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La création selon Tillich
Quand Tillich parle de « création » dans une perspective spécifiquement théologique (autrement dit quand il s’agit d’autre chose que d’une création humaine, culturelle, artistique, politique ou technique), ce mot revêt trois sens. Ces trois sens se chevauchent, s’entremêlent ou s’entrecroisent, mais il est utile de les distinguer, tout en ayant conscience que chaque sens appelle les deux autres et qu’on ne peut les dissocier qu’artificiellement et formellement. Premièrement, « création » désigne la doctrine de la création et, plus précisément, la fonction qu’elle remplit dans la structuration ou l’organisation de la pensée chrétienne. Deuxièmement, « création » s’applique au monde ou à l’univers vu sous l’angle de son lien avec Dieu ou avec l’ultime : création équivaut alors à « créaturité » par quoi il faut comprendre le statut, la nature ou la condition de l’être créé. « Création » se rapporte, troisièmement, à ce qui est le corrélat de la créaturité, à savoir la créativité divine : il s’agit alors de Dieu considéré dans sa relation avec l’ensemble des êtres finis. Il y a un autre sens que Tillich ne mentionne que pour l’exclure catégoriquement : la création n’est pas un événement réellement arrivé qui se serait produit autrefois dans un temps primordial éloigné. Les récits de la Genèse sont des mythes qu’on ne doit pas prendre à la lettre*. On s’égare quand on leur attribue une quelconque valeur scientifique ou historique. Leur vérité est d’un autre ordre. Sous une forme symbolique, ils parlent non pas d’un acte initial unique ou d’une « instauration originelle divine », mais de la relation permanente entre l’ultime et le fini. « La doctrine de la création, écrit Tillich ne décrit pas un événement ; elle indique la situation de créature et son corrélat la créativité divine »*.
La doctrine de la création
Selon Tillich, la doctrine de la création, telle que la présentent la Bible et à sa suite le judéo-christianisme, remplit deux fonctions importantes.
On peut qualifier la première d’ « externe » en ce qu'elle la sépare nettement la religion biblique des autres religions de l'Antiquité. Les nombreux récits de commencement du monde qu’on y trouve ne doivent pas faire illusion : ces récits supposent et traduisent une conception des rapports entre Dieu et l'univers très différente de celle qu'exprime la Bible. Contrairement à ce qu’on dit parfois, la création n’est pas un thème commun à plusieurs religions. Malgré quantité de ressemblances, la religion biblique se distingue sur deux points essentiels. D’une part, elle porte un jugement positif sur le monde. Il a été créé par Dieu, seulement par Dieu (ex nihilo) ; il est donc foncièrement et essentiellement bon, même si existentiellement cette bonté a subi une aliénation qui l’a pervertie. L’existence est devenue tragique, elle ne l’est pas nécessairement en elle-même*. Contrairement à ce que pense le bouddhisme dans sa version la plus courante, elle n’est pas trompeuse ni négative par nature. D’autre part, la compréhension biblique de la création, à la différence des conceptions émanatistes (dominantes dans le paganisme de l’Antiquité) et panthéistes*, implique une relation entre le Créateur et la créature caractérisée par une hétérogénéité et une subordination radicales. Si le monde vient de Dieu, il n’est pas Dieu. Il n’y a entre le fini et l’ultime ni opposition principielle ni identité fondamentale. Ces deux points, en tension bipolaire l’un avec l’autre, donnent au judéo-christianisme son visage propre.
En second lieu, la doctrine de la création joue un rôle interne décisif, car elle fournit à toutes les autres doctrines leur soubassement et leur cohérence. Elle les rend pensables et permet de les articuler entre elles. De la création dépendent « les doctrines du Christ, du salut et du l'achèvement ». L'incarnation et l'eschatologie n'ont de sens et ne se comprennent qu'à partir d'elle*. En effet, que Dieu se manifeste dans une réalité du monde suppose que le monde ne lui est pas foncièrement hostile. Le salut et l’accomplissement du fini ne sont possibles que si le fini, tout en s’en distinguant, ne contredit pas l’ultime ; le fini peut arriver à sa vérité et sa plénitude sans avoir à éliminer sa finitude, autrement dit sans devoir se supprimer en tant qu’être fini (l’homme sauvé reste homme, il ne devient pas Dieu). Présenter le Christ comme le « second Adam », décrire le salut comme le surgissement d’une nouvelle création indiquent bien cette importance de la création.
