement dans les milieux protestants européens et
américains. Il a contribué à rétablir entre les églises des diverses
nations des relations fraternelles (alors qu’après 1919, elles avaient été
exécrables). En 1948, se constitue Conseil Œcuménique des Églises,
constitution en partie rendue possible selon premier secrétaire, le pasteur
Visser’t Hooft, par cette Déclaration [16, p. 244-246].
Ces deux réactions ecclésiales sont loin d’être partagées par l’ensemble
des Allemands. Beaucoup n’apprécient guère les « mea culpa » et jugent
excessives les accusations des Alliés. Le pasteur Visser’t Hooft, rapporte
des propos qu’il a entendus en août 1945 : « Les crimes [ont] été commis
par quelques hommes pervers […] la nation allemande [n’en est] pas
responsable […] de toute façon les pays [sont] tous coupables des
souffrances causées par la guerre. » [16, p. 244-246]. Nombreux sont ceux
qui ont le sentiment qu’on les condamne parce qu’ils ont été vaincus et non
en raison d’atrocités « hors norme », ce qui leur permet de garder une
certaine estime d’eux-mêmes [9, p. 106-107] et probablement nourrit le
sentiment que l’injustice du traité de Versailles se continue ou se
renouvelle.
L’attitude des alliés
Quelle est, en 1945, l’attitude et la politique des alliés envers les
allemands ? Elle se caractérise pas ce qu’on appelle la « dénazification »,
un mot et un concept qui apparaissent dès 1942 et dont la conférence de
Postdam, fin juillet 1945, précisera le contenu. En plus de l’abolition de
lois promulguées par le régime hitlérien, la dénazification comporte trois
volets : judiciaire, administratif et éducatif.
D’abord, on entend juger les crimes nazis dans des procès juridiquement
aussi réguliers que possible. Les hauts dignitaires du troisième Reich
comparaissent devant le tribunal international de Nuremberg crée en août
1945 ; le procès commence le 18 octobre de la même année. Le procureur
américain, Robert Jackson, précise qu’il ne s’agit pas « d’inculper tout le
peuple allemand » [6, p. 62], mais des personnes qui ont commis des crimes,
pas seulement des crimes de guerre, mais aussi des crimes contre la paix,
ce qui est une nouveauté juridique. Le parti nazi et les S.S. sont
considérés comme des organisations criminelles et en avoir été membre rend
donc coupable.
Le deuxième volet est administratif. Il s’agit d’épurer l’administration
allemande, de la purger de toutes les personnes qui ont servi le régime ou
ont collaboré avec lui. On soumet la majeure partie des fonctionnaires à
des interrogatoires et à des enquêtes, et on les classe dans différentes
catégories selon leur degré d’implication. La plupart l’ont très mal vécu ;
ils ont eu le sentiment de mesures vexatoires, arbitraires et injustes. En
fait, il y a eu relativement peu de révocations, car on avait besoin de
leurs compétences pour administrer le pays. Hannah Arendt note qu’on trouve
d’anciens nazis dans les plus hautes sphères du nouvel État allemand, y
compris dans les milieux très proches du chancelier Adenauer [3, p. 100, p.
297, p. 306 ; 4, p. 64, 67].
Le troisième volet, l’éducatif, qui au départ pouvait sembler le plus
difficile, a été, en fin de compte, le mieux réussi. Tout un travail de
recherche et d’information a été entrepris sur ce qu’a fait le régime nazi
et il a ruiné en grande partie et assez profondément l’attrait que pouvait
exercer cette idéologie. C’est ce que Tillich appelle « la décontamination
de l’âme allemande de l’effroyable poison qui lui a été injecté » [10, p.
191].
