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Le courage d’être

 

Remarques préliminaires

Avant de parler du livre Le courage d’être, je présente rapidement son auteur pour ceux d’entre vous qui auraient de la peine à le situer. Tillich naît en 1886 en Prusse orientale et meurt en 1965 à Chicago. Après ses études et après la guerre 14-18 qui le marque beaucoup, il enseigne dans différentes Universités allemandes jusqu'en 1933. À leur arrivée au pouvoir, les nazis le révoquent, parce qu’il a plaidé pour un socialisme religieux et parce que dans son Université il a sanctionné des étudiants qui avaient molesté leurs condisciples juifs. On lui propose alors un poste à New-York, qu'il accepte. Il se fait naturaliser américain en 1941. Il enseigne successivement à Union Seminary, puis à Harvard et enfin à Chicago. Il publie une œuvre considérable par son étendue, sa qualité et son retentissement.

Un mot sur les relations entre Tillich et Ricœur : ils se sont rencontrés à Chicago, la première fois chez Daniel Lys qui y enseignait alors l’Ancien Testament. Après la mort de Tillich, Ricœur est appelé à lui succéder. Dans les cours inédits de ses dernières années, en particulier sur la philosophie de la religion, Tillich mentionne quelquefois et toujours positivement Ricœur. De son côté, quand les éditions Planète entreprennent en 1970 la traduction de la Théologie systématique, Ricœur leur promet une postface. Après la disparition des éditions Planète, nous avons repris en 1980 le projet de traduction à l’Age d’Homme, et j’ai demandé à Ricœur, que j’étais allé chercher et ramener à l’aéroport de Montpellier où il donnait une conférence, s’il maintenait sa promesse. Il m’a répondu positivement, mais en précisant qu’il n’écrirait cette postface que lorsque la traduction serait terminée et qu’il en aurait en mains le texte. Le projet avec l’Age d’Homme a à son tour avorté, nous avons attendu 2000 pour pouvoir le relancer avec le Cerf, Labor et fides et les Presses de l’Université Laval. Ricœur est mort avant son aboutissement final, il y a quelques mois. Cette postface espérée et manquée fait partie de mes regrets.

Après ces remarques préliminaires, j’en viens au livre Le courage d’être. Il paraît en 1952 aux États Unis et connaît un grand succès, malgré des pages très difficiles ; il passe pour le chef d’œuvre de Tillich. Il a fasciné ses lecteurs, une fascination qui tient en partie au contexte culturel et théologique de l’époque ; je ne sais pas si elle opérerait toujours.

En français nous disposons de deux traductions. La première, publiée en 1967 aux éditions Castermann, est due au Père Fernand Chapey, avec qui je devais nouer, un peu plus tard des liens de collaboration et d’amitié. La seconde date de 1999, elle est due à un de mes anciens étudiants de Québec, Jean-Pierre Le May et a paru dans le cadre de la collection tillichienne que je codirige avec Jean Richard et que coéditent Le Cerf, Labor et fides, et les Presses de l’Université Laval. Elle a profité de celle de Chapey et l’a améliorée.

Je vais présenter ce livre en trois temps. Le premier portera sur les structures ontologiques qui le sous-tendent ; le deuxième sur les analyses existentielles et culturelles qui concrétisent ces structures ; le troisième tentera de préciser la notion de courage d’être. Je renvoie entre parenthèses soit à la pagination de la traduction Chapey (signalée par C), soit à celle de LeMay (signalée LM).

La structure ontologique

L’être et le non être

Je commence donc par l’ontologie, autrement dit par une réflexion sur l’être et ses structures. Tillich appelle ontologie une démarche analytique qui ne relève nullement de la spéculation, au sens péjoratif de ce mot, à la différence d’une certaine métaphysique. L’ontologie ne se borne pas à une phénoménologie qui s’en tient à la description de ce qui apparaît ou aux données immédiates de l’expérience. Elle cherche dégager les structures fondamentales de notre rencontre avec la réalité ou de notre expérience de la réalité (Amour, Pouvoir et Justice, p. 23).

