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Quelle culpabilitÉ ?
Les Allemands et le nazisme selon Arendt, Jaspers et Tillich

Jaspers, Tillich et Arendt ont, tous les trois, écrit sur le problème de la culpabilité allemande tel qu’il se pose au lendemain de la deuxième guerre mondiale. Je vais dans une première partie présenter ces auteurs et le contexte de leur interrogation ; ensuite, une seconde partie exposera ce qu’ils disent.

Les auteurs et leur contexte

Trois itinéraires

Jaspers, Tillich et Arendt ont en commun d’être nés allemands, d’avoir une compétence philosophique de haut niveau, d’avoir été personnellement aux prises avec le nazisme, et d’avoir décidé de changer de nationalité.

Karl Jaspers (1883-1969), médecin, professeur de psychologie puis de philosophie à Heidelberg, hostile au nazisme, est interdit d’enseignement en 1937 et de publication en 1938. Il n’émigre pas ni ne participe à la résistance intérieure. Il vit sous la menace d’une arrestation, mais reste suffisamment discret et a assez de chance pour y échapper. L’Allemagne capitule en mai 1945. En septembre 1945, Jaspers reprend sa place à l’Université de Heidelberg, qui est en zone d’occupation américaine, et il y donne un cours intitulé « la situation morale et spirituelle dans l’Allemagne d’aujourd’hui ». La partie de ce cours qui traite de la culpabilité est publiée en 1946. Elle est saluée positivement par Ricœur dans la revue Esprit mais suscite des réactions négatives de beaucoup d’Allemands, qui supportent mal le programme de dénazification auquel ils sont soumis. Il en résulte une animosité qui pousse Jaspers à quitter l’Allemagne en 1948, à s’installer à Bâle et à prendre la nationalité suisse.

Paul Tillich (1886-1965), à la fois théologien et philosophe, a, comme Jaspers, épousé une juive. En 1932, il enseigne la philosophie à Francfort. Il fait sanctionner des étudiants nazis qui avaient molesté des condisciples juifs. Dans ses écrits, il plaide pour un socialisme religieux et en définit les principes. Quand Hitler arrive au pouvoir, il est démis de ses fonctions. Il s’exile aux États-Unis où on lui offre un poste d’enseignant. Il s’y occupe activement d’une organisation d’aide aux réfugiés politiques allemands. Il se fait naturaliser américain en 1941. En 1942 et 1943, il rédige des textes pour des émissions de propagande que les radios alliées diffusent vers l’Allemagne où il parle à plusieurs reprises de la culpabilité allemande. Il en traite aussi plus tard, ainsi dans une conférence donnée à Berlin en 1952 qui reçut un accueil mitigé.

Hannah Arendt (1906-1975) est issue d’une famille juive laïcisée et assimilée. Elle est consciente de sa judéité et la revendique, tout en critiquant parfois sévèrement le judaïsme. Élève d’Heidegger avec qui elle a eu une liaison amoureuse et dont elle a plus tard nié qu’il ait eu un lien fort avec le nazisme, elle entretient des relations amicales avec le couple Jaspers à la suite de sa thèse de doctorat que Karl a dirigée. En 1933 elle s’exile en France ; en 1940 elle s’embarque pour les États-Unis et en 1951 elle prend la nationalité américaine. Elle traite du thème de la culpabilité dès 1945 et aussi au moment du procès d’Eichmann en 1961. Ses écrits ont beaucoup choqué et on a lui a reproché, peut-être à tort, une insensibilité envers les victimes, une « absence de cœur », comme le lui écrit l’universitaire israélien Gershom Scholem.

La question allemande en 1945

Dans quel contexte se situe la réflexion de nos auteurs ?

En 1945, les alliés victorieux se demandent s’il faut tenir l’ensemble de la population allemande pour coupable de ce qu’ont fait les nazis, interrogation qui ne semble pas avoir de précédent historique. En 1919, le traité de Versailles avait bien attribué à l’Allemagne la responsabilité de la guerre. Mais, il s’agissait alors de fonder en droit l’exigence d’une réparation financière des dommages de guerre et non d’entreprendre des poursuites pénales (bien qu’on l’ait envisagé pour le Kaiser). Quand le traité mentionne des crimes de guerre, il est question d’actes individuels et non d’une entreprise collective ; on accuse des personnes et non des nations en tant que telles. Il y a eu peu de condamnations à ce titre : 13 sur 901 dossiers soumis à la justice. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, la situation est différente. D’une part, la responsabilité du conflit ne fait aucun doute ; c’est bien Hitler qui l’a provoqué. D’autre part, le crime n’est plus le dérapage de quelques-uns, il a été pensé, délibéré et organisé ; il est un système voulu, réfléchi et méthodiquement pratiqué par un État.