Sans exclure une responsabilité collective, officiellement les alliés
privilégient, selon la tradition juridique occidentale, la culpabilité
personnelle. Par contre, les opinions publiques (c’est sensible au moment
des débats sur la C.E.D., dans les années 50) et beaucoup d’intellectuels
(ainsi le germaniste français Edmond Vermeil) se demandent comment
interpréter le nazisme : est-il dû à la dérive et au délire d’un petit
groupe? Ou bien, au contraire, est-il le fruit de la culture et de l’âme
allemandes, en est-il le produit et l’aboutissement logiques?
Les ambiguïtés de la culpabilité
Après avoir ainsi brossé, à très grands traits, le contexte, j’en arrive
aux positions de nos trois auteurs. J’ai été frappé d’une assez large
convergence dans leurs analyses et réflexions. Je les résume et les
synthétise en cinq points.
L’aveu
Ils demandent aux allemands de ne pas refuser ou atténuer leur
responsabilité ni d’accuser les autres [10, p. 238, p. 243 ; 7, p. 59-60].
Ils les invitent à reconnaître erreurs et crimes. On ne doit certes pas
assimiler l’Allemagne et le nazisme. Le nazisme (même si certains traits du
caractère allemand ont pu le favoriser [10, p. 93, p.157]) n’est pas le
fruit de la culture germanique arrivée à maturité, au contraire il la
contredit, la nie et la dévaste [2, p. 40 ; 10, p. 119-123]. Il s’en est
pris d’abord aux Allemands. Ils ont été le premier peuple à avoir été
attaqué et vaincu, le premier à avoir été réduit en esclavage et à avoir
subi une tentative de destruction de ses structures, de sa culture et de
son esprit [10, p. 77, p. 78, p. 189]. Du coup la défaite, aussi
douloureuse soit-elle, est paradoxalement pour les Allemands aussi une
libération [10, p. 69, p. 114, p. 162, p. 173-176]. Il n’en demeure pas
moins, qu’à la différence d’autres peuples, en même temps que victime, le
peuple allemand a été bourreau [10, p. 140, p. 142]. Quand il n’a pas
applaudi le tyran, il l’a laissé agir, parfois avec une satisfaction
secrète, et il a été entre ses mains un outil efficace pour ses entreprises
criminelles [10, p.190].
Jaspers, Arendt et Tillich dénoncent les tentatives des Allemands pour se
donner bonne conscience [6, p. 64-68, p. 90-120 ; 2, p. 55-57, p. 96-98 ;
14, p. 120]. Certains, écrit Tillich, refoulent ou éliminent le sentiment
de culpabilité par divers moyens : par exemple, en ignorant volontairement,
en ne voulant pas savoir ce qui est arrivé ; ou bien en ne s’en souvenant
pas, en ne le gardant pas en mémoire ; ou, encore, en accusant les autres ;
ou, enfin, en se persuadant que les crimes nazis ont été punis et expiés
par les souffrances qu’a subies le peuple allemand du fait de la guerre [8,
p. 5 ; 9, p. 157 ; cf. 7, p. 116-117 ; 2, p. 54]. La peine aurait largement
compensé et effacé le crime. À ce propos, en théologien, Tillich note que
si la compensation ou l’équilibre entre la faute et la punition est
effectivement un principe de droit, la justice, en tout cas telle que
l’entend la Bible, a un tout autre sens : elle consiste à rétablir ou à
restaurer une relation détériorée, ce qui suppose « la reconnaissance et la
suppression des causes de l’injustice » [8, p. 6].
Loin de nier, de fuir ou d’affaiblir sa faute, l’Allemagne doit l’assumer.
C’est la condition de son redressement [89, p. 143-146 ; 7, p. 44, p. 89,
p. 121].
La culpabilité criminelle
Pour nos trois auteurs, chacun est personnellement responsable de ce qu’il
a fait et doit être sanctionné en conséquence.
On ne peut pas rejeter la faute ou le crime qu’on a commis sur le groupe
auquel on appartient, que ce soit l’armée, le parti ou la nation. Les
instructions reçues de son gouvernement ou de sa hiérarchie n’innocentent
en rien le soldat ou le fonctionnaire allemand qui a contribué à
l’extermination des juifs à Auschwitz ou Dachau. « La formule “un ordre est
un ordre” ne peut jamais avoir de valeur décisive », écrit Jaspers [7, p.