À la suite d’une conférence de Tillich en 1953 à l’Institut Œcuménique de Bossey, Hendrick Kraemer, qui se situe dans la mouvance barthienne alors dominante dans le protestantisme européen, lui objecte que parce qu’elle pose le primat d’une action divine et d’un événement singulier, la doctrine de la création est incompatible avec une démarche ontologique*. Tillich veut démontrer qu’au contraire elle comporte une ontologie. La notion biblique de création se distingue, certes, de celle qu’on trouve dans d’autres religions. Elle n’exclut cependant pas ni ne disqualifie une analyse de type philosophique. Elle ne pose pas un événement fondateur qui échapperait par principe à la pensée, elle exprime en termes religieux une structuration de l’être, autrement dit une ontologie.
La créature
Que dit du monde et de l’être humain la doctrine biblique de la création ? Tillich répond en quatre points.
La valeur positive du créé
La doctrine biblique de la création affirme que Dieu, et Dieu seul, est la source et le fondement de ce qui est. Par conséquent, chaque être en dépend, en porte la marque, le reflète et a une dimension théophore.
C'est en particulier vrai de l'homme que la Genèse qualifie d’ « image de Dieu »*. La structure de son être s'enracine dans celle de l'Etre divin ; le sens (le logos) de son existence se trouve inclus dans le sens ou le logos de Dieu. Il en résulte que la révélation divine ne lui apporte pas une parole hétérogène ou étrangère ; elle lui dévoile ce qu’il porte en lui (d’où la possibilité voire la nécessité en théologie de la méthode dite de « corrélation »). Entre Dieu et lui, il existe une correspondance fondamentale. Le péché qui cache, parasite, trouble, détériore cette correspondance nous empêche d'être vraiment et authentiquement humains, c'est-à-dire images de Dieu (aussi le péché est-il une « aliénation » qui nous rend étrangers aussi bien à nous-mêmes qu’à Dieu).
Cela vaut également pour le monde en son ensemble. S’il vient de Dieu, il s'ensuit qu'il n'est pas mauvais ou démoniaque en lui-même*. La phrase qui scande le chapitre premier de la Genèse : « Dieu vit que cela était bon » le souligne. « Croire en la création, écrit Tillich*, c’est croire que la matière, même terrestre, n’est pas contraire au divin … et qu’il n’est pas nécessaire de la fuir pour venir à Dieu. D’où un « oui » entier qui retentit sur toute la création ». La vie croyante, dans une perspective biblique, ne consiste pas en une « ascèse ontologique »*. Elle n’exige pas le retrait du monde ; elle conduit plutôt à s’y engager pleinement. Le salut est accomplissement, non élimination ou suppression de l’existence créée.
Le lien fondamental qu’indique la création signifie que les êtres du monde, loin de détourner de Dieu, ont la capacité de le symboliser, autrement dit de le rendre présent, de faire percevoir quelque chose de lui, de conduire à lui. La révélation ne se fait pas hors ou au delà du monde mais au sein du monde et par son moyen. En lui, se manifeste ce qui le porte et le dépasse*. On n’aime pas vraiment Dieu quand on déteste le monde*.
Différence et séparation
Si la doctrine de la création souligne la bonté du monde, elle dit également qu'il n'est pas ultime. Il ne représente pas la réalité dernière ni ne possède une valeur suprême. « Être créature » c’est d’abord venir du créateur, mais c’est aussi « être autre »* que lui.