Selon Tillich, l’affrontement constant entre l’être et le non-être caractérise la vie. Si l’être ne rencontrait pas le non-être, il demeurerait statique « sans mouvement ni avenir » (LM 28, C 47), il resterait inerte dans une identité immuable et une coïncidence totale avec lui-même ; « rien, écrit Tillich, ne se manifesterait, rien ne s’exprimerait, rien ne se révélerait ; le non-être pousse l’être en dehors de sa retraite, il le rend dynamique » (LM 142, C 176). Si l’être rencontrait le non-être et ne lui résistait pas, ne s’opposait pas à lui, ne luttait pas contre lui, il serait détruit, il disparaîtrait et le néant l’emporterait. Dans les deux cas, il n’y aurait pas affrontement entre l’être et le non-être, soit parce qu’il n’y aurait que de l’être soit parce qu’il y aurait seulement du non-être, et la vie serait absente.

Le ouk on (non être absolu) et le mh on (non être relatif)

Que faut-il entendre par le « non être » ? Tillich reprend à son compte et à sa manière une distinction qui a son origine chez Platon : celle entre le non-être absolu, en grec le ouk on et le non être relatif, en grec le mh on. On, participe du verbe grec einai, être, désigne ce qui est ou l’étant ; ouk est une négation forte et mh une négation faible (pour dire d’une pierre qu’elle n’a pas de vie, on utilisera ouk; pour parler de quelqu’un qui manque de vitalité, on emploiera mh). Le ouk on est le non-être absolu ; absolu (en latin ab, par et solus, seul) désigne ce qui est seulement par soi, qui n’a aucun rapport avec quelque chose d’autre. Le ouk on équivaut à un vide intégral, à une absence totale, à l’exclusion de l’être ; il s’agit d’un concept difficile, peut-être impossible à penser, et pourtant nécessaire à la réflexion, un concept limite que nous rencontrons sans pouvoir le saisir ; il échappe à notre entendement ; « il « est, écrit Tillich, cet inconnu qui par sa nature même ne peut être connu » (C, 50. LM. 30). Le mh on est un non-être relatif, relatif parce qu’il n’existe qu’en fonction de l’être, dans une relation d’antagonisme avec l’être. Il n’est pas étranger à l’être comme le ouk on, il lui est hostile. Le mh on menace l’être, l’attaque, essaie de l’abîmer, de le dégrader et tend à le dissoudre. Sartre dans L’Être et le néant le qualifie de « parasite de l’être » ; « non pas néant précise Heidegger, mais force de néantisation » ou d’anéantissement. Autrement dit, mh on n’équivaut pas à rien ; il s’agit de l’anti-être, de ce qui va contre l’être, il est une « perversion de l’être » (Systematic Theology, 1, 188) qui se retourne contre lui-même et veut anéantir ce qui lui permet d’être. Sans l’être, il n’aurait aucune force, aucune réalité, mais sa force il l’utilise pour détruire la réalité de l’être et du même coup sa propre réalité. On peut le comparer au cancer qui se nourrit et tire sa force de l’organisme qu’il mine et qui mourra avec l’organisme qu’il tue.

État et combat

Je conclus ce premier temps. Il ne faut pas voir dans l’être un état mais un combat. On le voit particulièrement bien avec l’être vivant. La vie demande une lutte constante, incessante contre ce qui la contrecarre ; elle ne connaît ni repos ni de trêve, elle ne peut pas s’arrêter de réagir ou de lutter, car immédiatement elle s’évanouirait, disparaîtrait, elle serait emportée par le non-être. « La vie est dure » disait Freud ; elle demande donc du courage, ce courage que Tillich définit ainsi « l’affirmation de l’être en dépit du fait du non-être ».

