Quel rôle, quelle place, quelle signification accorder au symbole dans le
domaine de la religion et plus précisément dans celui du discours religieux
? Ma communication va porter sur la réponse qu’apportent à cette question
deux théologiens protestants, Auguste Sabatier et Paul Tillich. Auguste
Sabatier est né en 1839 à Vallon-Pont d’Arc en Ardèche. Après des études en
France, en Suisse, puis en Allemagne, après aussi quelques années comme
pasteur de paroisse, il est nommé en 1868 professeur à la Faculté de
Théologie Protestante de Strasbourg. Il est révoqué et expulsé d’Alsace par
les autorités allemandes en 1873. En 1877, est créée à Paris une Faculté de
Théologie Protestante pour remplacer celle de Strasbourg ; il y enseigne et
en sera le Doyen jusqu’à sa mort en 1901. Il est le penseur le plus
important et le plus influent du protestantisme français du dix-neuvième
siècle. Son principal ouvrage s’intitule Esquisse d’une philosophie de la religion. On qualifie de «
symbolisme critique » ou de « symbolo-fidéisme » sa théologie, ce qui
indique bien le caractère central qu’y occupe la notion de symbole, même
s’il lui consacre relativement peu de pages. Paul Tillich est né en 1886 en
Prusse. Après ses études, il exerce quelques années le ministère pastoral
dans une des paroisses de Berlin ; pendant la guerre 14-18 il est mobilisé
sur le front français (batailles de la Somme et de Verdun) ; il enseigne
ensuite dans diverses Universités tantôt la théologie tantôt la philosophie
(il a un doctorat dans chacune de ces disciplines). En 1933, quelques
semaines après l’arrivée d’Hitler au pouvoir, il est révoqué à cause de ses
sympathies socialisantes et aussi parce qu’il avait fait sanctionner des
étudiants nazis qui avaient molesté leurs condisciples juifs dans sa
Faculté. Il part alors pour les États-Unis, où il enseigne successivement à
New-York, à Boston (Harvard) et à Chicago jusqu’à sa mort en 1966. Son
œuvre principale, dont j’ai assuré la traduction française, s’intitule Théologie systématique. Comme dans le cas de Sabatier, la notion
de symbole joue un rôle central dans sa pensée, bien qu’elle n’y soit pas
l’objet de longs développements.
Tillich ne cite jamais et n’a probablement pas lu Sabatier. Il y a
néanmoins entre les deux théologiens, en tout cas sur ce point, une
proximité frappante qu’on a souvent relevé. Elle s’explique très
probablement par l’influence de Kant que l’un et l’autre ont lu
attentivement et sur lequel ils ont beaucoup réfléchi. Je vais donc partir
de quelques propos de Kant dans la Critique de la faculté de juger
et dans La religion dans les limites de la raison. J’indiquerai,
ensuite, les deux orientations, à la fois voisines et différentes, qu’on
peut en tirer, à savoir l’orientation de type allégorique qu’adopte
Sabatier et l’orientation que choisit Tillich qu’on qualifie souvent de «
tautégorique » (j’expliquerai le sens de ce mot rare et technique).
La conception kantienne du symbole religieux
Je vais simplifier à l’extrême les analyses de Kant et m’attacher à ce
qu’on en a retenu sans chercher à donner un exposé d’ensemble de sa pensée
sur le symbole ; j’espère que les philosophes et les historiens de la
philosophie me pardonneront mes raccourcis et approximations. Comme l’écrit
le philosophe néo-kantien Ernst Cassirer (qui a beaucoup réfléchi sur les
formes symboliques), il y a symbole quand du spirituel est représenté par
du sensible. C’est une définition, sommes toutes, assez banale et courante.
Le propre du symbole est d’évoquer au moyen d’un objet perceptible ce qui
ne relève pas de la perception sensorielle et lui échappe (par exemple, on
figure la justice, valeur abstraite, par une balance, objet concret).
Quand le Nouveau Testament déclare : « personne n’a jamais vu Dieu », il
exprime l’expérience commune. Puisque Dieu est invisible, écrit Kant, toute
les représentation que nous en avons sont forcément symboliques ; quand on
l’oublie, on « sombre dans l’anthropomorphisme ». Il en résulte, selon une
formulation qu’on retrouve aussi bien chez Sabatier que chez Tillich, que
le symbole est le langage même de la religion. En effet la religion fait
percevoir le spirituel à travers des réalités matérielles (tels les rites
et sacrements), elle parle de la transcendance avec les mots et les
expériences de l’immanence (ainsi font les paraboles), elle s’efforce
d’exprimer dans nos catégories de pensée ce qui se situe hors de leur
portée, elle essaie de faire entrer quelque chose du noumène dans le monde
des phénomènes.