Les êtres du monde ne sont pas Dieu ni des émanations de Dieu. Ils ne naissent ou ne sortent pas de la substance divine, ils naissent d’une parole, d’un « dire » qui maintient la distance et la différence au sein même de la communication*. Quand on adore l’univers ou une partie de l’univers, on tombe dans une erreur et une idolâtrie dangereuses. Le premier chapitre de la Genèse déclare que le soleil, la lune, les étoiles, les sources, les arbres, les monstres marins, bref tout ce que l'on adorait dans le Proche Orient antique, ne sont pas des divinités, mais des créatures. Dieu ne se confond avec aucune des réalités du monde ni avec leur ensemble ou leur somme. Il se situe au delà. Les créatures n’ont pas en elles, ou en quelque chose qui serait de même nature qu’elles, leur racine, leur source, leur fondement, leur origine, leur principe. Elles n’ont de valeur et de vérité que dans la mesure où elles renvoient à cette altérité qui les constitue et qui les porte. La créature est cet « autre qui, en tant que tel, ne peut pourtant pas subsister par lui-même »*.
La doctrine de la création ne souligne pas seulement une différence ; elle signale aussi une séparation et une opposition. Etymologiquement, exister combine le verbe sistere, se tenir, avec l’adverbe ex, hors*. Exister signifie « s’écarter de », « se tenir à distance de », « se poser face à », « s’opposer à ». Dans le mythe de la Genèse, Adam et Eve accèdent pleinement à la réalité quand, ayant fait acte d’insoumission, ils sont expulsés du jardin de l’Eden ; auparavant ils sont dans un état onirique de non concrétisation d’eux-mêmes. La sortie du « paradis » représente pour eux à la fois un progrès et une dégradation. Un progrès, ils sortent des nimbes de la potentialité et entrent dans l’existence effective ; on peut reprendre en ce sens l’affirmation d’Augustin que le chute est une felix culpa*). Une dégradation, pour pouvoir être, on devient autre que ce qu’on devrait être. L’altérité entraîne cette aliénation qui nous rend étrangers et hostiles à Dieu, à nous-mêmes (à notre essence ou à la vérité de notre être) et aux autres créatures. Selon Tillich, il y a donc « un point de coïncidence » entre la création et la chute*.
Cette thèse a suscité de nombreuses critiques*. Ne reprend-elle pas le pessimisme gnostique qui juge l'existence mauvaise en elle-même ? Ne nie-t-elle pas en pratique la bonté du monde pourtant affirmée en principe ? Ne fait-elle pas du péché « une composante essentielle de la créature »* et ne lui confère-t-elle pas une nécessité ontologique ? Pour bien comprendre le propos de Tillich, il faut bien voir que coïncidence ne veut pas dire identité ; la création et la chute se produisent simultanément, mais elles ne sont nullement indissociables. Si jusqu'ici, à une exception près, l'aliénation a toujours accompagné l'existence, on aurait tort d'en conclure qu'il en va forcément toujours et nécessairement ainsi. En nous fournissant un exemple d'existence non aliénée, Jésus nous prouve le contraire. De fait, l’évangile annonce et montre que l’amour qui maintient la différence tout en surmontant l’opposition permet de dépasser l’aliénation sans supprimer l’altérité. Il n’en demeure pas moins que, dans la perspective de Tillich, la chute, le péché, l’aliénation paraissent inévitables ; ce sont des moments certes à dépasser, mais néanmoins constitutifs d’une juste relation avec Dieu. Le récit de Genèse 3 ne renvoie pas un accident contingent ; il décrit symboliquement un mouvement fondamental*.