L’existentiel

La culpabilité, la mort et l’absurde

J’en arrive au deuxième temps que j’ai annoncé, qui va nous faire passer de l’ontologique à l’existentiel. Les formulations ontologiques utilisent forcément un langage abstrait, non pas parce qu’elles parleraient d’autre chose que de l’existence, mais parce qu’elles s’efforcent d’en dégager les structures profondes. Il importe de les concrétiser, de dire à quoi elles se rapportent exactement, ce qui signifie, pour la question qui nous occupe, indiquer sous quelle forme le non-être nous atteint. Quel visage prend-il pour nous ? Qu’est-ce qui nous menace et nous agresse ? Pour répondre à cette question, Tillich esquisse une analyse de la culture, principalement de la culture occidentale. Il y discerne trois grandes angoisses qui sont toujours simultanément présentes : celle de la culpabilité, celle de l’absurde, celle de la mort ; selon les époques, l’une ou l’autre prédomine.

Prenons, d’abord, la culpabilité, le sentiment d’être fautif, impur, indigne. L’être humain a l’impression de ne pas être à la hauteur, d’avoir toujours quelque chose à se reprocher, de manquer de justice, d'innocence, d’intégrité, ce qui l'inquiète et le travaille. Aux quinzième et seizième siècles, la conscience de leurs manquements et la peur du châtiment tourmentaient beaucoup de gens. Le jugement dernier et l'enfer représentaient pour eux une hantise qu'ils ont exprimée dans d'admirables et hallucinantes œuvres d’art, picturales, musicales et littéraires. On prétend souvent que les modernes n'ont pas au même degré la conscience et l’angoisse de la culpabilité; ils se sentent souvent plus victimes que responsables et ont le sentiment d’être sinon des justes du moins d’être largement excusables. Je n’en sais rien, il ne faut pas trop se fier aux apparences ; qu’elle s’exprime moins ne signifie pas que la détresse de la faute ait disparu. Même lorsque nous estimons qu'il faut attribuer nous échecs à un manque de chance, que nous n’en portons pas vraiment la responsabilité, nous les vivons comme une dévaluation, une déchéance ou une souillure, qui atteint et agresse notre être.

Voyons maintenant l'absurde, autrement dit la pénurie ou le manque de sens. Dans le monde moderne, de moins en moins l’être humain ne voit ou ne sait pourquoi il vit, ni ne comprend à quoi rime la vie qu’il mène. L’impression se répand de se trouver dans monde déboussolé et d’y mener une existence de fou. L'effondrement des institutions et valeurs traditionnelles renforce ce sentiment ; la famille se disloque, l’église n’a plus d’impact, la patrie ne fait plus vibrer, la justice sociale paraît illusoire, le travail manque (et du coup, le chômeur ne sait plus à quoi sert sa vie). Souvent, celui qui a un métier l'exerce dans des conditions déraisonnables et stupides. Les grandes idéologies se sont effondrées, et les religions sont en crise. On n'a rien à quoi se raccrocher. Ce thème du monde et de la vie absurdes tient une très grande place dans l’art, la littérature et la philosophie du vingtième siècle. Les romans de Kafka en témoignent. Les existentialistes, Sartre, Camus, Bataille l’ont fortement mis en valeur à la fin de la seconde guerre mondiale. Des auteurs postérieurs à Tillich, aussi dissemblables que Cioran ou Woody Allen le traduisent également. Certains en parlent avec des accents tragiques, voire désespérés et dépeignent un univers cauchemardesque. D’autres cultivent une dérision plutôt grinçante. Beaucoup éprouvent le désenchantement de l’insignifiance et de l’indifférence : tout est égal, rien ne vaut ; pour masquer le vide de la vie on s’intéresse à de petites choses qu’on ne prend pas trop au sérieux. Dans les pays d'Occident, on n'a jamais disposé d'autant de richesses et de moyens; et jamais la vie n'a paru aussi plate, aussi bête, aussi insatisfaisante et mal organisée.