46], même s’il admet qu’on puisse considérer comme une circonstance
atténuante la contrainte de la discipline militaire. Arendt redoute qu’on
fasse de la notion de culpabilité collective une justification commode pour
l’acquittement des criminels [2, p. 27-28 ; 3, p.199] ; on ne peut pas
considérer Eichmann comme un « infime rouage » - donc à peine coupable -
d’un système criminel [2, p. 94-95]. Tillich souligne que dans une nation
ou un groupe, il y a bien des structures de pouvoir, mais pas une unité
analogue à celle d’un « soi centré » [10, p. 625-626 ; 14, p. 58-59 ; 11,
p. 116-117]. Quand mon bras fait quelque chose, c’est moi qui le fais et
mon geste engage ma personne tout entière.
À l’inverse, ce que fait un compatriote, un collègue, un membre de mon
Église, ce n’est pas moi qui le fais. Le criminel est toujours une personne
singulière, un individu particulier. On commet donc une injustice en
condamnant quelqu’un pour des actes qu’il n’a pas personnellement commis,
dont il n’a pas eu connaissance ou qu’il n’avait pas les moyens d’empêcher.
On ne saurait sérieusement imputer les crimes des nazis, précise Tillich, «
à l’ensemble de la nation allemande ; elle concerne un nombre limité de
groupes et d’individus » [8, p. 4 ; cf. 2, p. 93,94 et 7, p. 53-55]. Il
importe, souligne Jaspers, de ne pas penser « en bloc », par « catégories
collectives » ou par « rubriques générales » [7, p. 61-62, p. 69]. Ce
serait une erreur de faire de tous les Allemands des criminels nazis, comme
le souhaiteraient les nazis qui entendent que leur défaite soit
l’anéantissement de l’Allemagne tout entière [2, p. 21-24 ; 9, p. 79].
La culpabilité politique .
Pourtant, on ne peut pas purement et simplement innocenter les Allemands
qui n’ont commis aucun acte criminel. Ils sont politiquement coupables. En
effet, les décisions de ceux qui gouvernent impliquent, engagent,
compromettent les gouvernés, qu’ils le veuillent ou non. « Citoyen d’un
Etat, déclare Jaspers, je dois assumer les conséquences des actes accomplis
par cet État … Chaque individu porte une part de responsabilité dans la
manière dont l’État est dirigé » [7, p. 46]. Comme l’écrit Paul Ricœur,
commentant les propos de Jaspers [8, p.147], « chaque citoyen est comptable
des actes accomplis par l’État dont il est le ressortissant ». De son côté
Tillich déclare: « tous les individus d’une nation sont responsables de
l’existence du groupe qui gouverne » [9, p. 190 ; 10, p. 625]. Dans la même
ligne, Arendt affirme que personne « ne peut rien réaliser de bon ni de
mauvais sans le concours » des autres [2, p. 104].
Tillich distingue culpabilité « diabolique » et « tragique ». La
culpabilité est diabolique quand on veut et qu’on fait délibérément le mal.
Lorsqu’on ne l’a pas cherché, mais que les circonstances ont fait qu’on y a
été mêlé, même passivement, il s’agit alors d’une culpabilité « tragique »
qui tombe sur nous, sans que nous l’ayons vu venir, sans que nous ayons la
possibilité de l’éviter, tel le destin dans la tragédie grecque [9, p. 42].