La création ex nihilo
La théologie chrétienne parle de création ex nihilo (à partir de rien). Comment comprendre ce nihil ? Il entend éliminer tout dualisme. Dieu crée sans aucun apport qui lui serait extérieur ou étranger. Il n’utilise pas un quelconque matériau préalable, il ne façonne pas un chaos préexistant. Ainsi est écartée l’idée, qui apparaît dans plusieurs mythologies et qui n’est pas entièrement absente de la Bible, d’un « donné » avec lequel Dieu devrait composer, qui éventuellement le contrecarrerait en lui opposant une résistance et en lui imposant des limites. Il n’y a pas dans le monde d’une part ce qui vient de Dieu et est donc bon, d’autre part ce qui aurait une autre origine et qui serait source de faiblesses ou de défectuosités.
Tout autant que le dualisme, le ex nihilo écarte le panthéisme*. On ne peut pas dire de Dieu qu’il soit ex nihilo, on ne peut donc pas l’identifier avec le monde ou la nature (comme le fait la célèbre formule de Spinoza : Deus sive natura). Le ex nihilo signifie que la créature porte en elle un double héritage : celui de l'être, puisque Dieu, fondement et puissance de l'être, l'a créée ; celui du néant (un néant purement négatif, qui n’est pas quelque chose à côté de Dieu et qui s’opposerait à lui), puisque elle est créée ex nihilo. Nous sommes un mélange, un mixte, d’où une tension, qui marque notre existence, entre force et fragilité. La Bible indique cette tension : le psaume 8 déclare que nous sommes à peine inférieurs à Dieu et le psaume 62 que nous sommes « vanité et souffle ». La pénurie, la rareté, l’indigence caractérisent l’état de créature. À la fois nous avons de l’être et nous en manquons. D’un côté, nous portons en nous le néant, ce qui suscite de l’angoisse ; de l’autre, nous portons en nous la puissance créatrice de l’être, ce qui est source de courage*.
Notons, enfin, que le ex nihilo distingue radicalement la créativité divine de l’humaine. Les hommes ont créé quantité d’objets de toutes sortes depuis la préhistoire jusqu’à aujourd’hui. Aucun être au monde n’a déployé autant d’inventivité que lui. Il n’en demeure pas moins que sa créativité reste toujours secondaire : elle reprend, façonne, transforme un matériau initial. Elle amène « du nouveau à l’être », alors que la créativité divine, primaire et essentielle, « amène à l’être ce qui n’avait pas d’être »*.
L’unité de l’être
De la doctrine de la création découle l'unité de ce qui existe. Tout a la même origine, tout vient de la même source. Il existe donc un lien étroit et une parenté profonde entre les différents êtres, ce qui interdit de les isoler, de les opposer les uns aux autres, de les séparer de l'ensemble dont ils font partie. Tillich refuse donc toute discrimination en quelque domaine que ce soit. Il insiste sur la solidarité entre toutes les créatures ; la nature, inorganique comme organique, est indissociable de l’humain*. On ne peut pas couper un être de l'univers qui l'entoure. Ainsi la chute dans l’aliénation existentielle n’est pas seulement humaine ; elle affecte la nature en son ensemble et a une dimension cosmique*.
L’unité n’est pas seulement fondamentale et archéologique, elle est tout autant terminale et eschatologique. Le mouvement de séparation et de retour qui va d’une rupture et d’une aliénation vers une unité qui dépasse l’antagonisme sans supprimer l’altérité concerne l’ensemble de ce qui existe. La création ne pose pas une nature statique et immuable. Elle met en route et anime une histoire. Elle oriente vers une fin et un but. Elle se conjugue au passé, au présent et au futur ; elle est non seulement originelle, mais aussi actuelle et également finale.
À cet égard, la création ne se distingue pas du salut que la Bible qualifie de « nouvelle création ». Il s’ensuit que le salut n’est pas individuel, mais global. Il a la même extension que la création ; il est universel et non partiel. Le salut d'un seul être entraîne celui des autres, parce que tous se tiennent et s'impliquent mutuellement. Le Nouveau Testament indique le caractère cosmique du salut et de l’accomplissement final : ils ne concernent pas uniquement l’homme, ils s’étendent à la nature toute entière*.