Des trois formes d’agression du non-être que Tillich mentionne dans Le courage d’être, la peur de la mort, la crainte de l’anéantissement de sa personne, de la disparition de son existence est peut-être la plus persistante, la plus présente, la plus récurrente ; on la rencontre à toute époque et rares sont ceux qui ne l’éprouvent jamais. L'être humain a une conscience parfois émoussée, parfois aiguë du caractère fragile, vulnérable et éphémère de sa propre existence. Il redoute de la perdre, et nulle part ni jamais il ne se sent à l'abri, hors de danger. À tout moment, une maladie ou un accident peut l'emporter et pour chacun viendra inéluctablement, un jour ou l’autre, la fin. De plus, aujourd'hui, nous avons conscience que l’épuisement des ressources naturelles de la terre, l’accroissement de la pollution, le développement des armements font peser sur l'humanité en son ensemble le danger d’une catastrophe écologique, sanitaire, alimentaire et militaire. Son avenir est gravement compromis. La perspective d’une mort totale se profile à l'horizon et déjà dans bien des régions du monde, l’existence humaine se résume en une plus ou moins longue agonie. Une célèbre statue de Richier, à Bar le Duc, exprime fortement l’angoisse et la révolte, que suscite chez beaucoup de gens la mort : un squelette, le bras tendu vers le ciel, présente dans sa main ouverte son coeur saignant à Dieu. Probablement malgré l’intention du sculpteur, qui voulait faire œuvre pieuse, ce geste exprime à la fois un questionnement désespéré et une terrible mise en accusation. Pour beaucoup d’auteurs anciens et classiques, philosopher n’est rien d’autre que réfléchir sur la mort, et la religion a pour tâche primordiale et essentielle de préparer à la mort ; la mort leur paraissait l’affaire la plus importante de la vie.

Trois précisions

Voilà donc ces trois manières de percevoir la menace du non-être : il nous agresse sur le plan moral avec la culpabilité ; sur le plan spirituel avec l’absurde (par spirituel, Tillich entend ce qui concerne le sens) ; sur le plan physique avec la mort. Trois précisions :

Premièrement, si pour l’analyse, Tillich distingue ces trois aspects ou ces trois manifestations existentielles du non-être, il sait bien et affirme souvent que dans la pratique, elles « s’entremêlent » (LM 43), elles s’interpénètrent mutuellement : « elles sont, écrit-il, immanentes les unes aux autres » (LM 34, 42). Distinguer ne veut pas dire séparer.

Deuxièmement, cette liste de ce qui agresse l’être humain ne prétend pas être complète, on pourrait assez facilement l’allonger (j’ai repéré dans les sermons de Tillich quelques pistes qui le permettraient). Les exemples donnés ne prétendent pas être exhaustifs, ils entendent seulement être significatifs et éclairer existentiellement ce que recouvre l’affirmation ontologique de l’affrontement entre l’être et le non-être.

Troisièmement, la menace du non-être engendre l’angoisse. Tillich distingue distinguer trois niveaux d’angoisse.

D’abord, l’angoisse ontologique, liée à la structure même de notre être : nous sommes des êtres finis, c’est à dire qu’en nous se mélangent l’être et le non-être. Cette angoisse, il est normal de l’éprouver, elle est inhérente à notre condition ou à notre nature, même si on ne la ressent pas toujours ni forcément de manière aiguë et violente ; il s’agit d’une structure sous-jacente de notre existence quotidienne, et qui parfois, mais pas toujours, émerge fortement. Il ne faut donc pas chercher à l’éliminer, mais l’assumer et la surmonter.

Il y a, ensuite, les angoisses existentielles, les diverses formes ou les divers visages (culpabilité, absurde, mort) que prend l’angoisse ontologique dans le concret, les multiples manières dont concrètement nous la ressentons et qui s’expriment dans la culture.