Que le tortionnaire nazi soit personnellement un criminel n’innocente pas
les autres Allemands, mais leur culpabilité est différente, plus tragique
que diabolique, plus « politique » que personnelle. Ceux qui n’ont ni
maltraité ni assassiné ont pourtant soit soutenu le régime, soit l’ont
laissé faire et en sont devenus du coup complices, soit n’ont pas su
l’empêcher d’agir criminellement. Certains ont voté pour Hitler en 1933 par
aveuglement, sans imaginer ce qui allait arriver (ainsi le pasteur
Niemoller, devenu ensuite très vite un opposant résolu et courageux au
nazisme). D’autres ont été inertes, n’ont pas réagi par paresse, par peur
ou par indifférence (ou parce qu’ils n’étaient pas mécontents que
l’Allemagne prenne sa revanche de la défaite de 1918). Même les adversaires
déclarés du nazisme portent une part de culpabilité parce qu’ils ne sont
pas parvenus à lui faire barrage et que leur opposition a été inefficace.
En 1952, à Berlin Tillich, rejoignant, mais avec un vocabulaire moins
piétiste, la Déclaration du Conseil de l’Eglise évangélique citée plus
haut, dit à ses auditeurs : « je n’ai jamais manqué d’expliquer à mes amis
en Amérique que je me sentais coupable au sens de responsable de ce qui est
arrivé. Pourquoi ? Parce que durant les années où ont été commis ces crimes
..., nous n’avons pas été assez forts pour les empêcher. Et nous ne nous
sommes pas assez sacrifiés nous-mêmes, même quand nous avons protesté et
sommes donc devenus émigrants ou victimes ». Politiquement, aucun allemand
n’est totalement innocent de ce qui s’est passé [10, p. 37, p. 179, p.
181-182, p. 189, p. 190-191, p. 210, p. 227, p. 246-247].
La faute concerne aussi, bien qu’à un degré moindre, les autres peuples.
Dans les années 30, si la France, la Grande Bretagne et les États-Unis
avaient eu une politique plus résolue et plus lucide, Hitler n’aurait pas
probablement pas pu poursuivre aussi loin son abominable entreprise. En
élargissant le propos, Hannah Arendt affirme qu’aucun individu n’est
totalement étranger aux situations qui se produisent quelque part dans le
monde : « nous devons, écrit-elle, prendre sur nous la responsabilité de
tous les crimes commis par les hommes et les peuples doivent assumer la
responsabilité des forfaits commis par d’autres peuples » [2, p. 33, p.
204].
Dans des pages que beaucoup jugèrent excessives, voire scandaleuses, Hannah
Arendt va jusqu’à mettre en cause les juifs eux-mêmes, en mentionnant les «
conseils juifs » dont les nazis se sont servis pour administrer ghettos et
camp de la mort. Sans leur aide, sans leur coopération, il aurait été
impossible d’organiser le génocide aurait été impossible [4, p. 226-240].
Ils ont donc, eux aussi, participé efficacement à leur propre
extermination. Ces propos ont soulevé une tempête de colère et
d’indignation. Ils sont certes sulfureux et rejoignent le thème de
l’auto-extermination du peuple juif qu’on rencontre dans des milieux
favorables au nazisme, dans le sillage de Martin Heidegger, de Carl Schmidt
et même de Mircéa Eliade. En tout cas, Arendt n’entend pas disculper si peu
que ce soit les nazis ni émettre un jugement historique sur la communauté
juive. Elle veut, me semble-t-il, souligner que le propre du totalitarisme
est d’organiser une « complicité générale » et de créer une « communauté
nationale du crime » [2, p. 22-27]. Le nazisme a fait commettre à quelqu’un
d’aussi banal et médiocre qu’Eichmann des crimes monstrueux. Il a compromis
le peuple allemand en son entier, ainsi que ses alliés et ses adversaires.
Il a rendu complices ceux-là même qu’il massacre. Il a effacé, écrit-elle,
« la frontière séparant les criminels des gens normaux, les coupables des
innocents » [2, p. 26]. De son côté, Tillich écrit en 1942 : « « Il est
souvent difficile de distinguer le coupable de l'innocent. La séparation
n'est pas évidente » [9, p. 37].
