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Présentation de la théologie
de Paul Tillich

 

1. Dans les tourmentes de son temps

Rembrandt, Philosophe en méditation - Le Louvre, ParisOn peut voir au Louvre un tableau de Rembrandt représentant un philosophe assis à sa table dans une pièce calme et isolée ; à travers une fenêtre, une lumière qui semble venir du Ciel l’éclaire. Il médite à l’abri des bruits et des agitations du dehors, attentif seulement à l’éternité et à l’intériorité. Cette image, si populaire, du penseur dans sa tour d’ivoire ne correspond guère à ce qu’ont vécu la plupart des intellectuels du siècle dernier. Paul Tillich en est un exemple. Les tempêtes de son temps l’ont fortement secoué et ont aussi fécondé sa réflexion.

Il est né en 1886 en Prusse, dans une famille pastorale. Il fait de brillantes études en théologie et philosophie. En 1914, jeune pasteur, il part sur le front français à titre d’aumônier militaire. Il participe aux batailles de Champagne et de Verdun. La guerre le marque profondément. Il a le sentiment qu’une époque se termine (le 19ème siècle, dira-t-il, s’est achevé en 1914) et que le monde moral, intellectuel, spirituel où il avait vécu jusque là s’effondre. Les dimensions tragiques de l’existence ne sont plus simplement pour lui un thème intellectuel ; elles deviennent une expérience personnelle douloureuse. Plus largement, il prend conscience de l’ampleur et de la gravité de la crise qui, en Europe, mine la société, la culture et la religion.

Après la guerre, Tillich enseigne dans diverses Universités tantôt la philosophie tantôt la théologie. Il veut contribuer à la mise en place d’une époque nouvelle. Il plaide pour une Église qui puise dans l’évangile le courage et la lucidité de rompre ses compromissions avec la société et l’idéologie dominante de la période précédente, ce pour quoi luttent également de jeunes théologiens comme Barth, Bultmann et quelques autres. Politiquement, il pense que l’Europe doit se diriger vers le socialisme (mais pas sous la forme qu’il prend en Russie). Il essaie de définir les principes d’un « socialisme religieux » qui, loin de la rejeter, sache intégrer la spiritualité biblique, s’en inspirer et ainsi éviter les dérives totalitaires. Tillich est aussi sensible à l’art, surtout à la peinture ; il y voit une expression de ce qu’il y a de plus profond dans l’homme et dans le monde.

Fin janvier 1933, Hitler arrive au pouvoir. Dans un livre publié quelques jours auparavant, Tillich a durement critiqué le nazisme ; dans son Université il a pris la défense d’étudiants juifs maltraités. Le régime essaie bien de le rallier, mais constate vite que c’est impossible. Tillich est révoqué de ses fonctions de professeur. Il n’a pas (à la différence de Bonhoeffer) de ressources personnelles ou familiales qui lui permettraient de vivre sans salaire. Quelques universitaires américains, soucieux du sort de leurs collègues allemands opposés au régime, lui obtiennent un poste d’abord provisoire, ensuite définitif dans une Faculté de Théologie prestigieuse, Union Seminary à New-York.

Le 2 novembre 1933, Tillich débarque, avec sa femme et sa fille, à New-York. Il a 47 ans, il ne sait pas un mot d’anglais. Il découvre des modes de vie et de pensée très différents de ceux dont il avait l’habitude. Il n’oublie cependant pas son pays d’origine. Il polémique durement contre un de ses camarades d’études, Emanuel Hirsch, le seul théologien d’envergure, selon Barth, à s’être rallié au nazisme. Il préside une organisation de secours aux réfugiés qui fuient le nazisme. Il participe à des groupes qui réfléchissent à la construction, dans l’avenir, d’une Europe démocratique. Il contribue à la « guerre des ondes » par des messages qu’une radio alliée diffuse en Allemagne. Quand il prend en 1940 la nationalité américaine, il déclare ne nullement renier ses origines. Il n’entend pas remplacer le « provincialisme » allemand par un « provincialisme » américain. Pour reprendre l’expression d’Esaïe 54, « il élargit l’espace de sa tente » encore plus qu’il ne la déplace.

Tillich a jugé, en fin de compte, bénéfique le rude apprentissage que l’exil lui avait imposé. Il a dû s’adapter à un nouveau contexte intellectuel, culturel et politique. Il développe une théologie de la culture attentive à l’existentialisme, à la psychanalyse et à l’art. Il publie des livres qui ont de l’écho bien au delà du cercle des spécialistes ; ainsi Le Courage d’être qui passe pour son chef d’œuvre et la Théologie Systématique qui expose les fondements de sa pensée. Son audience ne cesse de grandir aux U.S.A., malgré l’hostilité, parfois vive, des milieux fondamentalistes et conservateurs. En 1960 il séjourne au Japon ; le contact vivant avec les spiritualités asiatiques le conduit à s’interroger sur les rencontres entre religions. Il meurt à Chicago le 22 octobre 1965. Son œuvre est l’une des plus importantes et des plus stimulantes de la théologie du 20ème siècle.

Abraham et les frontières

Selon Tillich, en quittant la maison paternelle et en se mettant en route, Abraham rejette la religion de la terre et répudie les divinités du lieu, du sang, de la tribu ou de la nation. Le Dieu d’Abraham « n’est pas un Dieu lié au sol natal, comme les divinités païennes, mais le Dieu de l’histoire qui entend bénir toutes les races de la terre ». Les paganismes (dont fait partie le nazisme) privilégient l’espace jugé « vital » ; la Bible, avec l’annonce du Règne qui vient, privilégie le temps.

