Les inclusivismes
deuxième partie : L'ancrage négatif
Rudolf Bultmann
Bultmann se situe à la frontière entre les attitudes exclusivistes et inclusivistes. Sa position a un caractère intermédiaire et on peut la placer, avec de bons arguments, d'un côté comme de l'autre. J'avais d'abord envisagé de le situer dans la première partie de ce cours en le présentant comme un exclusiviste large. J'ai finalement décidé de voir en lui un inclusiviste prudent, modéré, restrictif, qui s'efforce de combiner une appréciation positive des religions avec l'affirmation du caractère unique, spécifique et exclusif de l'évangile.
J’exposerai sa position en cinq parties. Dans la première, nous verrons quelles sont les religions non chrétiennes que Bultmann a rencontrées, qu'il connaît, et auxquelles il pense. La seconde partie situera sa réflexion dans le cadre du débat entre Barth et Brunner sur le point d'ancrage de l'évangile dans l'être humain. La troisième partie, à laquelle j'ai donné le titre, légèrement modifié, d’un article de Bultmann « rattachement ou opposition », indiquera les deux solutions qu'il rejette : d'une part, celle d'une continuité et d'une proximité sans rupture, d'autre part, celle d'une différence radicale et d'une contradiction totale entre les religions et l'évangile. La quatrième partie examinera l'idée de Dieu ou, plus précisément, la connaissance de Dieu que nous pouvons avoir naturellement, en dehors de la révélation biblique, ce qui nous conduira à la cinquième partie qui exposera la solution de Bultmann, à savoir celle d'une relation paradoxale et d'une tension dialectique. Selon lui, le christianisme doit à la fois dire un « oui » et opposer un « non » aux religions.
1. Quelles religions ?
1. Un provincialisme européen
Quelles sont les religions non chrétiennes que Bultmann connaît et auxquelles il se réfère ? Lorsque j'ai parlé de l'approche barthienne de la religion, j'ai indiqué que Barth avait toujours vécu en Europe et qu'il n'a jamais eu de rencontres vivantes, concrètes et approfondies avec des fidèles d'autres religions. Il en va exactement de même pour Bultmann. Il se situe entièrement dans un cadre européen. L'islam, le bouddhisme, l'hindouisme se trouvent complètement hors de son horizon existentiel. Il sait que ces religions existent, il les mentionne parfois, à vrai dire rarement, mais il ne les connaît pas vraiment ni ne s'en préoccupe beaucoup. Il ne réfléchit jamais à partir et en fonction des religions asiatiques et africaines actuelles. Avec Barth et Bultmann, nous avons deux exemples caractéristiques de très grands universitaires du siècle dernier qui, pour reprendre une expression de Tillich, demeurent des « provinciaux ». Ce cas se rencontre aujourd'hui de moins en moins fréquemment. On voyage plus facilement, l'extérieur s'est rapproché et l'étranger se rencontre dans nos murs.
Malgré cette identité de situation, les références de Bultmann diffèrent en partie de celles de Barth. Nous avons vu que sous la plume de Barth le mot « religion » se rapporte essentiellement à deux choses :
- D'abord, à ce que la théologie du dix-neuvième siècle a fait de la Bible. Elle y a vu et cherché l'expression des expériences spirituelles de l'être humain en quête de sens, de vérité et d'authenticité, et non une révélation, une parole venant de Dieu.
- Ensuite, au néo-paganisme allemand qui se développe après la guerre 1914-1918, et qu'Hitler saura récupérer et utiliser à son profit. Les barthiens ont tendance à lier les deux choses, à voir dans la religiosité favorisée et développée par les nazis l'aboutissement pervers, le fruit pourri qui manifeste la déviance et la nocivité du spiritualisme humaniste. Aussi s'étonnent-ils chaque fois que prennent parti contre Hitler des libéraux, des spiritualistes ou même des bultmanniens, qui ne rejettent pas aussi catégoriquement qu'eux le religieux humain.
Chez Bultmann, le mot « religion » n'a pas le même contenu, ou, plus exactement, il prend des connotations autres. Il s'applique surtout à deux types de phénomènes : les religions de l'Antiquité et l'humanisme idéaliste de la culture européenne.
2. Les religions de l'Antiquité
En tout premier lieu, et le plus souvent, Bultmann mentionne les religions de l'Antiquité, celles du monde gréco-romain et celles du Proche-Orient. Ces religions constituent également la référence majeure des Réformateurs quand ils parlent des non chrétiens. Néanmoins, Bultmann, spécialiste des origines chrétiennes, s'en distingue en ce qu'il les connaît évidemment beaucoup mieux qu'on ne pouvait le faire au seizième siècle, encore qu'il ait écrit avant que ne soient publiés les manuscrits de Qumram et de Nag Hamadi qui ont considérablement enrichi ce que nous en savons.
