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Les critères du symbole religieux

 

S’intéresser aux critères du symbole religieux implique qu’on se pose deux questions à la fois connexes et distinctes. Premièrement, en quoi le symbolique se différencie du non symbolique, autrement dit qu’est-ce qui permet de dire que tel objet ou énoncé est symbolique et que tel autre ne l’est pas ? Deuxièmement, comment évaluer les symboles religieux, quelles règles ou quels principes permettent d’en apprécier la valeur ?

1. Le symbolique et le non symbolique

1.1. Renvoi et participation

Dans de nombreux textes*, Tillich définit le symbole par deux caractéristiques essentielles : le renvoi et la participation.

D’abord, le renvoi. On qualifie de symbolique une réalité qui conduit ou oriente vers autre chose qu’elle-même. Un symbole est religieux quand il vise l’ultime ou la transcendance. La signification profonde du symbole ne réside pas en lui-même, elle se situe dans sa tension vers un au-delà de son être propre. Il ne coïncide pas avec lui-même en tant que réalité ou énonciation ; il est plus que ce qu’il est ou que ce qu’il dit. D’où les réactions vives de Tillich à l’expression : « c’est seulement un symbole »*. Le symbole n’a pas une réalité moindre qu’un objet, il a une dimension supplémentaire ; le discours symbolique n’est pas inférieur mais supérieur au littéral (ou au scientifique). Quand la religion s’exprime en symboles, il ne s’agit nullement (comme le suggèrent certaines versions du « symbolo-fidéisme ») d’un pis-aller dû à l’insuffisance d’un langage et d’une pensée que leurs limites et leurs faiblesses empêchent d’exprimer directement ou de représenter exactement la transcendance. La parole symbolique témoigne certes de notre finitude, mais d’une finitude qui sait se dépasser et aller au-delà d’elle-même. Le symbole démontre que le langage, loin de nous enfermer dans nos frontières, nous permet de les transcender, sans les abolir, par sa capacité d’accueil de l’ultime et d’ouverture à l’infini*.

Ensuite, la participation : le symbole se distingue du signe en ce qu’il n’y a pas seulement extériorité et altérité de ce à quoi il renvoie, mais aussi lien interne et intime. Si le symbolisant n’est pas identique au symbolisé, il ne lui est pas non plus étranger ; il porte en lui ce qui le dépasse. Le signe est hétéro-référent ou plus exactement hétéronome ; une convention ou une décision arbitraire, qui pourrait être différente (ainsi en va-t-il des panneaux routiers), lui attribue une signification ; elle lui est imposée du dehors. Le symbole, au contraire, n’est pas hétéronome, auquel cas il ne serait rien d’autre qu’un signe. Il n’est pas non plus autonome, auquel cas il s’identifierait avec ce qu’il symbolise et on ne pourrait pas parler de renvoi. Le symbole est théonome ou auto-transcendant. Il rend présent ce qu’il vise, sans se confondre avec lui. Il ne se contente pas de le désigner extérieurement, comme le signe qui indique et ne donne pas. Il l’apporte véritablement (sans lui, nous n’y aurions pas accès), mais il le fait fragmentairement ou partiellement, jamais totalement.

La distinction entre signe et symbole est plus typologique que phénoménologique. La frontière entre les deux catégories n’a rien d’étanche. Des signes prennent dans certaines circonstances de l’épaisseur et deviennent de véritables symboles ; il arrive que des symboles se vident de leur contenu et se transforment en simples signes. Dans la plupart des cas, nous avons affaire à des mixtes ou des mélanges qui sont plus ou moins des symboles, plus ou moins des signes*. Il n’en demeure pas moins que seule la typologie permet, en séparant ce qui est mélangé dans les faits, de comprendre le réel qui, sans les distinctions qu’elle opère, resterait brouillé et confus.

1.2. Universalité du symbole ?

La structure du symbole correspond exactement à celle de la relation entre l’être et les étants. L’être est présent dans les étants, et nulle part ailleurs, mais ne se confond avec aucun étant ni avec la somme des étants ; chaque étant participe à l’être et y renvoie, sans s’identifier avec lui. La théologie classique dit quelque chose d’analogue, voire d’identique, quand elle affirme que Dieu est à la fois immanent et transcendant. Il est présent dans le monde, il n’est pas du monde. Si le monde n’est pas divin, il reflète Dieu et y renvoie (« les cieux, déclare le psaume 19, racontent la gloire de Dieu et l’étendue manifeste l’œuvre de ses mains ; le jour en instruit un autre jour, la nuit en donne connaissance à une autre nuit »). Que Dieu soit à la fois l’autre et l’intime, la doctrine de la création l’exprime : elle déclare que tout trouve son origine et s’enracine en Dieu et en même temps qu’il existe une différence infinie entre le Créateur et les créatures*. Le monde n’est rien sans Dieu, mais il n’est pas Dieu. Il vit de la présence et de l’action de Dieu en son sein, de ce que Whitehead, en reprenant et en modifiant de manière intéressante le vocabulaire ecclésiastique, nomme « l’incarnation », une incarnation en tout être et en toutes choses et pas seulement en Jésus de Nazareth, même si on affirme que Jésus en est le paradigme*. Le paradoxe d’une présence transcendante fonde le religieux.