Il y a, enfin, les formes pathologiques que prend l’angoisse. Elle devient névrotique quand au lieu d’affronter le non-être, on le fuit en se réfugiant dans un monde illusoire, en entrant dans des délires qui le nient, ou au contraire en éliminant l’être (le suicide ou la destruction du soi dans certains courants du bouddhisme).

Bien évidemment, ces distinctions sont typologiques ; dans la pratique, ces différents niveaux se mélangent et ne sont pas toujours faciles à démêler. Il est en tout cas important de distinguer le plus possible, même si ce n’est jamais évident, l’accompagnement pastoral qui fait face au premier type d’angoisse, du traitement thérapeutique qui entend remédier à l’angoisse pathologique. Le thérapeutique ne remplace pas le religieux et la religieux ne rend pas superflue le thérapeutique : ils se situent à des niveaux différents.

Le courage d’être

J’en arrive à mon troisième temps qui va préciser la notion de courage d’être. Tillich le définit comme l’affirmation de l’être en dépit du non-être. Je commente en trois points

Affronter le non-être

D’abord, que faut-il entendre par « affirmer l’être en dépit du non-être », ou, expression équivalente, par « affronter le non-être » ? Affronter veut dire regarder et faire face, et donc ne pas se voiler la face, ne pas essayer de masquer le non-être, ne pas tenter de le nier ou de le faire disparaître, ne pas le fuir dans des illusions ou des rêves. Le courage n’élimine pas l’angoisse du non être, il l’assume, l’intègre dans son affirmation de soi (LM 54). Reprenons les trois manifestations existentielles du non-être signalées dans mon deuxième temps.

D’abord, la culpabilité. Au seizième siècle, le christianisme a tenté d’y répondre de deux manières. Le catholicisme met en place la théorie et la pratique des indulgences qui ont pour but de compenser les fautes par des actions bonnes de sorte que le solde soit positif afin de pouvoir obtenir l’absolution ; autrement dit l’atténuation de la culpabilité permet d’écarter la menace qu’elle représente. Si nous ne sommes jamais parfaits, du moins nous pouvons nous faire accepter par Dieu, nous rendre acceptables par nos mérites. Ce système aboutit à un échec, il augmente l’angoisse, car on n’est jamais sûr d’en avoir assez fait pour compenser ses erreurs, ses insuffisances et ses fautes. La Réforme, pour sa part, a recours à la justification gratuite. Elle affirme que le salut est un don et non la récompense des œuvres humaines. Nous sommes acceptés par Dieu, bien qu’étant et nous sachant inacceptables. Quand on dit que le croyant est simul peccator et justus, qu’il est sauvé sola gratia, onne supprime pas, on ne diminue pas non plus la culpabilité. On l’assume pleinement, on peut même dire qu’on la radicalise, et on la surmonte, on la dépasse.  

Ensuite, l’absurde. Les intégrismes et les dogmatismes religieux ou idéologiques tentent de l’exclure par un ensemble d’affirmations incontestables et indubitables. Ils entendent formuler et apporter une vérité qui ne laisse place à aucune interrogation ni à aucune contradiction. Ils engendrent un fanatisme dont on a souvent noté qu’il traduit une fragilité interne, l’angoisse d’une perte du sens, la peur d’un absurde qui l’emporterait par la mise en question et l’ébranlement de ce qui est censé l’éliminer. Pour Tillich, une foi authentique est tissée de questionnements et d’interrogations ; le doute l’accompagne sans cesse, en est un élément constituant ; elle ne l’écarte pas, elle ne le disqualifie pas ; elle ne se présente pas comme un savoir absolu, comme un sens indiscutable, mais comme un pari, un risque qui n’exclut pas mais implique la possibilité et l’angoisse de l’erreur ou de l’échec. La foi porte en elle l’incrédulité, l’assume, la dépasse sans la supprimer.