Pour Hirsch, auquel Tillich s’oppose, les frontières sont des limites posées par Dieu ; elles distinguent des domaines différents, les protègent et évitent des mélanges perturbateurs ; il faut les respecter. Au contraire, Tillich y voit des points de passage, de rencontres, d’échanges aussi bien de personnes, d’idées, d’expériences que de biens matériels. Il ne veut pas les abolir mais les traverser pour entrer en relation avec les autres et aller vers l’universel. Le mouvement empêche de se figer et de sacraliser la place qu’on occupe.

À son exil et aux frontières temporelles, géographiques, culturelles, intellectuelles qu’il a dû franchir, Tillich donne une portée qui va au delà des circonstances accidentelles ; son expérience, ses analyses politiques, ses convictions religieuses se rejoignent dans la conviction de la primauté spirituelle du temps sur l’espace.

 

2. La démarche théologique

« Théologie » combine les mots grecs theos qui veut dire Dieu et logos qui signifie parole. Faire de la théologie, c’est parler de Dieu, entreprise qu’on peut juger hors de notre portée. Pourtant, si la foi n’arrive pas à s’exprimer, elle se volatilisera ; ce qui n’entre pas dans le langage perd sa réalité pour nous. Tillich ne se demande pas : « faut-il ou non parler de Dieu ? », mais : « comment en parler ? 

Théologie et foi

Il y a plusieurs manières de parler de Dieu. On peut spéculer sur un être surnaturel ou un principe métaphysique qui expliquerait le monde et l’homme. On fait alors de la philosophie. On peut étudier les diverses représentations des divinités qu’on trouve à travers les âges dans l’humanité. On fait alors de l’histoire des religions. Même si elle ne doit pas ignorer ces démarches qui ont beaucoup à lui apporter, la théologie en diffère fondamentalement. Ce qui la caractérise, c’est qu’elle part de la foi ; elle est la foi qui cherche à se penser elle-même.

Tillich juge impossible de dissocier la théologie d’une attitude croyante. Il ne s’ensuit nullement que le théologien devrait accepter sans broncher toutes les doctrines traditionnelles ni qu’il serait exempt de doutes, d’angoisses, de révoltes. La foi est autre chose qu’un ensemble de croyances ; parfois elle se débat avec Dieu ; souvent elle conteste doctrines et pratiques ecclésiales. Mais qu’elle soit sereine ou tourmentée, paisible ou conflictuelle, elle est une rencontre personnelle vivante avec Dieu. La théologie parle de notre relation existentielle avec Dieu et pour en parler il faut que cette relation existe.

Révélation et doctrine

Dieu a l’initiative de cette relation. D’abord, il se manifeste à nous ; ensuite, nous parlons de lui. La démarche théologique commence par l’écoute de ce qu’il dit (à travers la Bible) et par l’accueil de ce qu’il donne (en Jésus le Christ). Dieu se révèle ; voilà le point de départ de la théologie.

Contrairement à ce qu’on pense souvent, la révélation n’est pas un enseignement. Elle ne communique pas un savoir, elle ne dicte pas ce qu’il faut croire, penser et faire. Elle est une rencontre où Dieu se rend sensible à des êtres humains et les « saisit » ; elle ressemble à un amour qui nous prend, ne rend pas plus savant, mais crée une relation forte.

Leur relation avec Dieu, les croyants l’expriment dans des énoncés qu’ils appellent « dogmes » ou « doctrines ». Ces énoncés ne sont pas le contenu ou l’objet de la révélation, mais des essais pour en rendre compte dans un contexte donné et dans le langage d’une époque. Ils traduisent, plus ou moins bien, dans des conditions particulières et changeantes, ce que nous vivons dans notre rencontre avec Dieu. « Il n’y a pas, écrit Tillich, de doctrines révélées ; il y a des situations et des événements révélateurs qu’on peut décrire en termes doctrinaux ». Les doctrines sont à la fois essentielles et relatives ; essentielles, parce qu’elles parlent de ce qui fonde le monde et l’existence humaine ; relatives, parce que, dans leur formulation et leur conceptualisation, elles dépendent des cultures humaines qui varient selon les temps et les lieux.

Comprendre et relier

Pour bien exprimer (ou pour exprimer le mieux possible) la foi, il faut la comprendre. Comprendre associe les mots latins cum (qui veut dire « avec ») et prehendere (qui signifie « prendre »). Comprendre, c'est « prendre avec », autrement dit, situer quelque chose dans un réseau de relations. De même, Tillich parle souvent de système (son œuvre majeure s’intitule Théologie systématique). « Système » vient du grec sustema qui désigne plusieurs objets noués ensemble, ainsi des branches d’arbre dans un fagot ou encore, pour prendre un exemple plus moderne, le clavier, la souris, l'écran et l'imprimante d'un ordinateur quand ils sont connectés.

Qu’est-ce que la théologie doit mettre ensemble ou relier ? Pour Tillich, elle a pour mission principale de faire apparaître les correspondances ou « corrélations » entre la révélation divine et l’existence humaine. Elle s’efforce de montrer que le message biblique apporte la réponse, ou des réponses, aux interrogations de l’être humain. On a parfois reproché aux Églises de répondre à des questions que personne ne se pose. C’est parce qu’elles répètent trop souvent les réponses données aux questions d’hier et ne prennent pas en compte celles d’aujourd’hui. Au 16ème siècle, la Réforme remplit bien sa tâche théologique en annonçant le salut gratuit à des gens torturés par la peur de l’enfer. Au lendemain de la seconde guerre mondiale, ce qui travaille les gens c’est le sentiment de l’absurde. La gratuité du salut reste vraie, mais n’est plus la réponse appropriée que demande la situation. La théologie comprend et relie quand elle se penche sur les problèmes et préoccupations de l’heure et qu’elle cherche comment la révélation y fait face.