Tout ce qui existe est, en langage ontologique, un étant qui renvoie à l’être sans s’identifier avec lui ou, en langage religieux, une créature. Il en résulte que la structure du symbole, définie par le renvoi et la participation, caractérise l’ensemble du réel. Il n’y a pas une sphère spécifique du sacré qui renverrait à Dieu distincte d’une sphère profane qui en serait incapable*. On peut probablement aller jusqu’à dire que symboliser l’Ultime constitue le sens et la vérité du réel qui, en dehors de cette fonction symbolisatrice, est aliéné de lui-même, privé de sa vérité. Que certaines réalités aient un « pouvoir symbolique»* supérieur à d’autres (ce n’est pas fortuitement ou accidentellement que le symbolisme sacramentel utilise de l’eau, du pain et du vin, mais en raison du pouvoir intrinsèque de ces éléments, même si des facteurs historiques ou circonstanciels jouent un rôle non négligeable*) n’empêche nullement que tout est, au moins potentiellement ou « en principe », symbole de Dieu, ce que Tillich affirme très souvent*. Finitum capax infiniti, déclare la tradition luthérienne, le fini est capable de l’infini, capable non pas de le posséder et de le contenir (ce contre quoi protesteront les réformés), mais d’y renvoyer et de le rendre présent. La théologie thomiste parle, en un sens voisin, de l’analogia entis qui permet un discours sur Dieu*.

Dans ces conditions, le non symbolique ne s’évanouit-il pas purement et simplement ? A-t-il une place ou une réalité quelconque ? Est-il autre chose qu’un fantôme ou une illusion ? En fait, Tillich, peut-être après en avoir subi l’attrait, récuse le « pansymbolisme » (dont il considère que Cassirer est le représentant le plus éminent) qui, écrit-il, « se détruit lui-même ». Quand on essaie de tout englober sous le concept de symbole, on le prive de signification et d’intérêt. S’il n’y a pas quelque part un référent non symbolique, on s’enferme dans « un cercle vicieux » où les symboles se renvoient les uns aux autres sans atteindre ou exprimer quoi que ce soit. Par conséquent, « on doit délimiter le domaine du symbolique par une affirmation non symbolique »*.

Le non symbolique me semble prendre dans l’œuvre de Tillich deux formes opposées : celle, négative et malheureuse, de l’idole qui pervertit et détruit l’expression symbolique ; celle, positive et nécessaire, de l’Ultime qui, au contraire, lui donne vérité et profondeur.

1.3. Littéralisme et idolâtrie

Très souvent, Tillich oppose le symbolique et le littéral. Il s’agit là de deux lectures ou de deux compréhensions différentes des énoncés, des récits, des objets ou des rites religieux*.

Le littéralisme occulte la fonction de « renvoi ». Pour lui, le sens d’un texte ne se situe pas dans une visée mais dans son donné littéral qui se suffit à lui-même. Au lieu de conduire ou d’orienter vers le sacré, le « matériau » symbolique (un « segment de l’expérience finie »*) devient en lui-même sacré. On prend les énoncés bibliques pour le discours même de Dieu, et non pas pour des témoignages à sa parole. On voit dans la création, dans la chute, dans la naissance virginale, dans la résurrection et l’ascension des événements historiques, physiques ou biologiques. On croit que le pain et le vin de la Cène se transforment matériellement, substantiellement, massivement en corps et sang du Christ au lieu de servir à rendre sensible une présence-absence. Dieu apparaît comme un être à côté des autres, soumis « aux catégories du temps, de l’espace, de la substance et de la causalité ». Ce qui a des résultats désastreux.

D’abord, ce qui symboliquement a du sens et de la profondeur devient, pris à la lettre, absurde. Il ne résiste pas à la critique intellectuelle et, si on veut le maintenir dans sa seule littéralité, on entre forcément dans des « conflits insolubles avec l’interprétation scientifique de la réalité ». Pour croire, il faut alors exclure de la foi la pensée et le savoir. La vie spirituelle se détruit ; l’esprit est, en effet, l’alliance de la puissance et du sens* ; là où le sens se défait, le spirituel s’évanouit. La crise qui affecte le religieux dans le monde moderne vient en partie de ce littéralisme qui, de fait, rend la religion impensable, incroyable et invivable*.