Le langage symbolique n’est pas, comme l’est ou comme voudrait l’être un
énoncé scientifique, un décalque de la réalité, qui rend ou qui cherche à
rendre exactement ce qu’est une chose. Il ne donne pas un savoir qui
permettrait de la connaître et de la décrire kat'alhqeian, en soi, dans sa
vérité propre. Son discours ne la présente pas directement, mais
indirectement. Il ne peut pas prétendre à une fidélité objective totale ou
parfaite, car il parle de son objet en se servant d’un langage qui, pris à
la lettre, ne lui convient pas. Le langage symbolique ne fonctionne pas sur
le mode de l’adéquation (adequatio rei et intellectus selon la
formule classique attribuée à Thomas d’Aquin), mais sur le mode de
l’analogie.
Qu’est-ce qu’une analogie ? Classiquement, on répond : une similitude soit
de nature entre des choses ou des êtres, soit de proportions, de relations
ou de situations ; ainsi quand on dit « l’aigle » pour désigner Napoléon
(ce que fait un vers bien connu de Victor Hugo), la similitude ne réside
pas dans la constitution biologique ou l’apparence physique, mais dans le
comportement (réel ou supposé). Pour le domaine religieux, l’analogie,
telle que la comprend Kant et c’est là que résident son apport et son
originalité dans la problématique qui nous occupe, ne consiste pas en une
ressemblance ; elle se situe dans la pratique engendrée ou suscitée. Le
symbole ne relève pas, pour lui, de la qewria (au sens étymologique :
regard porté sur les choses telle qu’elles sont ou qu’elles paraissent
être), mais du pratico-moral, autrement et plus simplement dit, de
l’existence morale concrète ou de la manière de se comporter. Le symbole
fournit une analogie dans l’ordre de l’agir et non dans celui du connaître
; il vise à susciter chez l’être humain une « vie bonne ». Il ne permet pas
d’entrevoir la réalité à travers des comparaisons et des figures plus ou
moins appropriées. Il rend possible de se comporter selon des valeurs
inaccessibles au savoir parce qu’elles sont transcendantes et, néanmoins,
essentielles pour une existence authentique. Selon Kant, on se trompe, il y
a « illusion religieuse », quand on transforme les symboles en dogme, ou,
plus précisément, quand on interprète les symboles en un sens dogmatique.
Kant prend l’exemple de la formulation trinitaire. On ne doit pas la
recevoir comme un savoir surnaturel qui nous dévoilerait l’essence interne
de la divinité, qui nous révélerait la structure et la nature de son être
intime. Elle n’est pas une ontologie métaphysique spéculative, mais une
régulation de la vie croyante. Elle est « ce symbole de la foi qui exprime
… la pure religion morale ». « Il s’agit moins de … ce que Dieu est en
lui-même, en sa nature, que de ce qu’il est pour nous en tant qu’êtres
moraux ». Je traduis à ma manière : quand on voit dans la trinité un dogme
qui décrit l’être de Dieu, on se trompe ; en fait, elle concerne le devoir
être de l’homme ; elle ne communique pas une connaissance, elle formule une
exigence. Elle indique une « tâche », un commandement. Sa vérité est
éthique, nullement notionnelle. Il y a analogie non parce qu’elle
fournirait une image approximative de Dieu, mais parce qu’elle permet de
vivre comme on vivrait si on savait parfaitement ce qu’est ou qui est Dieu.
Je passe sur le détail (assez laborieux, à vrai dire) de la démonstration
kantienne pour en retenir le thème fondamental : le symbole religieux a une
portée existentielle et non cognitive, et, en cela, il correspond bien à la
visée de la religion qui veut nous rendre non pas savants, mais bons. Les
affirmations dogmatiques ont une vérité d’ordre pratique (« comment vivre
») et ne relèvent pas de la qewria (d’un savoir sur l’être de Dieu).
La compréhension allégorique du symbole chez Sabatier
Les propos de Kant sur la religion sont marqués, au moins en partie, par
son éducation dans un milieu luthérien piétiste. Il n’est pas étonnant
qu’ils aient eu de l’écho dans la théologie protestante du dix-neuvième
siècle. C’est dans la ligne de Kant que Sabatier développe une
compréhension allégorique du symbole.