André Gounelle

La tension de la théologie.

La théologie n’est pas réservée à des spécialistes, pasteurs et universitaire. Elle est l’affaire de tous les chrétiens que « le grand commandement » appelle à aimer Dieu non seulement de « tout leur cœur et de toute leur âme », mais aussi de « toute leur pensée ».

Il ne s’agit pas d’une activité de tout repos. À la fois, elle secoue et stabilise, elle ébranle et elle affermit. En elle, la conviction et la critique s’affrontent. Comment recevoir, accueillir, accepter, témoigner et, en même temps, mettre en question, interroger, examiner, contester ? Le croyant qui réfléchit se trouve pris dans un combat pour que sa spiritualité, sa piété, sa consécration n'éliminent pas en lui la lucidité et l'honnêteté intellectuelles, et pour que, à l'inverse, l'analyse et la critique n'étouffent pas sa confiance en Dieu ni ne détruisent sa fidélité au Christ. Deux écueils le menacent constamment : celui d'une foi irréfléchie et celui d'une réflexion incroyante. Il va se heurter d'un côté à la suspicion des gens pieux que sa pensée inquiète et, de l'autre côté, à la méfiance des intellectuels que sa foi dérange. Cette situation est, écrit Tillich, « la grandeur et le fardeau » du théologien. Combiner l’engagement de la foi avec la distanciation indispensable à toute véritable pensée est possible parce que Dieu est à la source aussi bien de la foi que de la pensée.

 

3. Parler de Dieu

Tillich n’entend pas décrire l’être de Dieu, mais dire ce qu’il représente et signifie pour celui qui croit en lui. Il ne fait pas de la spéculation métaphysique, il analyse ce que vit la foi. Il donne trois indications. D’abord, Dieu est à la fois autre et intime ; ensuite, il est le sol de notre être; enfin, il est la puissance qui anime notre vie.

L’autre et l’intime

Dieu est en même temps proche et lointain, semblable et différent. Ne pas maintenir ces deux aspects entraîne de graves déséquilibres.

Si on souligne trop son altérité, on fait de Dieu un étranger qui oblige notre personnalité et notre volonté à abdiquer pour se soumettre totalement à lui. L’hétéronomie (dépendance d’une loi extérieure comme celle dictée à Moïse sur le Sinaï) caractérise la foi. Dieu ressemble à un tyran qui asservit, d’où des refus et des révoltes.

Si on insiste trop sur son intimité, on réduit Dieu à la « voix de la conscience ». On le rencontre en « entrant en soi-même », tel le fils prodigue de la parabole. La foi est autonomie, soumission à la seule loi « écrite dans les cœurs » (Rm 2, 15). Dieu s’identifie avec notre moi profond ou avec la vérité enfouie en nous, ce qui le rend inutile.

Tillich rejette aussi bien le supranaturalisme pour qui Dieu est un être en face et au dessus de nous que le naturalisme qui ne distingue pas son être du nôtre. Dieu, écrit-il, est l’ « être-même » (expression inspirée par la parole de Dieu à Moïse : « je suis celui qui suis »). Il est l’être qui est présent en tout ce qui est, sans jamais se confondre avec ce qui est. Quand il nous interpelle du dehors, nous découvrons que nous le portons en nous. Ce paradoxe, difficile à comprendre et exprimer, structure la vie de la foi.

Le sol

« Sol » combine deux images fréquentes chez Tillich : celle du terroir (ou du terreau) et celle du fondement.

La première renvoie à la végétation. Les plantes naissent dans la terre et en tirent de quoi s’alimenter ; elle leur permet d'exister et de se développer. Nous avons nos racines en Dieu et on peut le comparer à un humus qui enfante et nourrit. Le champ ne se confond pas avec la flore qu’il porte et sustente (il y a altérité), mais les racines se mêlent étroitement à sa terre (il y a intimité).

La seconde évoque des édifices. Toute construction s’appuie sur des fondations et sa solidité en dépend ; selon qu’elle est bâtie sur le roc ou le sable, la maison résiste ou non aux tempêtes. Dieu établit et maintient, pose et porte toute existence, celle de chacun de nous comme celle du monde. Il est fondateur et fondement de tout ce qui est, ce que dit la doctrine de la création.

Cette image du sol nourricier et fondateur, à première vue paisible et rassurante, a aussi un côté inquiétant et déstabilisateur. Elle nous fait prendre conscience de notre fragilité et de notre vulnérabilité. Etre créé veut dire avoir besoin d’autre chose que soi pour exister. Si les fondations ne nous soutiennent plus, nous nous écroulerons ; si le terroir vient à nous manquer, nous dépérirons. Le sol qui rend possible l’existence peut aussi tuer. Pensons à un volcan en éruption qui à la fois produit et détruit la vie, fait jaillir et engloutit des terres, féconde et ravage un pays. Dieu est certes réconfortant ; mais nous oublions trop aujourd’hui ce dont l’Ancien Testament a fortement conscience : qu’il est également redoutable. Tillich l’exprime en associant souvent ground (fondement) et abyss (abîme ou gouffre).

La puissance

En nous et autour de nous, la vie et la mort ne cessent de s’affronter. Des forces destructrices s’en prennent à notre être, le détériorent et tentent de le détruire. La vie résiste, se défend, surmonte plus ou moins bien les attaques dont elle est victime. Elle n’est pas un état statique, mais une dynamique. Dieu est la puissance qui anime cette dynamique.