Ensuite, ce qui est peut-être encore plus grave, quand le signifiant ne se distingue plus du signifié, il se divinise et se démonise du même coup. Comme dans l’antique légende, les anges (les messagers de Dieu, ceux qui nous mettent en relation avec l’Ultime) déchoient et se transforment en diables (diable signifie ce qui divise ; le diabolique sépare et coupe de l’Ultime) quand ils accaparent et détournent sur eux-mêmes ce qui est dû à Dieu, de même le symbole en sacralisant sa matérialité ou sa textualité se change en idole. La théologie, dont une des missions est de s’opposer à l’idolâtrie, implique donc un combat constant contre le littéralisme ; elle lutte pour qu’on comprenne symboliquement le symbolique. Ici, le non symbolique a un effet négatif, il relève de l’aliénation qui transforme le symbole en autre chose que ce qu’il est ou que ce qu’il devrait être.

 Le littéralisme ne coïncide cependant pas purement et simplement avec l’idolâtrie. Il existe un littéralisme spontané, primitif, antérieur à l’esprit critique ; il reçoit le sens sans s’interroger sur la structure et le fonctionnement du symbole qui en est le porteur. Ici, nulle idolâtrie : il n’y a, par conséquent, aucune raison de s’en prendre à ce littéralisme « naturel » et de le troubler. En particulier, Tillich recommande la réserve et le tact aux prédicateurs ; autant dans les textes théologiques il se montre souvent dur pour le littéralisme, autant dans ses sermons il tente de le dépasser sans le contester frontalement*. Par contre, on doit combattre le littéralisme conscient et réactionnaire des fondamentalistes et intégristes ; en refoulant et en attaquant une pensée libre, en proposant une religion impossible, ils enferment dans une alternative ruineuse entre l’incrédulité (le refus de croire) et le fanatisme superstitieux (qui absolutise ce qui n’est que relatif).

1.4. L’ultime

Quand le symbole religieux se dénature et s’aliène, lorsqu’il élimine sa fonction de renvoi, il en résulte un non symbolique idolâtre. Le matériau symbolique ne sert plus de véhicule à une altérité. Du coup, il devient mensonger, égarant et destructeur. Au contraire, avec l’ultime nous avons un non symbolique qui, loin de falsifier et d’anéantir le symbole en tant que tel, conditionne sa vérité et lui permet de concrétiser son essence, autrement dit qui lui donne d’être ce qu’il doit être.

Il arrive, même assez fréquemment, qu’un symbole renvoie à un autre symbole ; il existe des « symboles de symboles » et on peut établir ainsi une hiérarchie et des articulations entre divers niveaux de symbolisme*. Mais si les symboles orientaient seulement vers d’autres symboles, ils ne se réfèreraient en fin de compte à rien ; ils ressembleraient à des images qui ne représenteraient que des images et non des objets ou à des miroirs qui en se reflétant mutuellement créent l’illusion d’un espace qui n’existe nulle part. S’il n’y avait que des miroirs et des images, les miroirs ne pourraient pas refléter ni les images représenter. De même, pour symboliser le symbole a besoin d’un élément ou d’un point non symbolique*.

Quel est ce point non symbolique sans lequel on « tournerait en rond » ? À cette question, on trouve dans les écrits de Tillich trois réponses formellement différentes. La première considère qu’est non symbolique l’affirmation que Dieu est l’être-même* ; la deuxième déclare non symbolique l’expérience de l’Ultime, très exactement le caractère ultime de l’ultimate concern. Ces deux premières réponses se laissent assez facilement combiner ou harmoniser : en effet, l’être-même, comme le souligne souvent Tillich, ne désigne pas un étant, même suprême, mais l’être présent dans tous les étants. Il ne faut pas voir en lui un être qui se distinguerait des autres êtres et s’ajouterait à eux, mais une qualité présente dans tous les êtres, qualité que l’on perçoit précisément quand on fait l’expérience de l’ultime (ou de l’inconditionné), ou, plus exactement, lorsqu’on est saisi par lui*. L’expérience de l’ultime et l’affirmation que Dieu est l’être même se rejoignent et s’impliquent mutuellement. Elles se situent non pas en dehors du champ symbolique, mais à la frontière du symbolique et du non symbolique : le symbole comporte un « élément non symbolique »* qui se donne au cœur même du symbole religieux dans le caractère sacré qu’il revêt. Quand on dit que Dieu est préoccupation ultime, cet énoncé a un sens qui « n’est ni figuratif ni symbolique, il est très exactement ce qu’il dit être » ; mais le mot Dieu est figuratif et symbolique car Dieu n’est pas un objet ou un étant et on ne peut donc le désigner par un nom que symboliquement*.