Entre la culpabilité criminelle et la culpabilité politique, la distinction
n’est pas toujours très nette. En tout cas, nos auteurs soulignent, d’une
part, que la dimension collective de la faute n’excuse en rien le crime
personnel, contrairement à ce qu’aurait voulu l’avocat d’Eichmann. Et,
d’autre part, ils affirment, celui qui n’a personnellement commis aucun
crime n’en demeure pas moins politiquement coupable. Selon une expression
d’Arendt, chacun est un « responsable-irresponsable ». À la fin de la
guerre dans un émission radio, Tillich explique à ses auditeurs allemands
écrasés sous les bombardements alliés qu’ils sont à la fois coupables et
innocents ; qu’à la fois, ils ont mérité et n’ont pas mérité l’épouvantable
catastrophe qui les frappe [10, p. 213, p. 238]. Un peu plus tard, dans sa Théologie systématique [14, 174-186], il montrera que l’être
humain est à la fois, libre et contraint ; qu’il est, en même temps un être
autonome et un être communautaire. Il y a là une ambiguïté existentielle
indépassable, que des situations extrêmes, comme celle provoquée par le
nazisme, mettent en évidence.
La culpabilité morale
Voyons maintenant ce que Jaspers appelle la culpabilité morale. Les
culpabilités criminelles et politiques ont un caractère objectif et
relèvent d’instances extérieures à la personne. Pour la première, il
appartient aux tribunaux de la prononcer selon le droit positif. En ce qui
concerne la deuxième, les nations alliées ont compétence pour en juger,
selon le droit naturel ou droit des gens. Il leur revient de décider des
réparations à exiger du vaincu et des sanctions à lui appliquer. Jaspers
souligne le droit des vainqueurs et il incite les allemands à s’y
soumettre.
Par contre, la culpabilité morale est subjective. Elle relève non d’une
instance extérieure mais de la conscience. Elle concerne la relation qu’on
a avec soi-même, la manière dont on évalue sa propre personne et dont on
juge ses comportements. Selon Tillich, elle exige qu’on sache se regarder
soi-même, les autres nous servant de miroir [10, p. 149-153, cf. p. 213 ;
9, p. 5]. Arendt la voit surgir quand dans une sorte de tête à tête
solitaire ou de « dialogue silencieux » avec soi (le soi se dédoublant),
quelqu’un sent qu’il ne pourra pas vivre en paix « avec » lui-même ou « en
compagnie de » lui-même s’il commet telle ou telle action ; passer le reste
de ses jours avec le criminel qu’il deviendrait lui paraît insupportable.
La conscience, ainsi comprise, ne dit pas: « ça, je ne dois pas le faire »,
mais « ça, je ne peux pas le faire » [2, p. 102 ; 3, p. 125, p. 137-138, p.
146 ; 6, p. 128-129]. Elle renvoie non pas un droit social, juridique ou
politique, comme les deux formes précédentes de culpabilité, mais elle
formule une exigence intérieure.
Que la conscience s’éveille ou se réveille et dévoile la culpabilité morale
a pour Jaspers une très grande importance, parce qu’on entre alors dans un
processus de repentance, de conversion et de purification intérieures [7,
p. 44, p. 121-125] qui permet un nouveau départ, un re-commencement, en
termes évangéliques on dirait une « nouvelle naissance ». D’où l’importance
du souvenir, soulignée par Arendt, sans lequel il n'y a ni pensée profonde,
ni conscience morale [3, p. 142 ; 6, p. 42-43]. En se souvenant, la
conscience morale n’enferme pas dans la honte du passé, elle permet une
transformation de ce qu’on est et de la situation qu’on vit. Elle ouvre à
un avenir différent. On pense au fils prodigue de la parabole, quand il «
rentre en lui-même » et revient sur ce qu’il a fait pour s’examiner et
changer de conduite. De même, Tillich estime que la repentance est la
condition de la re-naissance [10, p. 181, cf. p. 56-57] ; elle ne se borne
pas au regret ou à la déploration des fautes commises ; elle en supprime la
cause, elle enlève ce qui fait ou a fait obstacle et permet d’aller de
l’avant (ce qui dans la situation de 1945 implique le rejet et la
condamnation, par les allemands, des criminels de guerre nazis [10, p.