Ne confondons pas puissance et pouvoir. Le pouvoir s’exerce sur les choses et les gens, la puissance dans les choses et les gens. On a souvent attribué à Dieu un pouvoir absolu, ce qui conduit à des impasses spirituelles et à des absurdités intellectuelles. La Bible dit, et l’expérience le confirme, que des forces démoniaques opposées à Dieu œuvrent en nous et dans le monde. Affirmer que Dieu est puissance ne signifie pas qu’il dispose à son gré des choses et des gens, ce qui le rendrait responsable des détresses et des malheurs, mais qu’il agit en nous pour nous rendre capable de faire face à ce qui nous agresse.

L’évangile annonce que les forces du mal, de destruction et de mort n’auront pas le dernier mot. La puissance de Dieu, puissance de vie, l’emportera dans le monde (avec le Règne qui vient) et pour chacun de nous (avec la résurrection). Dieu n’est pas seulement le sol qui nous porte, il est aussi la dynamique qui suscite de l’énergie et donne du courage. Sa puissance nourrit une espérance qui combat le désespoir et la résignation.

Dieu personnel ?

« Être-même », « Fondement de l’être », « Puissance de l’être », ces formules de facture philosophique ont donné à beaucoup l’impression que Tillich décrivait une divinité impersonnelle très éloignée du Dieu biblique avec qui le croyant a une relation de type « je-tu », selon les termes du philosophe juif Buber que Tillich avait en haute estime.

Que Dieu ait des dimensions personnelles et qu’un échange entre personnes soit un des aspects essentiels de la vie croyante, Tillich ne le nie nullement. Mais il pense qu’on ne voit pas ce que Dieu représente et signifie vraiment pour nous si on s’en tient là. Dieu, y compris dans sa relation avec nous, est aussi autre chose et davantage qu’une personne. La Bible le suggère à plusieurs reprises, ainsi quand le psalmiste qualifie Dieu de rocher, lorsque Jean écrit qu’il est lumière, amour et esprit ou que Paul déclare qu’en lui, nous avons la vie, le mouvement et l’être.

Pour Tillich, Dieu est pas infra mais supra personnel. S’il y a bien en lui du « personnel », il n’est pas seulement une personne (le dogme trinitaire le dit à sa manière). En 1903, le pasteur Charles Wagner écrivait à Ferdinand Buisson : « L’expression « Dieu vivant » est plus biblique que l’expression : « Dieu personnel ». Cette formule … est totalement inconnue à la Bible … Dieu ne saurait être une personne, mais est infiniment plus qu’une personne ».

 

4. L’homme : tensions et aliénation

La vie est faite de tensions. Elles sont très fortes chez l’homme, d’où ses contradictions et ses incohérences. En lui existent des tendances qui divergent et se contrarient ; il ne peut ni renoncer à certaines ni vraiment les concilier. Elles le tiraillent, le partagent, parfois l’écartèlent.

Tensions

Tillich en décrit trois : celle entre la participation et l’individualité, celle entre la forme et la dynamique, celle entre la destinée et la liberté. De quoi s’agit-il ?

1. Notre besoin d’entretenir des relations se heurte à celui de préserver notre intimité. L’homme se veut à la fois solitaire et solidaire (selon une formule de Camus). D’un côté, il ne supporte pas l’isolement ; il vit en communauté et en réseau. Il tient à ses appartenances (amicales, culturelles, politiques, nationales, spirituelles) ; en dehors d’elles, il a le sentiment de n’être plus rien. De l’autre côté, il entend exister par lui-même et non en tant que membre d’un groupe. Il craint d’être envahi, dépossédé de sa personnalité ; il veut pouvoir toujours « entrer dans sa chambre et en fermer la porte » (Mt 6,6).

L’homme aspire à être à en même temps avec et sans les autres. Ce conflit, que chacun de nous rencontre en lui, se traduit sur le plan politique par le débat entre la permissivité excessive souhaitée par les uns (primat de l’individu) et l’autorité abusive préconisée par les autres (primat de la participation).

2. Notre attachement aux règles, aux cadres, aux habitudes (à la « forme ») s’affronte avec l’attrait pour la nouveauté, le changement, l’aventure (la « dynamique »). Si nous aimons les maisons familières où on se sent chez soi, nous avons aussi envie de partir sur des routes inconnues qui conduisent ailleurs (comme le fit un jour Abraham).

La forme s’oppose à la dynamique. Elle favorise un immobilisme personnel et un conservatisme politique qui rassurent, mais figent. Elle conduit à la stérilité d’une existence installée dans l’espace qui refuse la temporalité et son mouvement. À l’inverse, la dynamique s’oppose à la forme. Elle encourage un nomadisme qui séduit, mais qui sacrifie la continuité à l’innovation. Elle fait perdre racines et identité aux personnalités et aux sociétés. Elle conduit au morcellement, à la discontinuité et à l’inconsistance.

3. Notre existence dépend en partie de circonstances que nous ne maîtrisons pas, en partie de nos actes et décisions. Bien des choses nous arrivent sans notre consentement : ainsi le moment et le lieu de notre naissance, notre famille et notre sexe et un bon nombre des événements qui nous marquent. Ce qui s’impose à nous, Tillich l’appelle la « destinée ». Nous sommes aussi des êtres libres. Nous opérons des choix et nous nous modelons nous-mêmes par notre travail et notre intelligence. Nous nous voulons responsables, autant que possible, de ce que nous sommes, pensons et faisons.

Destinée et liberté ne cessent de se combattre. À la différence du « destin » (pour qui tout est joué et écrit d’avance), la destinée ne supprime pas la liberté ; elle la limite et la contraint. À l’inverse, la liberté ne peut pas supprimer la destinée (nous ne sommes jamais « des voyageurs sans bagage »), mais elle la combat, cherche à desserrer son étreinte et à la réduire au minimum.