Selon la troisième réponse*, n’est pas symbolique l’affirmation que tout ce que nous disons de Dieu est symbolique. Cette réponse évoque d’autres argumentations de même type. Ainsi quand le sceptique déclare que tout est relatif ou que tout change, cela implique qu’il y a quelque chose qui n’est pas relatif, ne change pas et échappe donc au scepticisme, à savoir le fait que tout change et que tout soit relatif*. De même quand Descartes veut tout mettre en doute, il découvre qu’il ne peut en tout cas pas douter du fait qu’il doute, et cette impossibilité lui ouvre le chemin vers l’indubitable. On va trop loin, me semble-t-il, quand on en conclut que ces déclarations se démentent et se détruisent elles-mêmes ; il serait plus juste de dire qu’elles se limitent elles-mêmes.

Comment cette troisième réponse s’articule-t-elle avec les deux précédentes ? Même si cela n’apparaît pas évident en première lecture, elles me paraissent équivalentes. Qu’on ne puisse parler de Dieu que symboliquement signifie, en effet, qu’il n’est pas un étant, sinon on pourrait en parler directement. Qu’on puisse parler de Dieu symboliquement signifie qu’il est présent dans chaque étant, qu’il est l’être même à qui ils renvoient tous, sinon on ne pourrait rien en dire même symboliquement. À mon sens, ces trois formules disent la même chose dans des registres ou à des niveaux différents. La première est ontologique, la deuxième existentielle ou phénoménologique, la troisième relève de la logique, mais toutes trois indiquent la frontière du symbolique et du non symbolique à l’intérieur même du symbole qu’exprime également, sur un plan cette fois-ci théologique, une autre affirmation « apparemment mystérieuse » : « Dieu est le symbole de Dieu »*.

2. L’évaluation des symboles

2.1. Le renvoi

C’est la fonction de renvoi qui sert de critère pour distinguer le symbolique du non-symbolique. Quand le symbole religieux perd son caractère relatif (c’est-à-dire relationnel) et se pose en absolu (ab solus : ce qui existe par soi seul et ne renvoie donc à rien), il devient idole. Ce à quoi renvoie en dernier ressort le symbole religieux, à savoir l’ultime, n’est pas symbolique, car l’ultime n’achemine vers rien d’autre que lui-même, mais ce non symbolique n’est pas un étant (sinon ce serait une idole) ; il est cette qualité de l’être qu’on désigne par l’expression « être-même ».

Tous les étants sont potentiellement des symboles de cet ultime auquel ils participent sans jamais totalement coïncider avec lui avec lui ni l’épuiser. Ces symboles ne sont cependant pas équivalents. Certains symbolisent mieux que d’autres. Comment donc évaluer leur valeur ? La question est importante. En effet, chaque religion représente un ensemble symbolique différent et à l’intérieur de chaque religion fonctionnent divers symboles. Le dialogue interreligieux implique donc la mise en œuvre de critères d’appréciation des symboles, et la vie de la foi en a également besoin pour le discernement critique qu’elle est appelée à opérer entre ses diverses expressions.

« Le symbole, écrit Tillich, ne donne pas une connaissance objective mais une conscience vraie »*. Il donne une connaissance, en un sens, puisqu’il ouvre des niveaux de la réalité et des niveaux « de l’âme » qui sans lui, nous resteraient inaccessibles* ; cependant, cette connaissance n’est pas celle d’un objet, comme c’est le cas dans la science. On ne peut ni on ne doit, par conséquent, juger les symboles à partir ou en fonction de leur exactitude empirique, car leur fonction ne consiste pas à décrire un objet ou un événement, mais à nous conduire vers quelque chose d’autre que la matérialité ou l’effectivité du support symbolique*. Le récit de la naissance virginale de Jésus est certainement une légende ou un mythe et nullement un fait historique ; cela ne diminue en rien ni ne supprime sa valeur symbolique et donc religieuse (religieuse étant pris ici au sens de religare, établir des liens). De même, que l’histoire du bon samaritain ou du fils prodigue soit ou non effectivement arrivée n’a aucune importance, seule en a ce qu’elle nous dit ou nous fait percevoir de notre existence, de notre relation avec Dieu et avec nos prochains. Pour Tillich, la qualité, voire la vérité d’un symbole ne tient pas au matériau symbolique utilisé, mais à son bon ou mauvais fonctionnement, autrement dit à sa capacité de renvoi, que trois critères permettent d’évaluer : l’authenticité existentielle, la convenance objective, l’auto-contestation.