Faute de sondages, on les pratique peu à l’époque, il est difficile de mesurer l’état de l’opinion. Elle semble divisée en trois grands courants.

Le premier, probablement assez répandu en Allemagne, mais qui ne se manifeste guère ouvertement, refuse ce qu’il considère comme une mise en cause unilatérale et inique des vaincus. Il estime qu’on les accable parce qu’ils ont perdu la guerre et non en raison d’atrocités hors normes. Le pasteur hollandais Visser’t Hooft rapporte des propos qu’il a entendus en Allemagne durant l’été 1945 : toutes les armées en guerre, sans exception, les alliées tout autant que les hitlériennes, lui a-t-on dit, ont commis des atrocités ; les bombardements massifs de villes comme Hambourg et Dresde, qui ont lourdement et inutilement frappé des populations civiles, ne sont pas moins criminels que les camps de concentration. Les souffrances qu’ont subies les allemands compensent amplement celles dont ils ont été la cause.

Le deuxième courant, celui qui s’exprime le plus, distingue entre la masse de la population et les nazis. Ainsi, l’assemblée des évêques d’Allemagne réunie à Fulda le 23 août 1945 déclare déplorer les atrocités commises par le régime national-socialiste, en Allemagne aussi bien que dans les pays occupés. Elle reconnaît des fautes individuelles qu’elle module. Il y a ceux qui ont adhéré au nazisme et l’ont activement soutenu ; ils ont fait ce qu’ils ne devaient pas faire. Il y a ceux qui sont restés passifs, alors qu’ils auraient pu agir ; ils n’ont pas fait ce qu’ils devaient faire. Puis, il y a les autres, ceux qui ne pouvaient rien faire et les évêques rejettent l’idée de leur reprocher quoi que ce soit. « Dans un souci de justice, disent ils, la culpabilité doit être vérifiée au cas par cas, […] afin que les innocents n’aient pas à souffrir avec les coupables. » Dans la même ligne, au tribunal international de Nuremberg qui siège à partir du 18 octobre le procureur américain, Robert Jackson, précise d’emblée qu’il ne s’agit pas « d’inculper tout le peuple allemand », mais les seules personnes qui ont commis des crimes.

Un troisième courant incrimine le peuple allemand dans son ensemble. Il dénonce une barbarie allemande foncière qui se serait manifestée en 14-18 et qui aurait culminé avec l’hitlérisme. Cette opinion se fait entendre, par exemple, lors des débats des années 50 sur la C.E.D., la Communauté Européenne de Défense, rejetée par le parlement français. Des intellectuels (ainsi, le germaniste français Edmond Vermeil originaire de Congénies dans le Gard) se demandent comment interpréter le nazisme : est-il dû à la dérive et au délire d’un petit groupe ? Ou bien, au contraire, est-il le fruit de la culture et de l’âme allemandes, en est-il le produit et l’aboutissement logiques ?

Quelques Allemands parlent aussi d’une culpabilité collective ou globale. Ainsi, les 18 et 19 octobre 1945, se réunit à Stuttgart le Conseil de l’Église Évangélique (autrement dit protestante) en Allemagne, composé d’opposants au nazisme dont certains avaient été durement sanctionnés, tel le pasteur Niemöller qui avait passé sept ans en camp de concentration. Ce conseil ne dit pas, comme les évêques quelques semaines auparavant, « il y a des coupables parmi nous », mais il affirme : « nous sommes tous coupables ». Je cite. « C’est avec une profonde douleur que nous déclarons : par notre faute, d’indicibles souffrances se sont abattues sur beaucoup de peuples et de pays […], bien qu’ayant lutté durant de longues années contre […] le régime effroyable du national-socialisme, nous nous accusons… ». Cette Déclaration a eu un grand retentissement dans les milieux protestants européens et américains et a contribué à établir entre les Églises des nations ennemies de bonnes relations (alors qu’après 1919 elles avaient été exécrables). Mais il est probable qu’elle exprime plus le sentiment d’un petit groupe de dirigeants ecclésiastiques que celui de la masse des protestants allemands. Hannah Arendt critiquera plus tard assez vertement ces déclarations de culpabilité générale qui relèvent à ses yeux d’une « confusion morale ». Affirmer que tous sont coupables aboutit, selon elle, à dédouaner les véritables criminels, à diluer leur responsabilité personnelle : si tout le monde est coupable, personne ne l’est véritablement.