Le créateur
Si le mythe biblique de la création dans la Genèse rend impossible tout panthéisme, par contre il n’écarte pas aussi radicalement une image théiste ou supranaturaliste de Dieu. On pourrait même considérer qu’il y conduit en suggérant une « personne céleste … qui réside au dessus du monde et du genre humain » et qui décide « tout d’un coup … d’utiliser ses pouvoirs » et de « produire des choses »*. Cette image, même si certains textes la favorisent, s’accorde mal avec les grandes lignes du témoignage biblique. La doctrine de Dieu que développe Tillich tente d’échapper à l’alternative entre panthéisme et théisme en proposant une autre voie. Elle ne prétend nullement décrire l’être de Dieu, en pénétrer le « secret » ou le mystère. Il nous faut rester humbles, « nous n’avons pas la capacité de percevoir ni même d’imaginer ce qui appartient à la vie divine »*. Théisme et panthéisme sont des manières de parler non de l’être de Dieu, mais de notre relation avec lui, de dire comment il nous touche et nous atteint. Le panthéisme écarté, pouvons-nous rendre compte de la relation « créateur-créature » autrement qu’en termes théistes ou supranaturalistes ? Tillich donne ici trois indications.
Divinité et créativité
Dieu se manifeste à nous comme créateur. Nous ne pouvons pas le penser et le percevoir autrement. La création « s’identifie avec sa vie ». Ne nous représentons donc pas donc la création comme quelque chose qui, à un certain moment, « arrive » à Dieu, et qui serait pour lui un événement semblable à la naissance d’un enfant pour ses parents. Se demander si elle est nécessaire ou contingente, accidentelle, si elle relève pour Dieu de sa destinée ou de sa liberté, autrement dit se demander si Dieu aurait pu ne pas créer, n’a pas de sens. De tels problèmes ne se posent que dans une perspective supranaturaliste qui conçoit Dieu à l’image d’un artisan qui fabrique un objet.
La vie divine est créativité. On peut dire soit que Dieu crée parce qu'il est vivant, soit qu'il est vivant parce qu'il crée. Cela revient au même : du point de vue des créatures, il y a équivalence entre vie divine et création divine. Dieu crée le monde et, ajoute Tillich dans une formule qu’il qualifie de « paradoxale », il se crée lui-même « éternellement »*. Comment comprendre cet « éternellement » ? Il me semble signifier que lorsque Dieu se crée lui-même, cette création, même si elle implique une temporalité, ne comporte pas de « chute », pas de contradiction ou de fracture entre essence et existence. « Le fini se situe à l’intérieur du processus de la vie divine … la vie divine inclut la temporalité sans lui être subordonnée. L’éternité divine inclut et transcende le temps ». Au contraire dans le cas du monde, la coïncidence entre création et chute fait surgir une temporalité à la fois issue et coupée de l’éternité divine*.
De l’identité entre vie et créativité divines, pourrait-on déduire que l’être de Dieu serait un acte ? Dieu ne se définirait pas comme un être qui fait des actes, mais comme un acte qui le ferait être et qui ferait être toutes choses. Il serait primordialement activité, dynamisme et non état, essence ou substance. On rejoindrait ainsi la thèse médiévale de Dieu actus purus. De fait, Tillich s’oppose vigoureusement à cette thèse. Elle a, à ses yeux, le défaut d’assimiler Dieu à ce qu’il fait, autrement dit de l’enfermer ou de le figer dans ce qui est. Elle ne rend pas compte de « l’inépuisabilité » (ou de « l’abondance inépuisable ») de Dieu ; il n’aurait pas un réservoir de possibilités qui déborderaient infiniment ses actes. Elle réduit son inventivité à ce qu’il a inventé et invente, elle assimile sa vitalité à la factualité ou à l’effectivité. Il n’a pas en lui ce qui constitue la vie, à savoir un surplus, un excès, une non coïncidence, un débordement constant de la potentialité par rapport à la concrétisation ou l’actualisation. « Le Dieu actus purus n’est pas le Dieu vivant »*. Il n’est pas infiniment créateur et ne fait pas surgir constamment du nouveau. Toutes ces expressions sont évidemment symboliques, mais l’actus purus n’est pas un bon symbole, il égare et masque, plus qu’il n’éclaire et n’aide.