185]).
La culpabilité métaphysique
Jaspers mentionne une dernière culpabilité qu’il qualifie de « métaphysique
» et qu’il déclare « inexpiable ». Elle relève de Dieu, unique « instance
compétente » pour en juger. Si elle atteint tout être humain, seuls la
ressentent ceux qui ont atteint « le domaine de l’absolu et ont fait par là
même l’expérience de leur échec ». Elle fonde les autres formes de
culpabilité qui disparaitraient si on pouvait l’éliminer » [7, p. 48]. Même
si Jaspers ne le signale pas explicitement, la parenté parait évidente avec
ce que la tradition chrétienne désigne par le terme de « péché » et on
rejoint ce que Tillich appelle l’aliénation existentielle, par quoi il
entend la situation de l’homme qui est séparé de Dieu, et n’est donc pas ce
qu’il devrait être ; sa vie contredit son essence. Significativement, dans
la Théologie systématique, la question de la culpabilité allemande
s’insère dans l’analyse de cette aliénation.
On ne trouve pas chez Jaspers une analyse ou une définition théologique de
cette culpabilité. Il s’en tient, conformément à son statut de philosophe,
à une description phénoménologique qui rend difficile de la distinguer des
culpabilités politique et morale. Dans une lettre d’août 1946 Hannah Arendt
fait remarquer à Jaspers que, si cette culpabilité relève bien de l’absolu
(« où écrit-elle, on ne peut effectivement plus reconnaître aucun juge
terrestre »), elle renvoie aussi à la solidarité humaine qui « constitue le
fondement politique de la république » [1, p. 51]. Son observation ne
manque pas de pertinence, car le texte de Jaspers présente la culpabilité
métaphysique à partir de la solidarité entre tous les humains qui rend
chacun d’eux « co-responsable de toute injustice et de tout mal dans le
monde » [7, p. 47 ; cf. 2, p. 33].
« Si nous pouvions nous délivrer de la culpabilité métaphysique, écrit
Jaspers, nous serions des anges ». En termes théologiques, nous ne pouvons
pas nous justifier et nous sauver nous-mêmes. En avoir conscience brise
tout orgueil et transforme « la conscience que l’homme a de lui-même devant
Dieu » [7, p. 50]. C’est ce qui rend possible la repentance et le
jaillissement d’une « source neuve de vie active ». Il me semble qu’en fin
de compte, Jaspers introduit la culpabilité métaphysique, qu’il peine à
définir, pour suggérer (il ne le dit pas explicitement) que seule la grâce
permet le recommencement qu’il appelle de ses vœux, que seule elle produit
la conversion qu’il juge souhaitable et nécessaire.
Conclusion
S’interroger sur la culpabilité ne se borne pas à localiser les
responsabilités et à en déterminer la nature et le niveau. Une question
beaucoup plus essentielle se pose : Comment restaurer ou reconstruire ce
que la faute et le crime ont détruit ? Au premier abord, Arendt paraît
assez négative. Elle pense que le nazisme marque l’entrée dans une nouvelle
ère, sans aucune commune mesure avec les temps qui l’ont précédée. Il a
détruit les principes et règles sur lesquels pouvait se bâtir une
civilisation acceptable. Il a mis en route une « monstrueuse machine de
massacre administratif » [1, p. 27-28] et il a massivement introduit la
criminalité dans le vie politique. Le mal ne s’arrête pas avec
l’effondrement du régime hitlérien; il se poursuit de manière insidieuse et
continue d’infecter l’humanité. Arendt n’est cependant pas pessimiste et
elle pense que, grâce à l’action libre des hommes, des événements peuvent
faire surgir de l’inattendu, briser les déterminismes et modifier le cours
naturel des choses ; l’être humain se caractérise par sa capacité à
innover, à provoquer de nouveaux commencements [5, p. 131-132 ; 6, p.