Les ambiguïtés de la culpabilité

Je résume les réflexions de Jaspers, Tillich et Arendt en six points.

1. La culpabilité criminelle

Premièrement, ils affirment tous les trois avec force que chacun est personnellement coupable de ce qu’il a fait et doit être sanctionné en fonction de ses propres actes. Il ne peut pas se disculper en reportant les fautes et les crimes qu’il a commis sur une quelconque nécessité, sur une impossibilité d’agir autrement. Les instructions reçues de son gouvernement ou de sa hiérarchie n’exonèrent en rien le soldat ou le fonctionnaire allemand qui a contribué à l’extermination des juifs à Auschwitz ou Dachau, pas plus que dans la tragédie grecque le destin n’excuse Œdipe.

« La formule “un ordre est un ordre” ne peut jamais avoir de valeur décisive », écrit Jaspers, même s’il admet que la contrainte de la discipline militaire puisse constituer une circonstance atténuante. Arendt récuse la « vertu d’obéissance », dont se réclame Eichmann, qui ferait du bourreau nazi un « infime rouage », à peine coupable, d’un système monstrueux. Les notions de « responsabilité collective » et d’ « actes d’État » ne doivent en aucun cas servir d’excuse ou de justification et permettre de « blanchir » des criminels. Tillich souligne que dans une nation ou un groupe, il y a bien des structures de pouvoir, mais pas une unité analogue à celle d’une personne. Quand mon bras fait quelque chose, c’est moi qui le fais et mon geste m’engage entièrement ; je ne peux pas dire que c’est mon bras qui a frappé, mais pas moi. À l’inverse, ce que fait un compatriote, un collègue, un coreligionnaire ou un camarade de parti, ce n’est pas moi qui le fais et je ne peux pas en être tenu pour coupable. Il importe, souligne Jaspers, de ne pas penser « en bloc », par « catégories collectives » ou par « rubriques générales ». Ce serait une erreur de faire de tous les Allemands des criminels. Le criminel est toujours une personne singulière, un individu particulier. « La culpabilité et l’innocence n’ont de sens qu’appliquées à des individus » écrit Arendt.

2. La culpabilité politique

Entre ce premier point et le deuxième que j’aborde maintenant, il y a une tension forte qui frise la contradiction. Pour nos auteurs, si les Allemands ne sont pas tous criminellement coupables, ils le sont néanmoins tous politiquement. La culpabilité n’est pas seulement individuelle, personnelle, elle a une dimension collective, nationale. En effet, les décisions des gouvernants impliquent et compromettent les gouvernés, qu’ils le veuillent ou non. Selon Jaspers « chaque individu porte une part de responsabilité dans la manière dont l’État est dirigé » ; il est solidaire « des actes de l’État auquel il appartient ». De même, Tillich déclare : « Tous les individus d’une nation sont responsables de l’existence du groupe qui gouverne. »

Tillich distingue culpabilité « diabolique » et culpabilité « tragique ». La culpabilité est diabolique quand on veut et qu’on fait délibérément le mal. Lorsqu’on ne l’a pas cherché, mais qu’à cause des circonstances, on y a été mêlé, même passivement, il s’agit alors d’une culpabilité « tragique » qui tombe sur nous, sans que nous l’ayons vu venir, sans que nous ayons eu la possibilité de l’éviter, tel le destin dans la tragédie grecque. Que le tortionnaire nazi soit personnellement et diaboliquement coupable n’innocente pas les autres Allemands, mais leur culpabilité est d’un autre ordre, plus tragique que diabolique, plus « politique » que juridique, plus communautaire que personnel. Ceux qui n’ont ni maltraité ni assassiné ont pourtant soit soutenu le régime, soit l’ont laissé faire par manque de lucidité, par inertie, indifférence, par peur ou encore parce qu’ils n’étaient pas mécontents que l’Allemagne prenne sa revanche de la défaite de 1918. Ceux qui ont désapprouvé Hitler n’ont pas su lui faire barrage et leur opposition a été inefficace. En 1952 à Berlin, Tillich dit à ses auditeurs : « Je n’ai jamais manqué d’expliquer à mes amis en Amérique que je me sentais coupable au sens de responsable de ce qui est arrivé. Pourquoi ? Parce que durant les années où ont été commis ces crimes [...], nous n’avons pas été assez forts pour les empêcher ».