Étymologiquement « allégorique » vient du verbe grec agoreuein qui veut
dire « discourir » et du mot allos qui signifie « autre ». Il y a allégorie
quand on se sert d’un autre langage que de celui qui correspond à la nature
de ce dont on parle, lorsqu’on dit les choses non pas directement, mais
indirectement, de manière détournée, en ayant recours à un registre
différent. Ainsi, les fables de La Fontaine transposent dans le monde
animal ce qui appartient à l’humain.
Si le langage religieux est symbolique et si on voit dans le symbole une
allégorie, se pose alors la question : le passage par l’allégorie répond-il
à une nécessité, ou relève-t-il d’un procédé pédagogique, peut-être utile,
mais nullement obligatoire ? Comme l’écrit Tillich, « peut-on parler sans
symboles de ce qui est signifié dans le symbole » ? Peut-on dire et penser
en termes propres ce que la religion exprime par le biais de symboles? À
cette question, au 17ème siècle, Spinoza répond affirmativement.
Dans le Tractatus theologico-politicus de 1670, il expose la thèse
suivante : au moyens de récits, de figures et d’images, la Bible vise à
susciter une « obéissance » pratique qui est, pour l’essentiel, identique
au comportement éthique qui découle de la connaissance exacte du
philosophe. Indirectement, à travers des représentations qui n’ont pas de
valeur cognitive mais qui possèdent une puissance imaginative et une
pertinence morale, la religion prescrit la même « règle de vie » que la
philosophie avec ses concepts et ses expressions justes. La difficulté de
la démarche philosophique la réserve à une petite élite de sages. La
religion sert donc de substitut à la philosophie « en raison de la
faiblesse de pensée du plus grand nombre » « incapable de percevoir les
choses clairement et distinctement ». Ceux qui n’ont pas les moyens de
suivre la voie ardue de la pensée philosophique ont besoin de symboles
religieux pour bien vivre. Cependant, l’utilité et l’efficacité de la
religion ne l’empêchent pas d’être dangereuse. Elle engendre superstition
et fanatisme quand on en transforme ses symboles en dogmes et qu’on leur
attribue un statut cognitif identique à celui des énoncés philosophiques.
On néglige alors « l’utile pour l’absurde ». La plupart des religions
instituées tombent dans ce travers. Dans la même ligne que Spinoza, mais
avec moins de profondeur et d’érudition, s’inscrivent plusieurs penseurs
des Lumières qui jugent que si la religion est nécessaire pour le peuple,
les esprits éclairés peuvent s’en dispenser, car leur pensée leur donne
plus et mieux que ce qu’apportent les symboles religieux.
Auguste Sabatier, qui a reçu de Kant, comme il l’écrit, « la science de nos
ignorances », n’a pas la même confiance que Spinoza dans la puissance de la
raison. Sabatier souligne les limites infranchissables de la connaissance
humaine ; elle se heurte à des mystères qui dépassent ses capacités ; elle
est enfermée dans ces catégories de l’entendement que sont l’espace et le
temps ; l’éternel, le spirituel, le nouménal et le transcendant se situent
hors de sa portée. « Pour se représenter le divin, écrit Sabatier, l’homme
n’a jamais eu que les ressources qui sont en lui » ; il ajoute : « en
somme, nous ne connaissons que nous-mêmes … notre science n’est que la
projection de notre conscience au dehors ... ». À la différence de Spinoza,
il juge impossible d’exprimer directement, en termes philosophiques ou
scientifiques, la réalité transcendante à laquelle renvoient les symboles
religieux. Le symbole est donc indépassable et indispensable ; il n’est pas
un langage de substitut, mais le seul langage dont nous disposons quand
nous voulons dire cet « autre » qu’est Dieu. Sabatier, pour se faire
comprendre, renvoie à l’art : ce qu’apporte une sonate de Chopin ou un
tableau de Delacroix ne peut pas se communiquer dans un discours cognitif,
c’est d’un ordre différent.