Aliénation et réconciliation

En théorie, dans l’absolu ou l’idéal, ces tensions se résorbent facilement en un équilibre harmonieux ; chacune des tendances a besoin de l’opposée, rien ne les empêche de se combiner pour structurer conjointement l’existence humaine. En pratique, dans les faits, il n’en va, hélas, pas ainsi. Ces tensions déchirent nos personnes et nos sociétés. Elles sont diaboliques au sens propre (« diable » veut dire ce ou celui qui divise, sépare, oppose).

Cette situation, Tillich la qualifie d’ « aliénation » (en anglais estrangement). L’être humain est étranger à lui-même ; il n’est pas ce qu’il devrait être ; il y a rupture et contradiction entre sa vérité (ou son « essence) et sa réalité (ou son « existence »). L’aliénation correspond à ce que la Bible appelle le « péché », un mot qu’aujourd’hui on comprend en général assez mal. Il ne renvoie pas seulement à une faute morale ; plus profondément, il désigne cette relation détériorée avec Dieu, avec les autres et avec soi-même qui abime, disjoint et disloque aussi bien notre existence personnelle que celle du monde.

Dans cette perspective, le salut apparaît, au sens originel de ce mot, comme une guérison qui donne la santé à un malade. Dieu nous sauve en rendant les tensions vivifiantes et non mortifères. Jésus est « un être nouveau » ; il est l’homme tel qu’il devrait être et tel qu’il n’y en a jamais eu depuis les débuts de l’histoire humaine. En lui, il n’y a pas de divorce entre la vérité de l’homme et se réalité. Parce qu’il a surmonté l’aliénation, il nous ouvre la voie d’une existence réconciliée.

Pénurie, quête et prière

Les tensions de l’existence humaine montrent ses limites ou sa finitude. Elle se caractérise par une relative pénurie et une quête incessante. Si elle n’est pas entièrement démunie, loin de là, elle n’a rien en abondance. Sans cesse, nous sommes obligés de faire attention, de nous économiser, de gérer au plus juste notre vie à cause de l’insuffisance de notre temps, de nos forces, de notre intelligence, de notre disponibilité. Nous avons des capacités étendues et néanmoins restreintes ; elles s’épuisent vite, telles ces minces sources des pays méditerranéens, toujours menacées d'assèchement, qu'on utilise avec parcimonie. De plus, les maladies et les accidents mettent en danger le peu d'être que nous avons, le vieillissement l'use et le mine et un jour il disparaîtra inéluctablement. Un amalgame de vie et de mort, de puissance et de faiblesse, de possession et d’indigence nous constitue.

D'où nos questions. Elles tiennent à la structure même de notre être. Notre existence a une forme interrogative. Sans cesse, elle mendie cet être qu'elle a, certes, mais en trop petite quantité. Plutôt que : « l'être humain pose des questions », Tillich écrit : « il est question ». La question, c'est lui-même. Nous sommes recherche, aspiration, désir, attente. Nous sommes prière (même si nous n’en disons ou faisons pas, même si nous ne savons pas à qui l’adresser).

 

5. Jésus le Christ

Tillich souligne souvent que Jésus est un nom propre (comme Pierre, Jacques, Jean), tandis que Christ est un nom commun (comme berger, médecin ou professeur). Jésus désigne une personne particulière ; ainsi s’appelait un homme qui d’après le Nouveau Testament a vécu en Palestine au début de notre ère. Christ indique une fonction. Plutôt que « Jésus Christ », nous devrions dire « Jésus le Christ », pour bien marquer que Christ n’est pas un patronyme, mais un titre que certains confèrent à Jésus et que d’autres lui refusent. Quand on le lui donne, il s’agit d’une confession de foi. Pierre a été, semble-t-il, le premier à la formuler (Mt 16) et on peut considérer que, ce faisant, il a posé la « pierre » sur laquelle se bâtit l’Église.

Le Christ

« Christ » (dérivé du grec) correspond à « messie » (dérivé de l’hébreu). Ce titre, l’Ancien Testament l’applique à des personnes diverses (y compris à un païen, Cyrus). Elles ont en commun d’avoir été choisies par Dieu pour remplir une mission qui consiste toujours à faire sortir d’une situation désastreuse et à inaugurer des temps nouveaux. On appelle Christ celui qui nous met en accord avec Dieu, avec les autres et avec nous-mêmes (voire avec la nature). Il fait une œuvre de réparation, de réconciliation ; par lui, en lui vient ou « s’approche » ce que l’Ancien Testament appelle « le jour du Seigneur » et que le Nouveau Testament nomme le « Royaume ».

Pour définir ce qu’est le Christ, le recours à l'Ancien Testament est nécessaire. Toutefois, Tillich estime qu'avec d’autres mots et à travers des figures différentes, on trouve ailleurs des équivalents. Le « Christ » dont parle le Nouveau Testament répond à une attente universelle (c’est là une des significations de l’épisode des mages dans les récits de Noël ou de la prédication de Paul à Athènes).

Nous avons vu dans le précédent article que les êtres humains souffrent de l'aliénation qui pèse sur eux ; leur existence est quête, demande, aspiration à un changement. Ils sentent, plus ou moins confusément, qu'il y a un décalage entre leur réalité et leur vérité. Alors qu’ils vivent dans la compromission, ils aspirent à la justice et à la droiture. Ils souhaitent l'harmonie et expérimentent constamment tiraillements et conflits. Ils se débattent avec une pénurie de vie, un déficit de sens et un défaut d'innocence. Ils en éprouvent une insatisfaction profonde et cherchent toujours quelque chose d’autre.

Dans presque toutes les religions, on rencontre plus ou moins clairement l’évocation et l’espérance d’une existence non aliénée. Partout dans l'humanité, sous des noms divers et de multiples manières, on rencontre le désir et le manque, mais non la réalité et la possession, de ce ou de celui que la Bible appelle le Christ.