On ne doit certes pas assimiler l’Allemagne et le nazisme. Le nazisme (même si certains traits du caractère allemand ont pu le favoriser) n’est pas le fruit de la culture germanique arrivée à maturité, au contraire il la contredit, la nie et la dévaste. Il s’en est pris d’abord aux Allemands. Ils ont été le premier peuple à avoir été réduit en esclavage, à avoir subi une tentative de destruction de ses structures, de sa culture et de son esprit. Du coup la défaite, aussi douloureuse soit-elle, est paradoxalement pour les Allemands aussi une libération. Il n’en demeure pas moins, qu’à la différence d’autres nations, en même temps que victime le peuple allemand a été complice et bourreau. Même quand il n’a pas applaudi le tyran, il a été entre ses mains un outil efficace pour ses desseins criminels. Jaspers, Tillich et Arendt dénoncent les tentatives des allemands pour se donner bonne conscience. La nation allemande n’est pas coupable des crimes des nazis, mais elle est coupable d’avoir donné et laissé le pouvoir aux nazis.

3. « Responsable-irresponsable »

Ce ne sont pas seulement les Allemands, ce sont toutes les nations qui sont, à des degrés divers, politiquement coupables. Dans les années 30, si la France, la Grande-Bretagne et les États-Unis avaient adopté une attitude plus résolue et plus lucide, Hitler n’aurait probablement pas pu poursuivre son épouvantable entreprise. En élargissant le propos, Hannah Arendt affirme qu’aucun individu n’est totalement étranger aux situations qui se produisent quelque part dans le monde : « Nous devons, écrit-elle, prendre sur nous la responsabilité de tous les crimes commis par les hommes et les peuples doivent assumer la responsabilité des forfaits commis par d’autres peuples. » De même, Jaspers affirme que la solidarité entre tous les humains rend chacun d’eux « coresponsable de toute injustice et de tout mal dans le monde ».

Dans des pages qui firent scandale, Arendt va jusqu’à mettre en cause les victimes elles-mêmes, à cause de leur passivité et de coopérations dans leurs rangs. Elle mentionne les « conseils juifs » dont les nazis se sont servis pour administrer ghettos et camps de la mort. Sans leur concours, le génocide aurait été impossible. Les juifs ont participé à leur propre extermination. Ces propos, qui ne tiennent que quelques lignes dans le livre sur Eichmann, ont soulevé un torrent de colères et de protestations ; ils ont brouillé Arendt avec des amis anciens et éminents, tels Gerschom Scholem et Hans Jonas. À ceux qui l’attaquaient, elle a répondu qu’il y avait malentendu ; elle n’entendait pas stigmatiser les juifs, mais souligner quelque chose d’essentiel à ses yeux, à savoir que le propre du totalitarisme est d’organiser une « complicité générale » et de créer une « communauté […] du crime ». Le nazisme a empoisonné le peuple allemand en son entier, il a infecté ses adversaires et a contaminé même ses victimes. Il a rendu complices ceux-là mêmes qu’il massacre. Il a effacé, écrit Arendt, « la frontière qui sépare les criminels des gens normaux, les coupables des innocents ». De même, Tillich dit en 1942 : « Il est souvent difficile de distinguer le coupable de l’innocent. La séparation n’est pas toujours évidente ».

Je résume l’argumentation de ces trois premiers points. D’après un récit biblique, dans la ville de Sodome, il n’y avait pas dix justes. De même, pour nos auteurs, il y a très peu de gens que le nazisme a laissé indemnes. Celui qui n’a lui-même commis aucun acte criminel, qui est personnellement, individuellement innocent, qui a été victime, porte néanmoins une part de culpabilité. Il est, écrit Arendt, un « responsable-irresponsable ». Elle admet, cependant, que l’impuissance complète, qui est rare, « constitue une excuse valide ». Selon Tillich, notre existence est structurée par une tension fondamentale : d’une part chacun de nous est un « je », irréductiblement autonome, qui n’a à répondre que de ses seuls actes ; d’autre part, chacun de nous est pris, inséré dans des appartenances, des participations, des solidarités qui le rendent comptable de ce qu’il n’a personnellement ni fait ni approuvé. Il ne peut pas éliminer le « je », la part irréductible de liberté et de responsabilité personnelle. Il ne peut, non plus, éliminer le « nous », se dégager des liens communautaires qui le rendent partie prenante de comportements collectifs du « nous ». Tout le monde n’est pas également coupable, mais personne n’est complètement innocent.

