Jaspers, Tillich et Arendt ont, tous les trois, écrit sur le problème de la
culpabilité allemande tel qu’il se pose au lendemain de la deuxième guerre
mondiale. Je vais dans une première partie présenter ces auteurs et le
contexte de leur interrogation ; ensuite, une seconde partie exposera ce
qu’ils disent.
Les auteurs et leur contexte
Trois itinéraires
Jaspers, Tillich et Arendt ont en commun d’être nés allemands, d’avoir une
compétence philosophique de haut niveau, d’avoir été personnellement aux
prises avec le nazisme, et d’avoir décidé de changer de nationalité.
Karl Jaspers (1883-1969), médecin, professeur de psychologie puis de
philosophie à Heidelberg, hostile au nazisme, est interdit d’enseignement
en 1937 et de publication en 1938. Il n’émigre pas ni ne participe à la
résistance intérieure. Il vit sous la menace d’une arrestation, mais reste
suffisamment discret et a assez de chance pour y échapper. L’Allemagne
capitule en mai 1945. En septembre 1945, Jaspers reprend sa place à
l’Université de Heidelberg, qui est en zone d’occupation américaine, et il
y donne un cours intitulé « la situation morale et spirituelle dans
l’Allemagne d’aujourd’hui ». La partie de ce cours qui traite de la
culpabilité est publiée en 1946. Elle est saluée positivement par Ricœur
dans la revue Esprit mais suscite des réactions négatives de
beaucoup d’Allemands, qui supportent mal le programme de dénazification
auquel ils sont soumis. Il en résulte une animosité qui pousse Jaspers à
quitter l’Allemagne en 1948, à s’installer à Bâle et à prendre la
nationalité suisse.
Paul Tillich (1886-1965), à la fois théologien et philosophe, a, comme
Jaspers, épousé une juive. En 1932, il enseigne la philosophie à Francfort.
Il fait sanctionner des étudiants nazis qui avaient molesté des
condisciples juifs. Dans ses écrits, il plaide pour un socialisme religieux
et en définit les principes. Quand Hitler arrive au pouvoir, il est démis
de ses fonctions. Il s’exile aux États-Unis où on lui offre un poste
d’enseignant. Il s’y occupe activement d’une organisation d’aide aux
réfugiés politiques allemands. Il se fait naturaliser américain en 1941. En
1942 et 1943, il rédige des textes pour des émissions de propagande que les
radios alliées diffusent vers l’Allemagne où il parle à plusieurs reprises
de la culpabilité allemande. Il en traite aussi plus tard, ainsi dans une
conférence donnée à Berlin en 1952 qui reçut un accueil mitigé.
Hannah Arendt (1906-1975) est issue d’une famille juive laïcisée et
assimilée. Elle est consciente de sa judéité et la revendique, tout en
critiquant parfois sévèrement le judaïsme. Élève d’Heidegger avec qui elle
a eu une liaison amoureuse et dont elle a plus tard nié qu’il ait eu un
lien fort avec le nazisme, elle entretient des relations amicales avec le
couple Jaspers à la suite de sa thèse de doctorat que Karl a dirigée. En
1933 elle s’exile en France ; en 1940 elle s’embarque pour les États-Unis
et en 1951 elle prend la nationalité américaine. Elle traite du thème de la
culpabilité dès 1945 et aussi au moment du procès d’Eichmann en 1961. Ses
écrits ont beaucoup choqué et on a lui a reproché, peut-être à tort, une
insensibilité envers les victimes, une « absence de cœur », comme le lui
écrit l’universitaire israélien Gershom Scholem.
La question allemande en 1945
Dans quel contexte se situe la réflexion de nos auteurs ?
En 1945, les alliés victorieux se demandent s’il faut tenir l’ensemble de
la population allemande pour coupable de ce qu’ont fait les nazis,
interrogation qui ne semble pas avoir de précédent historique. En 1919, le
traité de Versailles avait bien attribué à l’Allemagne la responsabilité de
la guerre. Mais, il s’agissait alors de fonder en droit l’exigence d’une
réparation financière des dommages de guerre et non d’entreprendre des
poursuites pénales (bien qu’on l’ait envisagé pour le Kaiser). Quand le
traité mentionne des crimes de guerre, il est question d’actes individuels
et non d’une entreprise collective ; on accuse des personnes et non des
nations en tant que telles. Il y a eu peu de condamnations à ce titre : 13
sur 901 dossiers soumis à la justice. À la fin de la Seconde Guerre
mondiale, la situation est différente. D’une part, la responsabilité du
conflit ne fait aucun doute ; c’est bien Hitler qui l’a provoqué. D’autre
part, le crime n’est plus le dérapage de quelques-uns, il a été pensé,
délibéré et organisé ; il est un système voulu, réfléchi et méthodiquement
pratiqué par un État.