Puissance de l’être
Pour rendre compte de la vitalité divine et donc de la création, Tillich ne dit pas que Dieu est acte, mais qu’il est « puissance d’être », la puissance qui donne d’être et qui donne de l’être à tous les êtres. Cette expression permet d’écarter l’image d’une réalité ultime statique, immobile et immuable qui aurait « une identité morte »*. Dieu est un « processus dynamique », une puissance toujours en action, qui continuellement affronte, contient et domine le non-être.
La notion de « la puissance de l’être » se distingue de la conception courante de la toute puissance divine. Cette conception tombe sous une double critique. D’abord, la plupart des gens comprennent que Dieu serait « un être suprême qui peut faire tout ce qu’il veut » ou « tout ce qui lui plait », ce qui « conduit à un brouillard de représentations absurdes » ou à « un nid d’absurdités »* (par exemple, Dieu aurait-il pu vouloir que deux et deux fassent cinq* ou pourquoi veut-il ou laisse-t-il faire le mal ?). Ensuite, la toute-puissance de Dieu est comprise comme une domination extérieure qui rend le monde totalement hétéronome. Contre cette conception, il faut affirmer que la puissance divine n’est pas un pouvoir arbitraire et absolu sur les êtres et les choses. Elle est « la puissance de l’être en tout ce qui est »*. Dans le vocabulaire spinoziste, on pourrait dire qu’elle n’est pas une force extérieure qui déterminerait la natura naturata ; elle s’apparente plutôt à la natura naturans, à ce qui suscite, maintient, fait vivre, anime le monde ; mais, à la différence du spinozisme, en tout cas tel qu’on le comprend généralement, la puissance de l’être n’agit pas seulement « en toutes choses » ; elle est aussi « au dessus de toutes choses »* ; elle dépasse, déborde et transcende tout ce qui est.
La puissance d’être agit dans le monde plutôt que sur le monde*. Elle n'intervient pas de l'extérieur, elle opère de l'intérieur. Ce qui conduit Tillich à estimer, contre le fondamentalisme, que la théorie de l'évolution, parce qu'elle implique un dynamisme interne, se trouve plus en accord avec la doctrine chrétienne que l'idée d'un Etre supérieur qui fabrique le monde, s'en retire, et y revient de temps en temps pour des interventions exceptionnelles, les miracles. On voit trop souvent dans la création un acte primordial ponctuel qui aurait mis en route le monde et son histoire, et dans les actes de Dieu des « interférences causales d’un être supérieur dans les processus de la vie »*. Parce que puissance d’être, la création est coextensive avec le monde. Elle en est la vie. Il faut voir en elle une constante créativité. « Dieu crée à tout moment et en toutes choses »*.
Fondement de l’être
Parmi les expressions dont se sert Tillich pour décrire la relation entre Dieu et le monde, ground of being est la plus fréquente et la plus connue. On la rend généralement par « fondement de l’être », ce qui est juste, mais une autre traduction possible me paraît meilleure à cause de l’image qu’elle suggère (étant bien entendu qu’aucune image ne convient totalement ; elles ont toutes des défauts) : le terroir* ou le terreau. Dieu serait comparable au sol ou à l’humus qui porte et nourrit des végétaux. Les créatures seraient semblables à des plantes dont les racines plongent dans la terre. Il n’y a pas homogénéité ou identité de substance entre Dieu et les créatures (contrairement à ce qu’affirme Spinoza pour qui « Dieu se fond avec les êtres finis … leur être devient son être »)*. S’il n’y a pas confusion, il n’y a pas non plus de coupure. Les racines se mêlent intimement à la terre et reçoivent d’elle le nécessaire ; sans cette symbiose les plantes dépériraient. De même les créatures dépendent de Dieu et si la communication se rompait, elles ne pourraient plus vivre.