4. La culpabilité morale

Aux culpabilités criminelles et politiques, s’ajoute ce que Jaspers appelle la culpabilité morale. Elle ne relève pas d’instances extérieures (comme les tribunaux ou le droit international). Elle concerne la conscience, autrement dit, la relation qu’on a avec soi-même, la manière dont on perçoit sa propre personne et dont on juge ses actes. Elle exige, écrit Tillich, qu’on sache se regarder soi-même, les autres nous servant de miroir. Arendt la voit surgir quand dans un tête-à-tête solitaire ou un « dialogue silencieux avec soi-même » (formule de Platon), quelqu’un sent qu’il ne pourra pas vivre en paix « avec » lui-même ou « en compagnie de » lui-même s’il commet telle ou telle action ; passer le reste de ses jours avec le criminel qu’il deviendrait lui paraît insupportable. Dans La vie de l’esprit, elle analyse longuement ce dédoublement ou cette dualité du moi qui n’est pas un mais « deux en un ».

Arendt note que les « gens vraiment mauvais » ont en général « bonne conscience ». Ils n’ont ni interrogations ni doutes sur eux-mêmes. Ils sont contents d’eux, en paix avec eux-mêmes, convaincus d’avoir raison d’être ce qu’ils sont, ils coïncident avec eux-mêmes. Au lieu de les accuser, leur conscience les conforte. Par contre, les gens bien, les « bonnes gens », ont mauvaise conscience. Ils portent en eux des préoccupations et des exigences morales qui leur font mesurer l’écart entre ce qu’ils sont et ce qu’ils devraient être. Ils se dédoublent et donc se regardent eux-mêmes, se jaugent et se jugent.

Cette mauvaise conscience est pour Jaspers essentielle parce qu’elle incite à un processus de purification et de transformation intérieures, elle permet un nouveau départ. De même, Tillich estime que la repentance ne se borne pas au regret ou à la déploration des fautes commises ; elle ne s’enferme pas dans la honte du passé, elle se tourne vers l’avenir et cherche à mettre en route quelque chose de nouveau et de différent.

5. La culpabilité métaphysique

Jaspers mentionne une dernière culpabilité qu’il qualifie de « métaphysique » et qu’il déclare « inexpiable ». Elle relève de Dieu, unique « instance compétente » pour en juger. Si elle atteint tout être humain, seuls la ressentent ceux qui ont atteint « le domaine de l’absolu et ont fait par là même l’expérience de leur échec ». Dans une lettre adressée à Jaspers en août 1946, Arendt approuve : quand on entre dans l’absolu, on ne peut effectivement « plus reconnaître aucun juge terrestre ». Cette culpabilité métaphysique, dont Jaspers et Arendt ne disent pas grand chose, me semble proche de ce que la tradition biblique désigne par le terme de « péché » (et qui ne correspond pas exactement avec l’usage ecclésiastique de cette notion) et elle rejoint ce que Tillich appelle l’aliénation existentielle, par quoi il entend la situation de l’homme qui n’est pas ce qu’il devrait être ; sa vie, son comportement contredisent son essence. Il est bien un homme sans pourtant arriver à se conduire humainement.

Pour nos trois auteurs, cette culpabilité métaphysique, qu’ils peinent à bien définir, joue un rôle essentiel parce qu’elle brise tout orgueil et transforme, écrit Jaspers, « la conscience que l’homme a de lui-même devant Dieu » ce qui rend possible le jaillissement d’une « source neuve de vie active ».

6. Comment dépasser et surmonter la culpabilité ?

Nos auteurs se demandent comment s’en sortir et aller de l’avant ? Comment dépasser et surmonter la culpabilité ?