2.2. Authenticité existentielle

Par « authenticité », il faut entendre la « vitalité » d’un symbole ou encore son « adéquation à l’expérience religieuse »*. « Un symbole est authentique s’il exprime une expérience religieuse vivante »*. On peut qualifier de « subjectif » ce premier critère en ce sens qu’il correspond à l’aspect vécu ou existentiel de toute religion ou de toute foi. Un bon symbole doit parler, toucher, éveiller et susciter quelque chose, « faire naître chez les hommes une réponse, une action et une communication. » Dans cette perspective, Tillich souligne que Jésus n’est le Christ (le symbole de Dieu) que parce qu’il est reçu comme tel ; il n’est pas Christ indépendamment de la communauté de ceux qui croient en lui*.

L’histoire des religions mentionne et étudie quantité de symboles qui sont morts en ce sens qu’ils ne parlent plus à personne ; « leur appel reste sans écho ». Les églises chrétiennes véhiculent souvent des symboles usés, malades ou moribonds, qui ont perdu en grande partie leur puissance intrinsèque d’évocation ou d’invocation du divin. Des formules liturgiques, des rites, des dogmes ne remplissent plus leur mission. Ils ne sont pas faux, ils contiennent ou ont contenu une vérité, mais ils ne la transmettent plus. Ils n’ont plus guère d’impact existentiel*. Plutôt que de les abandonner (même si certains doivent être éliminés), dans bien des cas, il paraît préférable de les expliquer, de montrer la vérité qu’ils contiennent, et, ainsi, d’ « aider à une compréhension nouvelle des antiques symboles et de leur signification pour notre situation présente »*. On pourrait songer, et on s’y essaie parfois, à en créer d’autres en remplacement, mais alors on tombe du désuet à l’artificiel. Un symbole ne s’invente pas ni ne se fabrique à volonté; il surgit de manière imprévisible et s’impose*. C’est ce qui se produit quand, parfois après des périodes de rareté ou de pénurie symbolique, arrivent, comme une terre promise qui succède à une traversée du désert, des moments forts, on pourrait parler de kairoi, où un nouveau langage émerge et où des symboles surgissent en abondance. Il se produit alors une « révélation nouvelle » ; si elle est « originelle », elle crée une religion différente de l’ancienne ; si elle est « dépendante », elle ranime la religion reçue*.

2. 3. La convenance objective

Au critère d’authenticité s’en ajoute un deuxième : celui de convenance qui porte non plus sur le lien du symbole avec le sujet qu’il touche, mais sur son rapport avec l’objet qu’il vise. Il importe, mais il ne suffit pas qu’un symbole nous parle ; il faut encore que ce qu’il nous dise soit approprié. Notre sensibilité, nos émotions, notre subjectivité ne peuvent pas déterminer, à elles seules, le « degré de vérité » du symbole*. Sa valeur dépend aussi de sa capacité à exprimer correctement le sens dont il est le porteur. Il doit désigner, éclairer et guider, non détourner, cacher et égarer.

Tout étant renvoie à l’être et toute créature au Créateur ; aussi n’y a-t-il pas, à proprement parler, de symboles entièrement faux ou mauvais. Cependant, certains sont meilleurs que d’autres parce qu’ils révèlent plus et mieux à cause de la qualité du matériel symbolique qu’ils utilisent*. Une personne humaine (sans doute Tillich pense-t-il à Jésus) est un étant beaucoup plus riche et complexe qu’un rocher ou qu’un bout de bois, même sculpté, et symbolisera donc mieux l’être, ce qui explique et justifie en partie l’anthropomorphisme*. Il existe des symboles maladroits qui risquent de cacher ce qu’ils veulent montrer. Ainsi, le symbole de la colère de Dieu exprime une vérité profonde qu’on formule en terme religieux (quand on affirme qu’il y a des choses que Dieu n’accepte pas et contre lesquelles il se bat) ou en termes ontologiques (lorsqu’on dit que la puissance de l’être ne cesse d’affronter le non-être, de lutter contre ce qui détruit) ; en ce sens, la colère de Dieu est « l’œuvre étrange de son amour » ; l’amour agit dans ce qui apparaît à première vue comme son contraire. Dans cette perspective, le symbole contient de la vérité et on ne peut pas l’éliminer sans inconvénient; pourtant, d’un autre côté, il risque de masquer l’amour de Dieu qui n’entend pas détruire mais sauver, ce qui le rend dangereux*. Tillich cite comme exemple de mauvais symbole celui de la naissance virginale de Jésus ; il a pour but de souligner que Dieu lui-même se manifeste et agit en cet homme qui a pour nom Jésus de Nazareth ; toutefois, ce but il le manque parce que quelqu’un qui n’a pas de père humain est un demi-dieu, un être hybride, et non pas véritablement et pleinement un homme. Ce symbole a de la vérité, mais cette vérité il ne l’exprime pas avec justesse et il favorise un docétisme monophysite*.