Jésus, « l’être nouveau »

Jésus est le Christ, voilà la bonne nouvelle (ou « évangile ») que proclame la foi chrétienne. Le Christ ne représente plus seulement un projet de Dieu et un rêve de l’homme. Il ne désigne plus un une utopie, mais une réalité qui a surgi dans notre histoire. En Jésus, se manifeste un « être nouveau » ou une nouvelle manière d’exister.

Où se situe sa nouveauté ? Tillich insiste sur l’humanité de Jésus. Il ne faut voir en lui ni un demi dieu, ni un dieu déguisé, ni un dieu transformé, mais un homme, soumis comme tous les autres à la finitude. Sa puissance, ses connaissances, sa liberté se heurtent à des limites. Il a des moments d'angoisse et de doute. Il lui arrive de commettre des erreurs. Il connaît la tragédie de l'incompréhension, de la souffrance et de la solitude. Il est pleinement, totalement homme, semblable à nous en toutes choses (Hé 4,15).

Il y a pourtant une grande différence : le péché n’a pas eu de prise sur lui et ne l’a ni atteint ni même touché (2 Co 5, 21, 1 Jn 3, 5 ; 1 Pi 2, 22). Il a surmonté les aliénations qui pèsent sur l’existence humaine. Il ne les a pas ignorées. Il n’en a pas été miraculeusement préservé. Il a été tenté (Mt 4, 1-11), vraiment tenté, pas seulement en apparence, comme nous le sommes quotidiennement. Mais alors que tous, sans exception, nous succombons aux tentations, il leur a résisté. Il les affrontées et vaincues. Là réside la nouveauté de Jésus. Il n'est pas autre chose qu'un être humain, mais il est un être humain authentique, conforme à son essence, alors qu'il n'y en avait jamais eu auparavant. En lui, avec lui, la vérité de l'être humain devient une réalité ; elle s'incarne dans une existence concrète. Jésus a la même nature que nous, mais son existence se distingue de la nôtre parce qu’elle ne comporte aucune séparation entre l'humanité et la divinité. Il a vécu en pleine union ou en totale communion avec Dieu.

En Jésus, la réalité de Christ a fait irruption dans le monde ; nous la recevons et en témoignons dans la foi. Par le moyen de Jésus le Christ, Dieu construit en nous et dans le monde une nouvelle création.

La Croix et la Résurrection

Sans la Croix, Jésus n’aurait pas été le Christ. « Au seul crucifié nous pouvons dire : tu es le Christ » écrit Tillich. Quand Pierre confesse que Jésus est le Christ mais refuse l’annonce de sa mort (Mt 16), Jésus le traite de « Satan ». La croix interdit la « jésulâtrie » (l’idolâtrie de l’homme Jésus) qui, après l’apôtre, menace les chrétiens. Jésus ne veut pas se substituer à Dieu. À Golgotha, il s’efface, renonce à lui-même, sacrifie l’individu de chair et de sang qu’il est à l’être nouveau dont il est porteur. Cet abandon de toute prétention personnelle fait de lui le révélateur par excellence. Parce qu’il « n’a pas regardé comme une proie à arracher d’être l’égal de Dieu … Dieu lui a donné le nom qui est au-dessus de tout nom » (Phil 2).

Nous ne savons pas et ne saurons jamais ce qui s’est exactement passé à Pâques. Dans les évangiles, la résurrection ne se raconte ni ne se décrit, elle se constate. Ces récits proclament que la puissance de Dieu domine et surmonte même la mort. Aucune négativité ne peut détruire le Christ ni annuler sa réalité et son œuvre. Le sens et la puissance dont Jésus a été le porteur ne s'évanouissent pas avec sa disparition. Ils demeurent et rien ne peut les anéantir. Ils nous atteignent aujourd’hui par le moyen de l'Esprit. L’« être nouveau » devient en nous et pour nous « présence spirituelle » et vie éternelle.

 

6. Foi et religion

À la différence de ses contemporains Barth et Bonhoeffer, Tillich n’oppose pas la foi et la religion. Les deux mots sont le plus souvent synonymes sous sa plume ; ils désignent sinon la même réalité, du moins, deux aspects complémentaires et indissociable de la même réalité.

La foi

Qu’est-ce que la foi ? À cette question Tillich répond : elle est « courage d’être » (c’est le titre d’un de ses meilleurs ouvrages) et « préoccupation ultime » (ultimate concern). Que veulent dire ces deux expressions qu’il emploie souvent et qui sont au cœur de sa théologie ? 

La foi est courage. Nous sommes souvent déprimés par ce que nous sommes, par ce que nous vivons et par le monde qui nous entoure. Nous nous débattons dans des situations sans issue ; nous ne voyons pas comment les choses pourraient s’améliorer ; nous avons le sentiment de courir vers des catastrophes sans pouvoir les empêcher ; nous doutons de tout, de nous, du monde, de Dieu. Ne pas baisser les bras, faire face, affronter ce qui nous assaille physiquement, psychologiquement, moralement et spirituellement, voilà ce qu’est la foi. Au milieu des menaces et des malheurs, elle garde confiance, elle parie sur l’être, sur le positif et résiste à la désespérance et au nihilisme. Elle est une confiance active. L’apôtre Paul déclare qu’aucun événement ni qu’aucune réalité de ce monde « ne pourra nous séparer de l’amour de Dieu manifesté en Christ Jésus » (Rm 8, 38-39). Ce verset, que Tillich affectionne et qu’il cite très souvent, exprime ce courage d’être qui nous habite, nous anime, et qui prend sa source en Dieu.