Faute de sondages, on les pratique peu à l’époque, il est difficile de
mesurer l’état de l’opinion. Elle semble divisée en trois grands courants.
Le premier, probablement assez répandu en Allemagne, mais qui ne se
manifeste guère ouvertement, refuse ce qu’il considère comme une mise en
cause unilatérale et inique des vaincus. Il estime qu’on les accable parce
qu’ils ont perdu la guerre et non en raison d’atrocités hors normes. Le
pasteur hollandais Visser’t Hooft rapporte des propos qu’il a entendus en
Allemagne durant l’été 1945 : toutes les armées en guerre, sans exception,
les alliées tout autant que les hitlériennes, lui a-t-on dit, ont commis
des atrocités ; les bombardements massifs de villes comme Hambourg et
Dresde, qui ont lourdement et inutilement frappé des populations civiles,
ne sont pas moins criminels que les camps de concentration. Les souffrances
qu’ont subies les allemands compensent amplement celles dont ils ont été la
cause.
Le deuxième courant, celui qui s’exprime le plus, distingue entre la masse
de la population et les nazis. Ainsi, l’assemblée des évêques d’Allemagne
réunie à Fulda le 23 août 1945 déclare déplorer les atrocités commises par
le régime national-socialiste, en Allemagne aussi bien que dans les pays
occupés. Elle reconnaît des fautes individuelles qu’elle module. Il y a
ceux qui ont adhéré au nazisme et l’ont activement soutenu ; ils ont fait
ce qu’ils ne devaient pas faire. Il y a ceux qui sont restés passifs, alors
qu’ils auraient pu agir ; ils n’ont pas fait ce qu’ils devaient faire.
Puis, il y a les autres, ceux qui ne pouvaient rien faire et les évêques
rejettent l’idée de leur reprocher quoi que ce soit. « Dans un souci de
justice, disent ils, la culpabilité doit être vérifiée au cas par cas, […]
afin que les innocents n’aient pas à souffrir avec les coupables. » Dans la
même ligne, au tribunal international de Nuremberg qui siège à partir du 18
octobre le procureur américain, Robert Jackson, précise d’emblée qu’il ne
s’agit pas « d’inculper tout le peuple allemand », mais les seules
personnes qui ont commis des crimes.
Un troisième courant incrimine le peuple allemand dans son ensemble. Il
dénonce une barbarie allemande foncière qui se serait manifestée en 14-18
et qui aurait culminé avec l’hitlérisme. Cette opinion se fait entendre,
par exemple, lors des débats des années 50 sur la C.E.D., la Communauté
Européenne de Défense, rejetée par le parlement français. Des intellectuels
(ainsi, le germaniste français Edmond Vermeil originaire de Congénies dans
le Gard) se demandent comment interpréter le nazisme : est-il dû à la
dérive et au délire d’un petit groupe ? Ou bien, au contraire, est-il le
fruit de la culture et de l’âme allemandes, en est-il le produit et
l’aboutissement logiques ?
Quelques Allemands parlent aussi d’une culpabilité collective ou globale.
Ainsi, les 18 et 19 octobre 1945, se réunit à Stuttgart le Conseil de
l’Église Évangélique (autrement dit protestante) en Allemagne, composé
d’opposants au nazisme dont certains avaient été durement sanctionnés, tel
le pasteur Niemöller qui avait passé sept ans en camp de concentration. Ce
conseil ne dit pas, comme les évêques quelques semaines auparavant, « il y
a des coupables parmi nous », mais il affirme : « nous sommes tous
coupables ». Je cite. « C’est avec une profonde douleur que nous déclarons
: par notre faute, d’indicibles souffrances se sont abattues sur beaucoup
de peuples et de pays […], bien qu’ayant lutté durant de longues années
contre […] le régime effroyable du national-socialisme, nous nous accusons…
». Cette Déclaration a eu un grand retentissement dans les milieux
protestants européens et américains et a contribué à établir entre les
Églises des nations ennemies de bonnes relations (alors qu’après 1919 elles
avaient été exécrables). Mais il est probable qu’elle exprime plus le
sentiment d’un petit groupe de dirigeants ecclésiastiques que celui de la
masse des protestants allemands. Hannah Arendt critiquera plus tard assez
vertement ces déclarations de culpabilité générale qui relèvent à ses yeux
d’une « confusion morale ». Affirmer que tous sont coupables aboutit, selon
elle, à dédouaner les véritables criminels, à diluer leur responsabilité
personnelle : si tout le monde est coupable, personne ne l’est
véritablement.