L’image du terroir a l’avantage d’écarter aussi bien le panthéisme qui confond ou assimile Dieu et le monde que le supranaturalisme qui pose une extériorité de Dieu contraire au témoignage biblique et destructrice pour les créatures. Elle a cependant l‘inconvénient d’être trop paisible et rassurante. À côté de sa valeur positive, la création a un aspect angoissant. Le Créateur à la fois fonde et ébranle la créature (d’où la bipolarité du divin et du démonique*). Il fascine et effraie (Otto le souligne dans son analyse du sacré), il est en même temps notre sécurité et notre inquiétude ; il prend pour nous le visage de la promesse et celui de la menace. Tillich associe fréquemment ground (fondement) et abyss (abîme ou gouffre)*. Pensons au cratère de volcan en éruption qui à la fois produit et détruit la vie, fait jaillir et engloutit des terres, féconde et ravage un pays. Ici, « création et chaos vont de pair »*. Dans le même ordre d’images, le tremblement de terre rappelle que le sol sur lequel on se fonde est à la fois solide et instable. Le ground contient des forces de destruction*. La création joint affirmation et négation : d’une part, elle donne leur être aux créatures ; d’autre part, elle les confronte avec un non être (avec ce qu’elles ne sont pas, ce qui les limite et les menace) et avec un devoir être (différent de ce qu’elles sont, qui les juge, les interpelle et les fait bouger). Elle les enracine et les secoue. La métaphore de ground renvoie à une structure complexe, ambiguë et en tension.
* * *
Dans ses développements sur la créature et le Créateur, Tillich maintient soigneusement la tension bipolaire entre ce qui lie foncièrement le monde à Dieu et ce qui les distingue radicalement. Alors que le panthéisme et le supranaturalisme, chacun pour sa part, subordonnent voire sacrifient (sans toutefois complètement l’éliminer) l’un des pôles à l’autre, il s’efforce de les penser ensemble, conjointement, dans leur relation dialectique. L’originalité et la profondeur de la doctrine chrétienne de la création, telle que l’interprète Tillich, tiennent à ce qu’elle implique que la relation « créateur-créature » se caractérise à la fois, indissociablement, par l’intimité et l’altérité, par une communication essentielle et une différence irréductible, par l’alliance et l’opposition. Elle exprime l'immanence et la transcendance de Dieu* ainsi que la dignité et la misère du monde, en les comprenant dynamiquement dans une tension constante entre fondement et ébranlement.
André Gounelle
Notes :
* « Existential Analyses and Religious Symbols », MainWorks/Hauptwerke, 6, p. 393.
* Systematic Theology, 1, p. 252-253, 254. Cf. Dogmatik, p. 146, 220.
* Systematic Theology, 1, p. 254. Cf. dans Dogmatik, p. 132 la distinction entre la « mélancolie » liée à la finitude et le « tragique » qui relève de la culpabilité.
* Cf. Dogmatik, p. 142-143.
* Biblical Religion and the Search for Ultimate Reality, in MainWorks/Hauptwerke, 4, p. 369. Systematic Theology, 1, p. 254. Cf. Dogmatik, p. 327.
* « Intervention du Professeur Kraemer », Revue de Théologie et de Philosophie, 1955, p. 104.
* Systematic Theology, 1, p. 258-259.
* The Protestant Era, p. 8, 29, 76, 103. The Courage to Be, in MainWorks/Hauptwerke, 5, p. 149, 200. « Existential Analyses and Religious Symbols » in MainWorks/Hauptwerke, 6, p. 393. Christianity and the Encounter of the World Religions in MainWorks/Hauptwerke, 5, p. 314.
* « Das Christentum und die moderne Geselleschaft » in Gesammelte Werke, 10, p. 101.
* Systematic Theology, 1, p. 254. Cf. Dogmatik, p. 143.