Enfin, la mort. Les croyances en l’immortalité de l’âme ou en la réincarnation sont des tentatives pour en émousser ou en masquer la radicalité : selon elles, en effet, nous ne mourrons pas totalement, seule une partie de nous-même périt ou disparaît ; après notre décès, notre vie se continue sous une autre forme, dans un autre corps. Il y a négation ou atténuation de la mort. La résurrection, même si c’est une croyance très ambiguë, se situe dans un registre assez différent : elle assume la mort, elle ne la rend pas anodine ou superficielle. À cet égard, même si elle prend souvent des formes morbides, l’importance donnée à l’exécution de Jésus est significative ; elle souligne l’horreur de la mort et fait contraste avec les récits platoniciens de la fin de Socrate qui décrivent la mort douce et paisible du sage. La résurrection ne nie pas ou n’amoindrit pas notre condition de mortels, elle ne supprime pas la mort, elle la dépasse. Elle reste toutefois difficile à interpréter, et est souvent prise à contre sens : comment affirmer le dépassement de la mort sans tomber dans sa dénégation ? Tillich ne va pas plus loin dans son analyse, peut-être parce qu’on ne le peut pas, parce qu’on approche ici d’un ultime qui nous échappe.

La source du courage

Deuxième point. D’où vient ce courage ? À cette question on a donné deux réponses qu’on pourrait illustrer par le marxisme et l’existentialisme, les deux philosophies qui à l’époque, sous des formes savantes ou populaires, imprègnent les mentalités. Pour l’une, le courage a une source communautaire, pour l’autre il s’enracine dans l’individualité.

Dans le premier cas, on estime que l’être humain fait « partie d’un tout englobant » qui donne sens à son existence, par exemple une Église, une famille, un parti, une nation. Le courage s’enracine dans une appartenance ; il naît de la participation à une communauté. Cette réponse conduit au sacrifice de l’individualité, à la perte de sa spécificité. On voit dans l’être humain non pas un sujet, mais un élément dans un système ; il devient un objet ou un instrument pour autre chose. On aboutit à un totalitarisme communautaire, ecclésial ou politique. Ce courage « communautaire » achemine vers la « perte du soi », le renoncement et l’abandon du sujet, vers une négation et non vers une affirmation de son être.

Dans le second cas, on met l’accent sur « l’ipséité individuelle », autrement dit sur ce qui fait de chacun un être unique, à nul autre pareil. Le sens se situe dans la subjectivité individuelle et en dépend. Le courage consiste à être soi-même, à décider de soi, à vivre comme on l’entend, et il trouve sa source en son « moi » et nulle part ailleurs. Il en résulte la perte de toute référence et de toute consistance. La décision devient un acte dont le contenu n’a aucune importance puisqu’il n’y a aucune autre valeur que celle que je pose. Je suis livré, sans recours possible, à l’arbitraire de mon caprice, comme on le voit dans l’existentialisme et l‘individualisme exacerbés. Je suis sans recours devant la mort et la disparition du sujet. Ce courage aboutit à un grand vide.

Ces deux manières de s’affirmer soi-même (qui correspondent à ce que Tillich appelle hétéronomie et autonomie) conduisent l’une et l’autre à une impasse et ne rendent pas compte de ce que nous vivons. En fait, nous sommes à la fois solitaires et communautaires ; nous participons et en même temps nous nous séparons ; nous appartenons à des ensembles et conservons notre personnalité propre. La source du courage qui nous permet de nous affirmer devant le non-être ne réside ni dans le moi ni dans le monde, mais ailleurs. Nous désignons par le terme de transcendance et nous appelons Dieu cet ailleurs qui n’est ni le moi ni le monde. Ainsi, l’analyse du courage d’être, du courage de vivre conduit à la question religieuse.