70-71].
Même si le monde d’après-guerre les inquiète, les déçoit voire les indigne,
nos trois auteurs ont confiance en une suite qui permette de dépasser et de
surmonter la catastrophe. Pour Jaspers et Tillich, dans la repentance et
dans le lien avec Dieu, peut surgir un « être nouveau », même si c’est de
manière toujours fragmentaire et temporaire. Cet « être nouveau » n’est pas
le produit d’une « fabrication de type technico-instrumental » (pour
reprendre le vocabulaire d’Arendt, 6, p. 75), l’homme se façonnant lui-même
comme dans les idéologies nazies ou communistes. Il est l’œuvre de la
transcendance (d’où l’insistance de Jaspers sur le niveau métaphysique de
la culpabilité). Quant à Hannah Arendt, elle a la conviction que la pensée
a la capacité de résister à l’inhumanité et de la faire reculer. On
pourrait lui objecter que de grands penseurs, tels Martin Heidegger, Carl
Schmitt, Ernst Jünger et Emanuel Hirsch, ont été proches des nazis et
partisans d’Hitler. Arendt le sait bien ; elle souligne l’ambivalence de la
pensée, qui conduit au meilleur comme au pire et que doit compléter la «
faculté de distinguer ce qui est bien et ce qui est mal » [6, p. 102, p.
154].
Ricœur écrit que le livre de Jaspers se caractérise par « l’espérance et
l’énergie » [8, p. 145], et on pourrait en dire autant de l’œuvre de
Tillich et de celle d’Arendt. Leurs analyses très pénétrantes
s’accompagnent d’un courage et d’une volonté indomptables.
André Gounelle
Bibliographie
(1) ARENDT Hannah et JASPERS Karl, La philosophie n’est pas tout à fait innocente, Payot, 1995.
(2) ARENDT Hannah, Penser l’événement, Belin, 1989.
(3) ARENDT Hannah, Responsabilité et jugement, Payot, 2005.
(4) ARENDT Hannah, Eichmann à Jérusalem, Folio Histoire, 2002.
(5) EHRWEIN Céline « Forces et faiblesses de la réflexion politique de Paul
Tillich. Evaluation critique du socialisme religieux à partir de Hannah
Arendt » in M. Boss, D. Lax, J. Richard (éd.),
Ethique sociale et socialisme religieux. Actes du 15ème
colloque international Paul Tillich, Toulouse 2003
. Lit, 2005.
(6) EHRWEIN NIHAN Céline, Hannah Arendt ; une pensée de la crise.
Labor et fides, 2011.
(7) JASPERS Karl, La culpabilité allemande, Editions de Minuit,
1948.
(8) RICŒUR Paul, Lectures 1, Seuil 1991.
(9) TILLICH Paul, « The Jewish Question : A Christian and a German Problem
» (conférence donnés à Berlin en 1952), Bulletin of The North American Paul Tillich Society, 2004.
(10) TILLICH Paul, Against the Third Reich Recueil édité par
Ronald H. Stone et Matthew Lon Weaver, The Westminster Press,
1998.
(11) TILLICH Paul, Love, Power and Justice (1954) in MainWorks – Hauptwerke, 3, Walter de Gruyter, 1998.
(12 TILLICH Paul, Political Expectation, Harper, 1971.
(13) TILLICH Paul, Systematic Theology, v.1, University of Chicago
Press, 1951.
(14) TILLICH Paul, Systematic Theology, v. 2, University of
Chicago Press, 1957.
(15) TILLICH Paul, Ultimate Concern, SCM Press, 1965.
(16) VISSER’t’HOOFT, W.A., Le temps du rassemblement, Seuil, 1975. |