Les ambiguïtés de la culpabilité
Je résume les réflexions de Jaspers, Tillich et Arendt en six points.
1. La culpabilité criminelle
Premièrement, ils affirment tous les trois avec force que chacun est
personnellement coupable de ce qu’il a fait et doit être sanctionné en
fonction de ses propres actes. Il ne peut pas se disculper en reportant les
fautes et les crimes qu’il a commis sur une quelconque nécessité, sur une
impossibilité d’agir autrement. Les instructions reçues de son gouvernement
ou de sa hiérarchie n’exonèrent en rien le soldat ou le fonctionnaire
allemand qui a contribué à l’extermination des juifs à Auschwitz ou Dachau,
pas plus que dans la tragédie grecque le destin n’excuse Œdipe.
« La formule “un ordre est un ordre” ne peut jamais avoir de valeur
décisive », écrit Jaspers, même s’il admet que la contrainte de la
discipline militaire puisse constituer une circonstance atténuante. Arendt
récuse la « vertu d’obéissance », dont se réclame Eichmann, qui ferait du
bourreau nazi un « infime rouage », à peine coupable, d’un système
monstrueux. Les notions de « responsabilité collective » et d’ « actes
d’État » ne doivent en aucun cas servir d’excuse ou de justification et
permettre de « blanchir » des criminels. Tillich souligne que dans une
nation ou un groupe, il y a bien des structures de pouvoir, mais pas une
unité analogue à celle d’une personne. Quand mon bras fait quelque chose,
c’est moi qui le fais et mon geste m’engage entièrement ; je ne peux pas
dire que c’est mon bras qui a frappé, mais pas moi. À l’inverse, ce que
fait un compatriote, un collègue, un coreligionnaire ou un camarade de
parti, ce n’est pas moi qui le fais et je ne peux pas en être tenu pour
coupable. Il importe, souligne Jaspers, de ne pas penser « en bloc », par «
catégories collectives » ou par « rubriques générales ». Ce serait une
erreur de faire de tous les Allemands des criminels. Le criminel est
toujours une personne singulière, un individu particulier. « La culpabilité
et l’innocence n’ont de sens qu’appliquées à des individus » écrit Arendt.
2. La culpabilité politique
Entre ce premier point et le deuxième que j’aborde maintenant, il y a une
tension forte qui frise la contradiction. Pour nos auteurs, si les
Allemands ne sont pas tous criminellement coupables, ils le sont néanmoins
tous politiquement. La culpabilité n’est pas seulement individuelle,
personnelle, elle a une dimension collective, nationale. En effet, les
décisions des gouvernants impliquent et compromettent les gouvernés, qu’ils
le veuillent ou non. Selon Jaspers « chaque individu porte une part de
responsabilité dans la manière dont l’État est dirigé » ; il est solidaire
« des actes de l’État auquel il appartient ». De même, Tillich déclare : «
Tous les individus d’une nation sont responsables de l’existence du groupe
qui gouverne. »
Tillich distingue culpabilité « diabolique » et culpabilité « tragique ».
La culpabilité est diabolique quand on veut et qu’on fait délibérément le
mal. Lorsqu’on ne l’a pas cherché, mais qu’à cause des circonstances, on y
a été mêlé, même passivement, il s’agit alors d’une culpabilité « tragique
» qui tombe sur nous, sans que nous l’ayons vu venir, sans que nous ayons
eu la possibilité de l’éviter, tel le destin dans la tragédie grecque. Que
le tortionnaire nazi soit personnellement et diaboliquement coupable
n’innocente pas les autres Allemands, mais leur culpabilité est d’un autre
ordre, plus tragique que diabolique, plus « politique » que juridique, plus
communautaire que personnel. Ceux qui n’ont ni maltraité ni assassiné ont
pourtant soit soutenu le régime, soit l’ont laissé faire par manque de
lucidité, par inertie, indifférence, par peur ou encore parce qu’ils
n’étaient pas mécontents que l’Allemagne prenne sa revanche de la défaite
de 1918. Ceux qui ont désapprouvé Hitler n’ont pas su lui faire barrage et
leur opposition a été inefficace. En 1952 à Berlin, Tillich dit à ses
auditeurs : « Je n’ai jamais manqué d’expliquer à mes amis en Amérique que
je me sentais coupable au sens de responsable de ce qui est arrivé.