Ici, la théologie joue un rôle important. Elle n’a pas pour mission d’inventer des symboles religieux ni de les justifier. Sa tâche consiste à développer une réflexion critique qui permette un discernement. Elle examine les symboles religieux ; elle les situe dans l’ensemble du système symbolique (autrement dit de la religion) dont ils font partie ; elle montre leur cohérence avec les autres symboles et avec l’ensemble du système ; elle s’interroge sur leur convenance ou sur leur inadéquation ; elle dégage leur signification existentielle pour aujourd’hui ; elle fait apparaître leurs points faibles et les problèmes qu’ils posent*. Aussi, paraît-elle parfois malcommode aux responsables ecclésiastiques : au lieu de fonder et de défendre les théories et les pratiques religieuses, dont ils sont les gardiens, elle les met en cause, elle ébranle ce qui passe pour reçu et admis. Mais, ce faisant, elle maintient vivante et ouverte la vie spirituelle et intellectuelle des communautés.

2.4. L’auto-contestation

Nous en arrivons au critère décisif, à la fois le plus profond et le plus important. Tout autant que nécessaire, le symbole religieux est dangereux. Nous l’avons vu à propos du littéralisme, il tend à se diviniser lui-même ; au lieu de renvoyer vers l’ultime, il en prend la place et se substitue à lui. Quand on ne perçoit pas la distance et l’altérité au sein de la présence, on confond le matériau symbolique avec ce qu’il suggère, indique et invoque, mais dont il diffère. Le symbole perd alors sa transparence (ou, plus exactement, sa translucidité*), devient opaque et se transforme en idole (autrement dit, il se démonise).

Aussi, faut-il qu’un symbole ait la capacité de se contester lui-même dans sa matérialité. Sa résistance à la démonisation, sa répugnance à l’idolâtrie conditionne sa valeur. Il doit à la fois renvoyer à l’ultime et rendre impossible qu’on l’identifie avec l’ultime. Il est d’autant plus vrai qu’il porte au cœur de son affirmation d’un ultime transcendant la négation de sa propre ultimité. Il doit renvoyer à l’ultime en refusant de se poser lui-même comme ultime. Pour rendre vraiment présent ce qu’il symbolise, le symbolisant se pose ou s’impose et s’efface ou se détruit en même temps. C’est ce qui se passe dans le symbole sur lequel se fonde le christianisme : la croix du Christ. À Golgotha, Jésus sacrifie l’homme de chair et de sang qu’il a été au sens et à la présence dont il est porteur. Le message prend sa pleine vérité dans la mort du messager, le symbolisé se dévoile dans le crucifiement du symbolisant. Pour être vraiment le Christ, le messie, la véritable image de l’ultime, et non pas une idole, pour conduire à Dieu et ne pas en détourner à son profit, Jésus doit mourir. Il montre ainsi que la vérité dernière de sa vie et de la nôtre ne réside pas dans son individualité historique, mais dans celui qu’il représente et qu’il appelle son Père. Jésus meurt sur la Croix pour qu’on ne le prenne pas pour Dieu. Comme le dit l’épître aux Philippiens (2, 5 à 9), « il n’a pas considéré comme une proie à arracher d’être égal avec Dieu, mais il s’est vidé lui-même … il s’est humilié lui-même en devenant obéissant jusqu’à la mort, la mort sur la Croix. C’est pourquoi Dieu l’a élevé et lui a donné le nom qui est au dessus de tout nom ». Jésus reçoit « le nom au dessus de tout nom » (il devient le symbole au dessus de tout symbole) parce qu’il a accepté son exécution, ou, en tout cas, ne s’y est pas dérobé, interdisant ainsi qu’on attribue à son humanité une valeur ultime ; ce qui fait de lui (de son humanité) le symbole par excellence de Dieu, celui en lequel il s‘incarne (c’est-à-dire se rend sensible) sans perdre ni masquer sa différence.

Avec la croix du Christ, nous avons non seulement un symbole indépassable, mais aussi le critère pour tous les symboles religieux, à savoir l’auto-contestation qui interdit toute divinisation idolâtre du symbolisant aux dépens du symbolisé qu’il porte en lui, qu’il rend pleinement présent, mais avec lequel il ne s’identifie pas*.

*   *   *

Chez Tillich, le symbole ne relève pas, ou plus exactement ne relève pas seulement, de la linguistique (ce qui est le cas, par exemple, de la métaphore)*, ni de l’épistémologie (comme pour Sabatier et les néo-kantiens français*). Il est ontologique ou théologique par sa nature, ce que nous avons constaté en nous interrogeant sur la différence entre le symbolique et le non symbolique. Il est christologique* par son fonctionnement, ce qui apparaît clairement quand on se demande comment l’évaluer. Plutôt que de « christologie symbolique », je préfère parler d’une conception christologique du symbole ; il me semble, en effet, mais il s’agit d’une opinion discutable, que la compréhension que Tillich a du Christ détermine sa théorie du symbole et non l’inverse.