Je donne trois précisions sur la pensée de Sabatier :
Premièrement, selon lui, le symbole religieux n’apporte aucun savoir. Dieu
demeure un mystère, alors même qu’il se révèle, qu’il se manifeste et que
nous faisons, dans la foi, l’expérience de sa présence. Le symbole renvoie
à quelque chose ou quelqu’un qui est vraiment autre (d’où l’emploi du mot «
allégorique »). Cet « autre » nous reste fondamentalement, ontologiquement,
cognitivement étranger, y compris quand il se fait proche et qu’il devient
Emmanuel (ce qui veut dire en hébreu « Dieu avec nous »). Le symbole
alimente la piété et oriente l’action du croyant ; il ne le rend pas
savant. Comme le dit Pascal dans sa quatrième lettre à Mlle de Roannez, les
manifestations de Dieu sont en même temps révélation et occultation. En
effet, elles n’ont pas pour but de donner des connaissances, mais de
permettre, de susciter ou de guider ce que Kant appelle une vie bonne ;
Sabatier parlera plutôt d’une « relation vécue et ressentie » avec Dieu qui
engendre une piété à la fois spirituelle et active.
Deuxièmement, tout autant que Spinoza, Sabatier a conscience du danger que
court toute religion : celui d’oublier qu’elle n’est pas une science, de
prendre ses symboles à la lettre, en les transformant ainsi en idoles selon
une expression bien postérieure, elle est de Ricœur. Bien souvent, les
Églises ont enfermé leur fidèles dans une prison théologique, en les
soumettant à « l’esclavage des symboles » imposés comme des formulations
exactes de la vérité transcendante, alors qu’ils n’en sont que des
approximations dépendantes de leur contexte culturel. Sabatier mène une
lutte résolue contre le dogmatisme aussi bien des diverses orthodoxies
traditionnelles catholiques ou protestantes que des versions
rationalisantes du christianisme qui fleurissent à son époque dans les
courants dit libéraux ou modernistes. Il y voit les deux aspects opposés de
la même erreur, celle de prendre les symboles pour des dogmes, celle de
transposer dans le registre du savoir ce qui relève de l’esprit.
Troisièmement, Sabatier s’est interrogé sur la valeur du langage symbolique
par rapport au langage scientifique. Sa position est mitigée. D’un côté, le
symbole a une certaine supériorité, car il permet au cœur et à l’âme de
s’exprimer, il rend possible de parler de ce qui dépasse le monde des
phénomènes. À travers lui, se disent ou tentent de se dire le sens, la
raison d’être et de vivre, qui ne relève pas des démarches ordinaires du
savoir. Il crée entre les êtres une communion plus profonde et plus vivante
que n’importe quel énoncé scientifique. À cet égard, le symbole est lié à
la grandeur humaine, il « atteste, écrit Sabatier, le triomphe et la
royauté de l’esprit » (un esprit qui est davantage que la simple
intelligence). De l’autre côté, et Sabatier souligne plus fortement ce
second côté, le symbole religieux souffre d’une infériorité due à son
insuffisance cognitive ; il est lié à la petitesse et aux limites humaines.
Que la connaissance religieuse soit symbolique « veut dire que toutes les
notions qu’elle forme et organise … seront nécessairement inadéquates à
leur objet et ne pourront jamais en être données comme l’équivalent ainsi
que cela arrive dans les sciences exactes ». Nous ne possédons jamais la
vérité, écrit Sabatier, « que dans des symboles inadéquats et sous des
représentations approximatives ». Se référant à une phrase de la 1ère
épître aux Corinthiens qui déclare que « les choses divines nous
apparaissent comme dans un miroir obscur », il pose la question suivante :
« L’apôtre Paul était-il moins ferme dans sa foi parce qu’il sentait
l’imperfection radicale de sa connaissance religieuse ? ». Sabatier emploie
des formules caractéristiques : « la religion est condamnée », ou « nous
sommes réduits » à utiliser des symbole. Le symbole témoigne selon lui plus
d’une « misère » que d’une « grandeur ».