Au premier abord, Arendt m’a paru très pessimiste. Elle pense que le nazisme a fait entrer l’humanité dans un régime sans commune mesure avec ce qui l’a précédé. Il a détruit les principes et les règles sur lesquels pouvait se bâtir une civilisation humainement acceptable. Il a mis en route une « monstrueuse machine de massacre administratif ». Il a inauguré « l’intrusion massive de la criminalité dans la vie politique ». Il a transformé des médiocres, comme Eichmann, en meurtriers. Le mal ne s’arrête pas avec l’effondrement de l’hitlérisme ; il se poursuit de manière insidieuse et continue à se propager dans l’humanité. Le nazisme a été vaincu, mais tout le monde est devenu plus ou moins nazi.

Une lecture plus attentive m’a montré que ce n’est pas là le dernier mot d’Arendt. Selon elle, le mal se développe et l’emporte chez des êtres superficiels. Il atteint son apogée dans cette banalité qui ignore la pensée. Eichmann a commis des actes monstrueux non parce qu’il aurait été démoniaque ou diabolique, mais parce qu’il a omis d’être un sujet pensant, autrement dit par bêtise. Arendt appelle bêtise l’absence de pensée, à ne pas confondre avec la stupidité, le manque d’intelligence. Eichmann est intelligent, il sait organiser et faire fonctionner les choses ; mais il est bête parce qu’il ne pense pas, autrement dit, parce que lui manque ce dialogue intérieur avec soi-même qu’est la conscience ou la pensée.

Pour Arendt, la pensée fait barrage à l’inhumanité. En complément ou en contradiction avec Heidegger qui qualifie les hommes d’ « êtres vers la mort », elle affirme qu’ils sont des êtres de naissance. Tout autant et peut-être plus que la mortalité, la natalité les caractérise. La natalité n’est pas la « reproduction » du même ou de l’identique. Elle est la capacité des humains à mettre au monde du nouveau, à y introduire du neuf, à y « instaurer une réalité qui soit la leur ». » « Les hommes, écrit Arendt, bien qu’ils doivent mourir, ne sont pas nés pour mourir mais pour innover ». Pour elle, la proclamation biblique qu’un « enfant nous est né », est « l’expression la plus succincte, la plus glorieuse » de foi et d’espérance pour le monde et pour l’homme.

Nos trois auteurs croient possible le surgissement d’un « être nouveau », selon une expression biblique chère à Tillich. Il ne s’agit pas de façonner les hommes comme ont voulu le faire les régimes nazis et communistes. Je suppose que Jaspers introduit la culpabilité métaphysique dont l’homme ne peut pas se libérer tout seul précisément pour souligner que l’homme n’est pas son propre démiurge. Il y a naissance ou être nouveau quand quelque chose vient d’un ailleurs (un ailleurs dont le visage est plus précis chez Jaspers et surtout chez Tillich que chez Arendt) et que ce quelque chose introduit de l’autrement. Mais il n‘y a pas de naissance sans « parents » et l’autrement n’ignore, n’efface ni ne nie ce qui le précède ; il en hérite et le transforme. Loin de supprimer la culpabilité, il s’agit de l’empêcher de devenir une impasse, de l’intégrer pour construire autre chose.

Même si le monde d’après-guerre les inquiète, les déçoit, voire les indigne et les révolte, nos trois auteurs ont l’espoir que soit surmonté et neutralisé ce mal absolu qui s’est incarné dans le nazisme.

* * *

J’ai tenté de retracer un débat déjà ancien, mais qui n’est pas seulement circonstanciel. Au delà de son contexte historique précis, il soulève un problème épineux, embrouillé, qu’on rencontre, sous une forme ou une autre, à toute époque : celui de l’implication personnelle de chacun de nous dans les malfaisances de notre monde, celui de l’articulation entre culpabilité individuelle et responsabilité collective. En distinguant plusieurs sortes de culpabilités, nos auteurs proposent une solution que, d’un point de vue strictement intellectuel, on peut discuter, mais surtout ils nous invitent à affronter la culpabilité et à la dépasser par une conversion qui permet de re-naître, qui produit du nouveau dans notre monde et y fait reculer l’horrible. Croire que c’est possible et y travailler, c’est ce que le théologien Tillich appelle la « foi », en précisant qu’elle n’est pas le monopole du christianisme ou du judéo-christianisme ; sous des formes religieuses ou non religieuses, elle est chevillée au cœur de tout être vraiment humain.

André Gounelle

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André Gounelle

Professeur émérite de la faculté de théologie protestante de Montpellier

Webmaster : Marc Pernot