André Gounelle
International Jahrbuch für die Tillich-Forschung, 2/ 2006

Notes :

* ST 1, p. 177, 239, 242-243. MW 4, p. 273, 396-397, 415 ; 5, p. 250-252. « Theology and Symbolism » in P.E. Johnson [ed], Religious Symbolism, Harper, 1955, p. 108-109 ; etc. Dans les notes, MW renvoie à Paul Tillich, MainWorks Hauptwerke, Berlin, New-York, De Gruyter, Evangelisches Verlagswerk, 6 vol., 1987-1998 (MW est suivi du numéro du volume). ST renvoie à Systematic Theology, The University of Chicago Press, 3 vol., 1951, 1957, 1963 (ST est suivi du numéro du volume). GW 5, renvoie à Gesammelte Werke, Evangelisches Verlagswerk, v. 5, 1964.

* MW 3, p. 632 ; 4, p. 141, 401, 405 ; 5, p. 252. ST 1, p. 131, 241 ; 2, p. 9. « Reply to Interpretation and Criticism » in C.W. Kegley and R.W. Bretall [ed], The Theology of Paul Tillich, The Macmillan Company, 1952, p. 334. « Professor Tillich replies » in T. A. O’Meara and C. D. Weiser (ed), Paul Tillich in the Catholic Thought, The Priory Press, 1964, p. 23.

* « Professor Tillich replies », op. cit. p. 23.

* MW 4, p. 148, 254 (note), 267, 396, 401. « Theology and Symbolism », op. cit., p. 115.

* MW 4, p. 370. ST 1, p. 263.

* A.N. Whitehead, Religion in the Making, New American Library, 1974 (édition originale, 1926), p. 149. Cf. A. Gounelle, Le dynamisme créateur de Dieu. Essai sur la théologie du Process, Van Dieren, 2000, p. 124.

* MW 4, p. 147, 274-275. ST 1, p. 218.

* MW 4, p.148. ST 3, p. 123.

* MW 6, p. 170 (version allemande), p. 184 (version anglaise).

* MW 4, p. 76, 82, 111, 160, 398, 418. The Protestant Era, The University of Chicago Press, p. 123. « Theology and Symbolism », op. cit., p. 110. « An Afterword. Appreciation and Reply » in T.A. O’Meara and C.D. Weisser (ed), Paul Tillich in Catholic Thought, Priory Press, 1964, p. 306.

* « Professor Tillich replies », op. cit., p. 23. Sur les proximités et les différences  entre le symbole tillichien et l’analogia entis thomiste voir J. Richard, « Symbolisme et analogie chez Paul Tillich (III) » in Laval Théologique et Philosophique, 1977, p. 192-201.

* MW, 4, p. 273, 417. « An Afterword. Reply to Interpretation and Criticism » op. cit., p. 334 où Tillich écrit : « An early criticism by Professor Urban fromYale forced me to acknoweldge that in order to speak of symbolic knoweldge one must delimited the symbolic realm by an unsymbolic statement. I was grateful for this criticism, and under its impact I became suspicious of any attempt to make the concept of symbol all-embracing and therefore meaningless », ce qui suggère que Tillich a été tenté par le pansybolisme (la critique du Pr. Urban date de 1941, voir MW 6, p. 270). Dans MW 6, p. 161 (texte allemand de 1930), p. 177 (version anglaise de 1948) le « pansymbolisme » caractérise l’interprétation « symbolique-romantique » différente du « nouveau réalisme » dont Tillich se réclame.

* MW 4, p. 400, 413 ; 5, p. 255. « Theology and Symbolism », op. cit., p. 113, 116.

* ST 1, p. 239.

* ST 1, p. 249 ; 3, p. 111.

* GW 5,p. 46.

* MW 5, p. 255. Paul Tillich s’explique, Planète, 1970, p. 282-287 (traduction française de D. Mackenzie Brown (ed), Ultimate Concern. Tillich in Dialogue, Harper and Row, 1965 ; je me réfère à cette traduction parce que je ne dispose pas de l’édition anglaise de cet ouvrage).

* MW 4, p. 253, 255, 263-266, 399-400, 418-419.

* MW 4, p. 273, 417. ST 2, p. 9.

* ST 1, p. 238-239 ; MW 4, p. 399-400 ; « Reply to Interpretation and Criticism », op. cit., p. 334.

* MW 4, p. 144, 417-418.