La conception tautégorique du symbole selon Tillich
À la différence de Sabatier, Tillich va développer une conception non pas
allégorique mais « tautégorique » du symbole. Dans « tautégorique », on
retrouve agoreuein, discourir, joint non pas à allos, autre, mais à to
auton, le même, le soi. Ce mot apparaît au début du dix-neuvième siècle
chez l’anglais Coleridge et surtout chez l’allemand Schelling dans sa Philosophie de la mythologie de 1821. On qualifie de «
tautégorique » un symbole qui renvoie non pas à quelque chose qui lui est
extérieur et étranger, mais à quelque chose qu’il porte en lui, qui fait
partie de son être. Quand le philosophe suisse Charles Secrétan écrit : «
en moi habite quelqu’un de plus grand que moi », il suggère que la
transcendance ne nous est pas externe, mais interne ; ce qui dépasse notre
moi est en nous. L’être humain n’est pas seulement image d’un Dieu qui se
situe ailleurs, il n’en est pas une représentation allégorique, il en est
un symbole tautégorique en ce sens qu’en lui demeure et le constitue un
Dieu ou une transcendance qui fait partie intégrante de lui sans pour cela
se confondre avec lui. Il est, en quelque sorte, théophore. Si on élargit
le propos à l’ensemble de la réalité, on dira que Dieu ne se situe pas en
dehors du monde dans un ciel métaphysique, dans une région supérieure de
l’être, mais en son sein. Dieu est à la fois, indissociablement autre et
intime. Un symbole est tautégorique quand il fait découvrir au cœur du
monde, ou d’un élément du monde, une altérité radicale, quelque chose ou
quelqu’un qui, pour reprendre en la détournant de son sens initial, une
parole de Jésus, est dans le monde sans être du monde. Cette compréhension
du symbole a des accents panenthéistes. Le panenthéisme affirme que Dieu
est en tout, mais que tout n’est pas Dieu, ce qui le distingue à la fois du
panthéisme pour qui Dieu est tout, se confond avec la réalité et du théisme
pour qui Dieu est au dessus de la réalité, en dehors et totalement
différent de l’ensemble du monde.
On peut éclairer ce qui sépare Sabatier et Tillich par leur contexte
culturel et religieux. Culturellement, Sabatier est marqué par la
philosophie française des Lumières, au rationalisme volontiers positiviste
; une chose est ce qu’elle est, rien de plus ou rien d’autre. Tillich est
influencé par le romantisme allemand, imprégné de mysticisme, sensible à ce
qu’on pourrait appeler la profondeur obscure des choses ou l’âme cachée du
monde : les choses ne sont pas seulement ce qu’elles paraissent être, il y
a en elles des mystères, des arcanes que les sciences dites exactes ne
peuvent ni soupçonner ni percevoir. Religieusement, Sabatier est réformé,
Tillich luthérien. Selon la théologie réformée, finitum non capax infiniti, le fini peut désigner, indiquer
l’infini qui se situe en dehors de lui, mais pas le contenir, le porter en
lui ni le rendre présent. Pour le luthéranisme, au contraire, finitum capax infiniti, le fini participe à l’infini, l’infini se
trouve dans le fini, même s’il le dépasse ou le déborde. Ce qui a de
conséquences pour la compréhension des sacrements : selon les réformés, le
pain et le vin de l’eucharistie renvoient à une présence qui leur est
extérieure et qui est indépendante d’eux (c’est ce qu’on appelle l’ extra calvinisticum) ; pour les luthériens, le pain et le vin sont
les instruments ou les vecteurs de cette présence, ils la véhiculent ; on
parle de l’intra lutheranum.
Vous le constatez, expliquer le terme « tautégorique » m’a conduit dans des
dédales philosophiques et théologiques. Veuillez me le pardonner. J’en
arrive ou j’en reviens à Tillich. Il distingue fortement le signe du
symbole. Ils ont en commun de renvoyer à autre chose qu'à eux-mêmes ;
toutefois, ils ne le font pas de la même manière ; « signaler » n'équivaut
pas à « symboliser ». La différence est la suivante. Le signe est
allégorique, en ce sens qu’il renvoie à quelque chose avec lequel il n’a
pas de lien interne naturel. Un signe différent conviendrait aussi bien et
rendrait les mêmes services. Si on prend l’exemple de la signalisation
routière, on aurait pu décider de mettre aux carrefours des feux bleus au
lieu de verts, ou d’indiquer à un croisement qu’on n’a pas la priorité par
un rectangle plutôt que par un triangle. C'est simplement « une affaire de
commodité et de convention ». Au contraire, le symbole implique un lien
essentiel, il comporte une affinité congénitale entre le symbolisant et le
symbolisé. Gandhi ne symbolise pas la non-violence par hasard ou par une
décision arbitraire, mais parce qu'il existe une parenté profonde entre sa
personne, sa vie, son action, et cet idéal. De Gaulle symbolise une
certaine idée de la France parce qu’il l’a portée en lui, même si elle le
dépasse. Les signes décrivent, désignent, nomment une réalité qui leur est
étrangère ; ils l'évoquent (ex vocare, nommer du dehors). Par
contre, le symbole rend présent, porte en lui-même ce qu'il exprime. Il
l'invoque (in vocare, appeler du dedans). Il participe au
symbolisé, sans se confondre avec lui. À la différence du signe, qui est
étroit, pauvre et limité, le symbole a une grande richesse. Il ne se
contente pas de renvoyer à un objet ou à un sens, il nous le fait
découvrir, il nous donne accès à lui, il nous permet de le connaître. Par
le symbole, entrent dans notre vie et marquent notre être de leur empreinte
des réalités qui, autrement, ne nous atteindraient pas. Il nous donne un
aperçu de ce qui est en nous, mais qui sans lui nous échapperait. Comme
Sabatier, Tillich se sert d'une comparaison avec l'art. Ce qu'un tableau de
Kandinski et un ballet de Stravinski me communiquent ne peut pas s'exprimer
autrement que par la peinture ou la musique et la danse. Ils nous dévoilent
un aspect de la réalité et aussi un aspect de notre propre personnalité
que sans leur médiation nous ignorerions. Ils nous ouvrent à des dimensions
du monde et de nous-mêmes auxquelles seuls ils donnent accès.