* The New Being, p. 10-12. Dynamics of Faith, in MainWorks/Hauptwerke, 5, p. 283.
* Biblical Religion and the Search for Ultimate Reality, in MainWorks/Hauptwerke, 4, p. 370. « The Word of God », in MainWorks/Hauptwerke, 4, p. 406. Systematic Theology, 1, p. 158.
* Dogmatik, p. 132, 140, 143 ; cf. p. 174.
* Systematic Theology, 2, p. 20.
* Ultimate Concern, p. 184.
* Systematic Theology 1, p. 255-256. Cf. Dogmatik, p. 192-193.
* La plus connue, peut-être la première, vient de R. Niebuhr « Biblical Thought and Ontological Speculation in Tillich’s Theology » in C. Kegley et R. Bretall, The Theology of Paul Tillich, Macmillan, 1952 p. 216-227. Tillich la mentionne explicitement et y répond dans Systematic Theology, 2, p. 44.
* Systematic Theology, 1, p. 256, 259 ; 2, p. 29.
* Dogmatik, p.144-145. Systematic Theology, 1, p. 262.
* Dogmatik, p. 132. Systematic Theology, 1, p. 252-253.
* Systematic Theology, 1, p. 256.
* Systematic Theology, 1, p. 261.
* Systematic Theology, 2, p. 32-33.
* Systematic Theology, 1, p. 261.
* « Existential Analyses and Religious Symbols », MainWorks/Hauptwerke 6. p. 393. « The Relevance of the Ministry in Our Time and Its Theological Foundation » in H. Hoffmann (ed), Making the Ministry Relevant, Charles Scribner’s sons, 1960, p. 29.
* Systematic Theology, 1, p. 255.
* Systematic Theology, 1, p. 252.
* Systematic Theology, 1, p. 257. Cf. p. 236.
* Systematic Theology, 1, p. 246 ; 2, p. 23. Dogmatik, p. 149.
* Love, Power and Justice, in MainWorks/Hauptwerke, 3, p. 606, 634. Cf. Biblical Religion and the Search for Ultimate Reality, in MainWorks/Hauptwerke, 4, p. 363.
* Love, Power and Justice, in MainWorks/Hauptwerke, 3, p. 633. « The Meaning and Justification of Religious Symbols », in MainWorks/Hauptwerke, 4, p. 419. Systematic Theology, 1, p. 273-274. Cf. Dogmatik, p. 138.
* Love, Power and Justice, in MainWorks/Hauptwerke, 3, p. 633.
* Systematic Theology, 1, p. 236.
* Systematic Theology, 1, p. 266-267.
* « How Has Science in the Last Century Changed Man’s View of Himself ? » in MainWorks/Hauptwerke, 2, p. 376.
* « The Recovery of the Prophetic Tradition in the Reformation » in MainWorks/Hauptwerke, 6, p. 326.
* C’est le terme qu’a choisi J.M. Saint dans la traduction française de Ultimate Concern publiée sous le titre Paul Tillich s’explique.
* Systematic Theology, 1, p. 237.
* « Das Dämonische. Ein Betrag zur Sinndeutung des Geschichte », in MainWorks/Hauptwerke, 5, p. 102-104. Dogmatik, p. 215-218.
*Par exemple : Systematic Theology, 1, p. 82, 110, 156-157, 216, 226, 23 ; The Courage to Be, in MainWorks/Hauptwerke, 5, p. 198. En allemand : Grund et Abgrund ;ainsi : Religionsphilosophie, in MainWorks/Hauptwerke, 4, p. 146 ; « Die Begrif des Dämonischen und seine Bedeutung für die systematische Theologie » in Gesammelte Werke, 8, p. 286. Dogmatik, p. 142 ; cf. p. 175, 179.
* Systematic Theology, 3, p. 51.
* The Shaking of the Foundations, p. 3 (à noter dans cette prédication que ground et foundations ne sont pas des termes strictement équivalents).
* Systematic Theology, 1, p. 237.
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