Pourquoi ? Parce que durant les années où ont été commis ces crimes [...],
nous n’avons pas été assez forts pour les empêcher ».
On ne doit certes pas assimiler l’Allemagne et le nazisme. Le nazisme (même
si certains traits du caractère allemand ont pu le favoriser) n’est pas le
fruit de la culture germanique arrivée à maturité, au contraire il la
contredit, la nie et la dévaste. Il s’en est pris d’abord aux Allemands.
Ils ont été le premier peuple à avoir été réduit en esclavage, à avoir subi
une tentative de destruction de ses structures, de sa culture et de son
esprit. Du coup la défaite, aussi douloureuse soit-elle, est paradoxalement
pour les Allemands aussi une libération. Il n’en demeure pas moins, qu’à la
différence d’autres nations, en même temps que victime le peuple allemand a
été complice et bourreau. Même quand il n’a pas applaudi le tyran, il a été
entre ses mains un outil efficace pour ses desseins criminels. Jaspers,
Tillich et Arendt dénoncent les tentatives des allemands pour se donner
bonne conscience. La nation allemande n’est pas coupable des crimes des
nazis, mais elle est coupable d’avoir donné et laissé le pouvoir aux nazis.
3. « Responsable-irresponsable »
Ce ne sont pas seulement les Allemands, ce sont toutes les nations qui
sont, à des degrés divers, politiquement coupables. Dans les années 30, si
la France, la Grande-Bretagne et les États-Unis avaient adopté une attitude
plus résolue et plus lucide, Hitler n’aurait probablement pas pu poursuivre
son épouvantable entreprise. En élargissant le propos, Hannah Arendt
affirme qu’aucun individu n’est totalement étranger aux situations qui se
produisent quelque part dans le monde : « Nous devons, écrit-elle, prendre
sur nous la responsabilité de tous les crimes commis par les hommes et les
peuples doivent assumer la responsabilité des forfaits commis par d’autres
peuples. » De même, Jaspers affirme que la solidarité entre tous les
humains rend chacun d’eux « coresponsable de toute injustice et de tout mal
dans le monde ».
Dans des pages qui firent scandale, Arendt va jusqu’à mettre en cause les
victimes elles-mêmes, à cause de leur passivité et de coopérations dans
leurs rangs. Elle mentionne les « conseils juifs » dont les nazis se sont
servis pour administrer ghettos et camps de la mort. Sans leur concours, le
génocide aurait été impossible. Les juifs ont participé à leur propre
extermination. Ces propos, qui ne tiennent que quelques lignes dans le
livre sur Eichmann, ont soulevé un torrent de colères et de protestations ;
ils ont brouillé Arendt avec des amis anciens et éminents, tels Gerschom
Scholem et Hans Jonas. À ceux qui l’attaquaient, elle a répondu qu’il y
avait malentendu ; elle n’entendait pas stigmatiser les juifs, mais
souligner quelque chose d’essentiel à ses yeux, à savoir que le propre du
totalitarisme est d’organiser une « complicité générale » et de créer une «
communauté […] du crime ». Le nazisme a empoisonné le peuple allemand en
son entier, il a infecté ses adversaires et a contaminé même ses victimes.
Il a rendu complices ceux-là mêmes qu’il massacre. Il a effacé, écrit
Arendt, « la frontière qui sépare les criminels des gens normaux, les
coupables des innocents ». De même, Tillich dit en 1942 : « Il est souvent
difficile de distinguer le coupable de l’innocent. La séparation n’est pas
toujours évidente ».
Je résume l’argumentation de ces trois premiers points. D’après un récit
biblique, dans la ville de Sodome, il n’y avait pas dix justes. De même,
pour nos auteurs, il y a très peu de gens que le nazisme a laissé indemnes.