Le caractère symbolique du langage religieux ne constitue donc pas une
faiblesse, une imperfection, un manque ou un défaut. Il s'agit, au
contraire, d'une force, d'une puissance, d’une supériorité. Tillich se
fâchait quand on lui disait : « pour vous, la conception virginale ou
l’ascension de Jésus ne sont qu’un symbole » ; il répliquait : « être un
symbole, ce n’est pas un moins, c’est un plus ». Dans la même ligne, Ricœur
écrit à propos du récit biblique de la création au premier chapitre de la
Genèse : « il ne faut pas dire cette histoire n'est qu'un mythe; mais cette
histoire a la grandeur du mythe, c'est à dire a plus de sens qu'une simple
histoire ». Je signale, entre parenthèses, que l’influence de Tillich est
sensible dans le troisième volume de la Philosophie de la volonté
; Ricœur a rencontré Tillich et, à la mort de Tillich, il a assuré la suite
de son enseignement à Chicago. Pour Sabatier, le symbole indique la limite
de la pensée, ce au delà de quoi elle ne peut pas aller ; il est lié à la
faiblesse et aux bornes de l’être humain. Au contraire, pour Tillich, le
symbole donne à vivre, certes (comme le disent Kant et Sabatier), mais
aussi à penser (selon une formule de Ricœur) - à penser, pas à savoir -, il
ouvre, élargit la pensée, et témoigne de la grandeur de l’homme qui n’est
pas enfermé ou emprisonné dans les frontières de l’immanence ; sans les
abolir, tout en restant un être fini, il perçoit, reçoit, vit ce qui les
transcende.
* * *
Il ne faut pas exagérer les différences entre Sabatier et Tillich. Il
s’agit pas tant d’oppositions tranchées que d’accentuations qui ne sont pas
les mêmes. Certes le symbole de Sabatier ressemble beaucoup à ce que
Tillich appelle signe, mais Tillich souligne qu’on n’a jamais de signes ou
de symboles à l’état pur ; dans la pratique nous avons affaire à des mixtes
où se mélangent dans des proportions variables l’allégorie du signe et la
tautégorie du symbole.
Sabatier et Tillich ont en commun de refuser catégoriquement – comme Kant
et Spinoza - qu’on prenne les symboles à la lettre. Les littéralistes
détruisent la religion en voulant et en croyant la défendre. Pour l’un
comme pour l’autre, la différence symbolique (celle entre symbolisant et
symbolisé) demeure et on doit fermement la maintenir sous peine de tomber
dans l’idolâtrie. Toutefois, dans le cas de l’allégorie la différence
symbolique implique une séparation ontologique alors que dans le cas de la
tautégorie elle suppose une participation ontologique entre symbolisant et
symbolisé.
D’autre part, Sabatier, à côté de la faiblesse cognitive du symbole, lui
reconnaît une valeur propre dans un ordre qui échappe à la science, tandis
que Tillich répète que le symbole ne donne en aucun cas un savoir de type
scientifique. Il y a chez chacun d’eux les deux aspects de l’infériorité et
de la supériorité, même s’ils les soulignent différemment. Et surtout,
Pascal le leur a appris, Sabatier et Tillich savent qu’en nous force et
faiblesse coïncident ; la noblesse de l’homme lui vient de la conscience de
sa bassesse ; en son humilité réside sa gloire. Ce que le symbole religieux
montre, c’est que l’homme a le sens (d’où sa grandeur) mais pas le savoir
(d’où sa misère) de ce qui le transcende.
André Gounelle
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