* MW 4, p. 273, p. 399-400. ST 2, 10. « Rejoinder » in The Journal of Religion, 1966, p.188.

* MW 4, p. 264. Cf. Dogmatik. Marbuger Vorlesungen von 1925, Patmos Verlag,1986, p. 40.

* ST 2, p. 9.

* ST 1, p. 207. MW 5, p. 240. Cf. P. Tillich, « La prétention du christianisme à l’absoluité et les religions du monde » in J.M. Aveline, L’enjeu christologique en théologie des religions. Le débat  Tillich-Trœltsch, Cerf, 2003, p. 702.

* MW 4, p. 252.

* MW 4, p. 265, 274.

* MW 4, 397, 412, 416 ; 5, 250-251.

* MW 4, p.178, 265, 412 ; 5, p. 109 ; 6, p. 128. ST 1, p. 240.

* MW 4, p. 177, 178, 413 ; 5, p. 275. « Symbols of Eternal Life » in Harvard Divinity School Bulletin, 1962, p. 4. Dans MW 6, p. 396, « authentique » ne se rapporte pas à « la puissance expressive » du symbole, mais à son origine (rise) ; il faut sans doute comprendre qu’un symbole est authentique s’il « exprime une vraie révélation » (ST 1, p. 240), autrement dit s’il n’est pas artificiellement fabriqué. Les deux emplois d’ « authentique » se rejoignent puisque que, pour Tillich, la réception d’une révélation (sa « puissance expressive ») en est un élément constitutif. « L’événement intégral de la révélation comporte le fait objectif et la réception subjective » (ST 1, p. 111).

* Cette phrase se trouve dans la version allemande (GW 5, p. 243), revue par Tillich, mais non dans la version anglaise antérieure MW 4, p. 419 de l’article « Sens et justification des symboles religieux ».

* ST 2, p. 99.

* ST 1, p. 240. MW 4, p. 254, 398 ; 5, p. 164, 251. « Theology and Symbolism », op. cit., p. 111.

* GW 5, p. 50.

* « Theology and Symbolism », op. cit., p. 109. ST 1, p. 241. MW 4, p. 254, 398, 415 ; 5, p. 251, 275-276. GW 5, p. 46. Paul Tillich s’explique, p. 222.

* ST 1, p. 126-127. L’expression « révélation nouvelle » se trouve dans le texte allemand, non dans le texte anglais.

* MW 4, p. 419.

* Cf. ce que nous avons écrit plus haut (en 1.2.) du « pouvoir symbolique » supérieur de certaines réalités.

* MW 4, p. 420. ST 1, p. 242. « Professor Tillich replies », op. cit. p. 24.

* ST 1, p. 217, 283-284. « Love’s “Strange Work” » in The Protestant, 1942. Cf. Stephen Butler Murray, « Paul Tillich and the Wrath of God » in Bulletin of The North American Paul Tillich Society, Winter 2006.

* ST 2, p. 145. MW 4, p. 402.

* ST, 1, p. 240. « Theology and Symbolism », op. cit., p. 111-113.

* « Rejoinder » in The Journal of Religion, January 1966, p. 187.

* Dogmatik, p. 40, 59, 63, 74. ST 1, p. 139 ; 2, p. 9, 126 ; 3, p. 225. MW 2, p. 280 ; 4, p. 141, 146-147, 154, 264-265, 402-403, 413, 419-420 ; 5, p. 276. The New Being, Charles Scribner’s Son,1955, p.103, 112-113,133. Cf. Paul Tillich s’explique, p. 202-204.

* Jean Richard  (« Introduction à la doctrine du symbolisme religieux chez Paul Tillich » in Laval Théologique et Philosophique, 1973, p. 24-26) note justement que la plupart des exemples de symboles que mentionne Tillich ne sont pas d’abord d’ordre linguistique. Sur métaphore et symbole, voir MW 4, p. 415 ; 6, p. 403. ST 3, p. 113-114.

* Cf. B. Reymond, « Tillich (luthérien) et Sabatier (réformé) si semblables et pourtant différents » dans A. Gounelle et B. Reymond, En chemin avec Paul Tillich, Lit, 2004, p. 118-119.

* Je ne partage donc pas la thèse défendue par Donald F. Dreisbach (« Symbols, Christ, and Tillich Loss of Nerve » in Bulletin of The North American Paul Tillich Society  Winter 2006) qui estime que dans la deuxième partie (« The Reality of the Christ ») de ST 2, Tillich « abandonne pour l’essentiel sa doctrine du symbole ». J’aurais plutôt tendance à penser que cette partie éclaire et explique sa conception du symbole.

 

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André Gounelle

Professeur émérite de la faculté de théologie protestante de Montpellier

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