Celui qui n’a lui-même commis aucun acte criminel, qui est personnellement,
individuellement innocent, qui a été victime, porte néanmoins une part de
culpabilité. Il est, écrit Arendt, un « responsable-irresponsable ». Elle
admet, cependant, que l’impuissance complète, qui est rare, « constitue une
excuse valide ». Selon Tillich, notre existence est structurée par une
tension fondamentale : d’une part chacun de nous est un « je »,
irréductiblement autonome, qui n’a à répondre que de ses seuls actes ;
d’autre part, chacun de nous est pris, inséré dans des appartenances, des
participations, des solidarités qui le rendent comptable de ce qu’il n’a
personnellement ni fait ni approuvé. Il ne peut pas éliminer le « je », la
part irréductible de liberté et de responsabilité personnelle. Il ne peut,
non plus, éliminer le « nous », se dégager des liens communautaires qui le
rendent partie prenante de comportements collectifs du « nous ». Tout le
monde n’est pas également coupable, mais personne n’est complètement
innocent.
4. La culpabilité morale
Aux culpabilités criminelles et politiques, s’ajoute ce que Jaspers appelle
la culpabilité morale. Elle ne relève pas d’instances extérieures (comme
les tribunaux ou le droit international). Elle concerne la conscience,
autrement dit, la relation qu’on a avec soi-même, la manière dont on
perçoit sa propre personne et dont on juge ses actes. Elle exige, écrit
Tillich, qu’on sache se regarder soi-même, les autres nous servant de
miroir. Arendt la voit surgir quand dans un tête-à-tête solitaire ou un «
dialogue silencieux avec soi-même » (formule de Platon), quelqu’un sent
qu’il ne pourra pas vivre en paix « avec » lui-même ou « en compagnie de »
lui-même s’il commet telle ou telle action ; passer le reste de ses jours
avec le criminel qu’il deviendrait lui paraît insupportable. Dans La vie de l’esprit, elle analyse longuement ce dédoublement ou
cette dualité du moi qui n’est pas un mais « deux en un ».
Arendt note que les « gens vraiment mauvais » ont en général « bonne
conscience ». Ils n’ont ni interrogations ni doutes sur eux-mêmes. Ils sont
contents d’eux, en paix avec eux-mêmes, convaincus d’avoir raison d’être ce
qu’ils sont, ils coïncident avec eux-mêmes. Au lieu de les accuser, leur
conscience les conforte. Par contre, les gens bien, les « bonnes gens »,
ont mauvaise conscience. Ils portent en eux des préoccupations et des
exigences morales qui leur font mesurer l’écart entre ce qu’ils sont et ce
qu’ils devraient être. Ils se dédoublent et donc se regardent eux-mêmes, se
jaugent et se jugent.
Cette mauvaise conscience est pour Jaspers essentielle parce qu’elle incite
à un processus de purification et de transformation intérieures, elle
permet un nouveau départ. De même, Tillich estime que la repentance ne se
borne pas au regret ou à la déploration des fautes commises ; elle ne
s’enferme pas dans la honte du passé, elle se tourne vers l’avenir et
cherche à mettre en route quelque chose de nouveau et de différent.
5. La culpabilité métaphysique
Jaspers mentionne une dernière culpabilité qu’il qualifie de « métaphysique
» et qu’il déclare « inexpiable ». Elle relève de Dieu, unique « instance
compétente » pour en juger. Si elle atteint tout être humain, seuls la
ressentent ceux qui ont atteint « le domaine de l’absolu et ont fait par là
même l’expérience de leur échec ». Dans une lettre adressée à Jaspers en
août 1946, Arendt approuve : quand on entre dans l’absolu, on ne peut
effectivement « plus reconnaître aucun juge terrestre ». Cette culpabilité
métaphysique, dont Jaspers et Arendt ne disent pas grand chose, me semble
proche de ce que la tradition biblique désigne par le terme de « péché »
(et qui ne correspond pas exactement avec l’usage ecclésiastique de cette
notion) et elle rejoint ce que Tillich appelle l’aliénation existentielle,
par quoi il entend la situation de l’homme qui n’est pas ce qu’il devrait
être ; sa vie, son comportement contredisent son essence. Il est bien un
homme sans pourtant arriver à se conduire humainement.
Pour nos trois auteurs, cette culpabilité métaphysique, qu’ils peinent à
bien définir, joue un rôle essentiel parce qu’elle brise tout orgueil et
transforme, écrit Jaspers, « la conscience que l’homme a de lui-même devant
Dieu » ce qui rend possible le jaillissement d’une « source neuve de vie
active ».
6. Comment dépasser et surmonter la culpabilité ?
Nos auteurs se demandent comment s’en sortir et aller de l’avant ? Comment
dépasser et surmonter la culpabilité ?