Dieu au dessus de Dieu

Troisième point. N’imaginons cependant pas, avec une religion sincère mais simpliste, que Dieu verse en nous ce courage comme une pompe à essence verse du carburant dans un réservoir d’automobile. Cette image correspond au théisme. Le théisme désigne une manière assez répandue de comprendre et de se représenter Dieu ; on l’imagine comme un être qui a en face de lui d’autres êtres, on voit en lui « un soi qui a un monde, un je relié à un tu » (146). Le théisme nous rend dépendants d’une puissance extérieure au dessus de nous, semblable à celles du monde, même s‘il situe Dieu au dessus de notre monde. Cette représentation ou cette croyance peut traduire une foi authentique, toutefois, d’une part elle suscite la révolte (car Dieu ainsi pensé a un caractère tyrannique, despotique) ; d’autre part en tant que croyance, elle ne résistera pas aux coups du non-être (on le constate avec les gens que les malheurs de la vie ou les grandes catastrophes de l’humanité rendent incroyants, je dis bien incroyants car ils ont perdu leurs croyances, mais pas vraiment la foi).

Il faut penser Dieu autrement, non pas comme extérieur à nous, ni comme identique à nous, mais comme cette puissance d’être, cette puissance pour la vie, qui nous habite et agit en nous sans se confondre avec nous. Il faut penser Dieu « au-dessus de Dieu » c’est-à-dire au-delà des doctrines, des images et des rites qui servent à l’exprimer et qui n’ont de vérité et de puissance qui si on y voit des symboles de cet Ultime qui nous dépasse tout en demeurant en nous, qui est la puissance d’être qui affronte en nous le non-être, tout en n’étant pas simplement ou seulement notre être.

Conclusion : vie, courage et foi

Je conclus. Pour Tillich, il y a sinon identité du moins étroite intrication entre la vie, le courage et la foi. La vie demande toujours du courage et le courage est toujours une foi. Se lever tous les matins, se laver, s’habiller, se nourrir, s’occuper à diverses choses, c’est affirmer l’être en dépit du non-être ; c’est croire qu’il y a du sens, même si on ne voit pas lequel ; c’est lutter contre la mort, l’empêcher, fut-ce provisoirement, de l’emporter ; c’est ne pas se laisser paralyser par le sentiment de son insuffisance, de son indignité. En agissant, on affirme implicitement, parfois inconsciemment, qu’il y a des choses qu’on doit faire, qui méritent d’être faites, que cela en vaut la peine. Si le courage se rencontre parfois dans des conditions exceptionnelles (on parle alors d’héroïsme), il se déploie d’abord et surtout dans le quotidien, dans le banal, dans l’ordinaire de l’existence. Il y a une affirmation pratique de l’être contre le non-être, à laquelle nous ne pouvons pas échapper du seul fait que nous vivons. Le courage est, certes, inégalement distribué, mais personne n’en est totalement ou entièrement démuni.

Dans cette perspective, Tillich estime qu’en tout être humain, il y a une foi, pas forcément une foi religieuse, mais une foi en des valeurs, une foi dans la vie. La foi ne se situe pas à côté ou à propos de la vie, quand on essaie de la comprendre ou de réfléchir sur elle. Elle surgit du cœur même de la vie ; elle est la vie, elle est ce courage d’être qui fait d’elle ce qu’elle est. Le courage, c’est à dire l’affirmation de soi qu’implique chaque moment de notre existence implique une transcendance, puisque sa source ne se situe ni dans le monde ni en nous. Cette transcendance, ce « Dieu inconnu » et pourtant toujours proche, prend visage pour nous dans une révélation. La Révélation rencontre et dévoile quelque chose que nous portons en nous. Tillich nous invite à nous étonner du banal et du courant, et à développer une spiritualité non pas de l’extraordinaire, mais du quotidien. Le fait même de vivre a une grande profondeur et nous découvrons que la présence de Dieu est constitutive de notre existence.

André Gounelle
(intervention lors d’une journée organisée par la Fonds Ricœur
à la Faculté de Théologie Protestante de Paris 15 novembre 2010.)

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André Gounelle

Professeur émérite de la faculté de théologie protestante de Montpellier

Webmaster : Marc Pernot