Faute de mieux, on a traduit en français concern par préoccupation, ce qui n’est pas sans inconvénient. Préoccupation suggère l’inquiétude, le tourment, alors que Tillich veut surtout dire que la foi nous concerne ou nous engage existentiellement. Elle n’est pas un ensemble d’opinions (même si elle comporte des croyances) ou de sentiments (même si elle suscite des émotions) ni de décisions (même si elle amène à agir). Elle est la présence en nous de quelque chose ou de quelqu’un qui s’impose à nous, s’empare de nous (comme le fait un amour) et qui devient ce qu’il y a de plus important pour nous. Tillich emploie le mot « ultime » pour distinguer la foi de nos multiples préoccupations, attachements et engagements ; s’ils sont parfaitement légitimes, s’ils peuvent être à certains moments intenses, ils sont cependant secondaires parce qu’ils ne mettent pas en jeu le sens dernier de notre être. Dans la foi, au contraire, nous sommes aux prises avec ce qui nous est essentiel.

La religion

Pour Tillich, la foi s’exprime dans des symboles. Elle n’a pas d’autre langage ; elle vit, se manifeste, se communique, se concrétise au moyen de paroles, de gestes, de doctrines qui ont un caractère symbolique. Elle conduit à mettre en place un ensemble de structures symboliques qui forment une religion.

Que faut-il entendre par symbolique ? Quand, un jour, dans un de ses cours, Tillich a parlé de la crucifixion de Jésus comme d’un symbole, certains de ses auditeurs ont été très choqués. « Ce n’est pour vous qu’un symbole ? » lui ont-ils dit. À quoi Tillich a répliqué : être un symbole n’est pas un moins, mais un plus, ce n’est pas manquer de réalité, c’est avoir davantage de sens. La Croix de Gogotha n’est pas une exécution semblable à beaucoup d’autres. En la qualifiant de symbole on ne nie pas qu’elle soit un événement historique, on affirme qu’à travers elle se joue quelque chose d’ultime ; elle a, pour nous, une signification et une portée existentielles que n’a pas, par exemple, l’assassinat de César.

Le symbole est symbole de quelque chose, pas de lui-même ; il se distingue de ce qu’il symbolise. Que la religion relève du symbolique signifie qu’elle nous met en contact avec Dieu sans être elle-même divine. Elle nous est nécessaire, car notre aliénation ou notre péché fait que nous en sommes séparés. Selon l’Apocalypse, dans la Jérusalem céleste, il n’y a pas de temple parce que Dieu y est présent et perçu partout. Des lieux, des temps, des rites consacrés à Dieu n’ont aucun sens là où rien ne perturbe notre lien avec lui. Ce n’est pas le cas de notre monde ; il nous faut une religion parce que nous ne vivons pas dans le Royaume et ne sommes pas ce que nous devrions être.

Si elle nous est, en tout cas pour le moment, nécessaire, la religion est aussi dangereuse, parce que, au lieu de renvoyer à Dieu, le symbolique risque toujours d’en prendre la place et de devenir, du coup, diabolique (séparateur). La religion est un ange qui se transforme en démon quand elle se pose en absolu et oublie qu’elle est un moyen ou un instrument et non le but. Elle doit sans cesse se défendre contre l’idolâtrie qui fait d’elle non plus un trait d’union, mais une barre de séparation. Elle est ambiguë, on doit à la fois la respecter, l’entretenir et la critiquer, s’en méfier.

Les religions séculières

Aux 19ème et 20ème siècles, apparaissent en Europe de grandes idéologies : l’humanisme libéral, le nazisme, le communisme stalinien. Elles situent le sens dernier de l'existence dans un élément du monde : un idéal éthique, une nation, la société sans classes ou des dirigeants politiques. Elles demandent à leurs adeptes une vénération sans réserve et un engagement total. Tillich les appelle « quasi-religions ». Il les distingue des « pseudo-religions », fabriquées artificiellement, sans force ni vie véritables, tel le culte de l’Être suprême lors de la Révolution française.

Ces idéologies sont religieuses, même si elles s’en défendent. Elles n’éliminent pas le sacré, elles le placent dans le profane ou le séculier. Ce qu’elles divinisent a souvent (pas toujours) une réelle valeur, mais est limité, secondaire et relatif. Quand on le considère comme ultime, on fait surgir des idolâtries démoniaques et destructrices.

On constate également que bien des choses dans notre monde prennent une dimension religieuse (par exemple, l’art, l’argent, le pouvoir, le sexe, le sport, les vacances) quand des gens y cherchent la satisfaction de leur quête existentielle. Parce que l’homme est foncièrement religieux, l’idolâtrie l’attire toujours. La foi biblique ne cesse de lutter contre elle et de combattre les faux dieux qui tentent, non sans succès, de nous séduire.

 

7. L’histoire

Pris dans les agitations et bouleversements du 20ème siècle, en débat avec le marxisme, Tillich a beaucoup réfléchi sur l’histoire. Elle est, écrit-il, « le problème de notre époque». Il ne s’agit pas de l’histoire ancienne, mais de l’histoire présente, de ce qui se passe et se joue aujourd’hui dans le monde. Quel sens donner aux événements que l’on vit ? Tillich à la fois analyse dans de petits articles l’actualité politique, culturelle et spirituelle (il ne sépare pas ces trois aspects) et propose dans des écrits plus importants une réflexion philosophique et théologique sur le temps historique.

Le « bon moment »

Le temps a un aspect quantitatif. On le mesure en heures, jours, mois, années. Cet aspect, les grecs le nomment chronos, qui a donné « chronomètre » et « chronologie ». Le temps a également un aspect qualitatif. Il comporte des périodes de fécondité, de bonheur, d’inventivité, et d’autres de stérilité, de malheur et d’accablement ; aux « trente glorieuses » de naguère succèdent les crises d’aujourd’hui.