Au premier abord, Arendt m’a paru très pessimiste. Elle pense que le
nazisme a fait entrer l’humanité dans un régime sans commune mesure avec ce
qui l’a précédé. Il a détruit les principes et les règles sur lesquels
pouvait se bâtir une civilisation humainement acceptable. Il a mis en route
une « monstrueuse machine de massacre administratif ». Il a inauguré «
l’intrusion massive de la criminalité dans la vie politique ». Il a
transformé des médiocres, comme Eichmann, en meurtriers. Le mal ne s’arrête
pas avec l’effondrement de l’hitlérisme ; il se poursuit de manière
insidieuse et continue à se propager dans l’humanité. Le nazisme a été
vaincu, mais tout le monde est devenu plus ou moins nazi.
Une lecture plus attentive m’a montré que ce n’est pas là le dernier mot
d’Arendt. Selon elle, le mal se développe et l’emporte chez des êtres
superficiels. Il atteint son apogée dans cette banalité qui ignore la
pensée. Eichmann a commis des actes monstrueux non parce qu’il aurait été
démoniaque ou diabolique, mais parce qu’il a omis d’être un sujet pensant,
autrement dit par bêtise. Arendt appelle bêtise l’absence de pensée, à ne
pas confondre avec la stupidité, le manque d’intelligence. Eichmann est
intelligent, il sait organiser et faire fonctionner les choses ; mais il
est bête parce qu’il ne pense pas, autrement dit, parce que lui manque ce
dialogue intérieur avec soi-même qu’est la conscience ou la pensée.
Pour Arendt, la pensée fait barrage à l’inhumanité. En complément ou en
contradiction avec Heidegger qui qualifie les hommes d’ « êtres vers la
mort », elle affirme qu’ils sont des êtres de naissance. Tout autant et
peut-être plus que la mortalité, la natalité les caractérise. La natalité
n’est pas la « reproduction » du même ou de l’identique. Elle est la
capacité des humains à mettre au monde du nouveau, à y introduire du neuf,
à y « instaurer une réalité qui soit la leur ». » « Les hommes, écrit
Arendt, bien qu’ils doivent mourir, ne sont pas nés pour mourir mais pour
innover ». Pour elle, la proclamation biblique qu’un « enfant nous est né
», est « l’expression la plus succincte, la plus glorieuse » de foi et
d’espérance pour le monde et pour l’homme.
Nos trois auteurs croient possible le surgissement d’un « être nouveau »,
selon une expression biblique chère à Tillich. Il ne s’agit pas de façonner
les hommes comme ont voulu le faire les régimes nazis et communistes. Je
suppose que Jaspers introduit la culpabilité métaphysique dont l’homme ne
peut pas se libérer tout seul précisément pour souligner que l’homme n’est
pas son propre démiurge. Il y a naissance ou être nouveau quand quelque
chose vient d’un ailleurs (un ailleurs dont le visage est plus précis chez
Jaspers et surtout chez Tillich que chez Arendt) et que ce quelque chose
introduit de l’autrement. Mais il n‘y a pas de naissance sans « parents »
et l’autrement n’ignore, n’efface ni ne nie ce qui le précède ; il en
hérite et le transforme. Loin de supprimer la culpabilité, il s’agit de
l’empêcher de devenir une impasse, de l’intégrer pour construire autre
chose.
Même si le monde d’après-guerre les inquiète, les déçoit, voire les indigne
et les révolte, nos trois auteurs ont l’espoir que soit surmonté et
neutralisé ce mal absolu qui s’est incarné dans le nazisme.
* * *
J’ai tenté de retracer un débat déjà ancien, mais qui n’est pas seulement
circonstanciel. Au delà de son contexte historique précis, il soulève un
problème épineux, embrouillé, qu’on rencontre, sous une forme ou une autre,
à toute époque : celui de l’implication personnelle de chacun de nous dans
les malfaisances de notre monde, celui de l’articulation entre culpabilité
individuelle et responsabilité collective. En distinguant plusieurs sortes
de culpabilités, nos auteurs proposent une solution que, d’un point de vue
strictement intellectuel, on peut discuter, mais surtout ils nous invitent
à affronter la culpabilité et à la dépasser par une conversion qui permet
de re-naître, qui produit du nouveau dans notre monde et y fait reculer
l’horrible. Croire que c’est possible et y travailler, c’est ce que le
théologien Tillich appelle la « foi », en précisant qu’elle n’est pas le
monopole du christianisme ou du judéo-christianisme ; sous des formes
religieuses ou non religieuses, elle est chevillée au cœur de tout être
vraiment humain.
André Gounelle
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