Quantitativement, toutes les heures sont équivalentes, elles ont la même durée (soixante minutes). Qualitativement, elles ne se ressemblent pas, elles sont joyeuses ou tristes, vides ou pleines. C’est vrai pour les individus comme pour les peuples. « L’histoire, écrit Tillich, n’évolue pas selon un rythme régulier … elle a des hauts et des bas, des périodes de rapidité et de lenteur, de créativité intense et d’asservissement conservateur à la tradition ». Parmi les événements qui se produisent, certains ne changent pas grand chose. D’autres, au contraire, ont une portée considérable ; ils introduisent de la différence, ils ouvrent des possibilités nouvelles et engendrent des changements heureux. Pour les désigner, le grec emploie le mot kairos (au pluriel : kairoi).

Si l’action politique se conduit en fonction d’un but et d’un idéal, elle doit tenir compte des « temps » et se montrer opportuniste : ni tenter ce qui est souhaitable mais impossible dans une situation donnée ni manquer les occasions qui se présentent d’améliorer les choses. L’utopisme et l’immobilisme ont tort l’un et l’autre. Nous ne sommes pas condamnés au triste « il n’y a rien de nouveau sous le soleil ». Du neuf peut arriver, mais pas n’importe quand, seulement quand il y a un kairos.

L’heure de Dieu

Ce terme de kairos, le Nouveau Testament l’applique à la présence et à l’action de Dieu. Elles n’ont pas toujours la même puissance ni la même intensité. Il y a des périodes de stagnation et de disette où la parole de Dieu est « rare » (1 S 3,1) et d’autres, au contraire, les kairoi, où elle fait irruption avec vigueur, remue les choses, mobilise les gens et les oriente vers du nouveau.

Quand dans l’évangile de Marc (1,15), Jésus parle pour la première fois, il déclare : « le temps (kairos) est venu ». Il annonce qu’il y a du nouveau, qu’avec et en lui le Royaume de Dieu s’est approché. En Luc 12, 56, il appelle ses disciples à discerner ce kairos, c’est à dire à voir en lui l’intervention décisive de Dieu dans le monde humain. Si, selon la foi chrétienne, Jésus est le kairos suprême et décisif, il n’est pas le seul. Il existe d’autres kairoi, subalternes et secondaires, soit auparavant (ainsi dans l’Ancien Testament) soit ensuite (comme la Réforme pour les protestants), peut-être aussi hors de la sphère de la foi biblique. Dieu agit surtout et principalement en Jésus, mais aussi ailleurs.

Selon Tillich, le kairos, au sens de l’heure de Dieu, est, d’abord, un don. Il ne dépend pas de nous, nous n’en disposons pas, nous n’avons pas le pouvoir de le provoquer ou de l’engendrer. À certains moments, le Royaume s’approche ; nous n‘y sommes pour rien ; c’est Dieu qui nous l’envoie.

La kairos est, ensuite, une exigence : le don s’accompagne d’un commandement. Après avoir proclamé la venue du kairos, Jésus ajoute : « Convertissez vous et croyez » (Mc 1,15). Le kairos est une offre qu’il nous appartient de saisir. Si les êtres humains ne peuvent pas sans l’aide de Dieu parvenir au Royaume, Dieu n’agit jamais sans eux. Il nous demande de nous engager au service du Royaume et de contribuer à la venue de son règne. Que nous ne puissions pas tout faire ne signifie pas que n’ayons rien à faire.

Enfin, souligne Tillich, Jésus déclare que « le royaume de Dieu s’est approché », et non qu’il est là, qu’il est arrivé et qu’il n’y a rien d’autre à attendre. Le verbe « approcher » indique à la fois une proximité et une distance. Le kairos introduit dans notre histoire une réalité nouvelle, mais toujours partielle, inachevée ; il ne met pas un point final ni n’apporte du parfait et du définitif. Si Dieu s’approche de nous dans un kairos, grand ou petit, il se situe toujours au delà. Son action ne le fige ni ne nous fige. Elle nous envoie plus loin ; elle nous met en mouvement et nous oriente vers un avenir, vers un nouveau kairos.

Discerner les temps

En 1918, Tillich est convaincu de vivre un kairos, un moment où quantité de possibilités s’ouvrent pour la société et la religion. Ce kairos aboutit à un échec avec la montée du nazisme et la seconde guerre mondiale. Si le surgissement d’un nouveau était envisageable en 1918, il n’en va pas de même en 1945. L’antagonisme des deux blocs verrouille le monde et la guerre froide stérilise toute velléité de changement. En 1964, avec prudence, Tillich se demande si un nouveau kairos n’est pas en train de s’amorcer. Quelques signes portent à le penser : le recul du racisme, la décolonisation, l'ouverture grandissante des chrétiens (même du pape, précise Tillich) au dialogue interreligieux, la réconciliation entre la France et l’Allemagne, l’amélioration des relations entre catholiques et protestants.

De telles évaluations sont toujours discutables et périlleuses. Tillich le sait, mais cela ne diminue en rien sa conviction que dans des moments privilégiés, les kairoi, le Royaume de Dieu se manifeste dans l’histoire de l’humanité. Il pousse à des actions concrètes, leur donne un sens spirituel et les soumet à une norme. Le kairos central se manifeste dans des kairoi particuliers. Toutefois, il dépasse tous les kairoi particuliers, il appelle à les dépasser, il interdit de les absolutiser sans, pour cela, diminuer l’exigence d’engagement dont ils sont les porteurs.

 

André Gounelle
Série de sept articles publiés dans Réforme
juin-juillet 2014

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André Gounelle

Professeur émérite de la faculté de théologie protestante de Montpellier

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