Bultmann se garde de les traiter comme un bloc homogène. Il a conscience et tient compte de leur diversité. Ainsi, il souligne la distance qui sépare l'Ancien Testament du judaïsme contemporain de Jésus. De même, il distingue soigneusement la Grèce classique de l'hellénisme du premier siècle. Cet hellénisme se compose lui-même de quantités de courants, plus ou moins entrelacés, dont les trois principaux sont les religions à mystère, la gnose et le stoïcisme (à cette époque, le stoïcisme se présente effectivement comme une religion populaire, et non comme une philosophie au sens moderne de ce mot). Bultmann constate que tout en prenant ses distances à l'égard de ces courants, tout en ayant le souci de s'en distinguer, le christianisme primitif leur emprunte beaucoup d'éléments, à tel point que l'historien a de fortes raisons de le considérer comme un mouvement syncrétiste. J'ai signalé que Visser't Hooft a protesté contre ce qualificatif, en disant que le syncrétisme ne consiste pas à prendre quelque chose aux autres, mais à mettre toutes les religions sur un pied d'égalité.
Quoi qu'il en soit, l'analyse historique montre d'emblée qu'entre le christianisme et les autres religions s'établit une relation complexe, qu'on ne peut pas définir par quelques formules tranchantes. Il y a en même temps parenté et différence, proximité et distance.
3. L'humanisme idéaliste
En second lieu, de manière moins fréquente, il arrive que Bultmann, lorsqu'il parle de religion, se réfère à l'humanisme idéaliste du dix-neuvième siècle.
Par « humanisme idéaliste », il faut entendre un courant de pensée marqué à la fois par l'idéologie des Lumières et par la philosophie postkantienne. Il se caractérise par le souci de la dignité humaine, par la confiance en la rationalité et par l'insistance sur l'éthique. À la fin du dix-neuvième siècle et dans la première moitié du vingtième, cet humanisme idéaliste se rencontre fréquemment dans les milieux intellectuels, en particulier chez des universitaires. La religiosité germanique néo-païenne dénoncée par Barth leur paraît, en général, obscurantiste et rétrograde. Elle leur répugne et ils la combattent.
Bultmann estime qu'avec ce courant de pensée et de spiritualité, comme avec les religions de l'Antiquité, le christianisme entretient une relation complexe où divergences et convergences se combinent. Il y a divergence parce que l'humanisme idéaliste affaiblit le sens de la transcendance et de l'altérité divine qui structure la foi biblique. Il voit en Dieu non pas le Tout Autre, mais le bien, le vrai et le beau suprêmes que l'être humain peut découvrir par le travail de sa pensée et dont il peut s'approcher par l'effort de sa volonté. Par ailleurs, on constate des convergences. L'humanisme idéaliste se trouve aux côtés du christianisme pour affirmer la dignité et la responsabilité de l'être humain et s'allie avec lui quand il s'agit de les défendre contre les totalitarismes qui les menacent. Bultmann discerne une incompatibilité, une contradiction entre l'humanisme spiritualiste et le nazisme, alors que Barth aurait tendance à voir des relations, et même une filiation profonde.
Là également on ne peut pas définir les relations de ce type de religion avec l'évangile par des formules simplistes et tranchées. Nous constatons un ensemble de ressemblances et de différences dont il faut essayer de rendre compte.
4. Conclusion
Voilà donc ce que désigne ou ce qu'évoque le mot « religion » pour Bultmann. Il adopte une démarche très différente de celle de Barth. Il ne part pas de définitions a priori, d'affirmations de principe pour aller de là vers les faits et les expliquer. Il commence par regarder ce qui se passe, par analyser des situations concrètes, celle du premier siècle de notre ère et celle que l'on rencontre dans l'intelligentsia européenne. Méthode tout à fait intéressante, que Bultmann utilise dans un champ d'investigations limité et restreint. Il s'en tient aux origines de la tradition occidentale (qui naît de la rencontre entre l'hellénisme gréco-latin et l'évangile) et à la culture européenne de la fin du dix-neuvième et du premier tiers du vingtième siècle. Il ne l'étend pas, faute de connaissances et d'expérience, à l'Asie ou à l'Afrique.
2. Le problème du point d'ancrage.
1. Comment se pose le problème?
Comment Bultmann rencontre-t-il la question des religions non chrétiennes ? Qu'est-ce qui l'amène à s'interroger sur elles, et sur leur valeur théologique ?
Il semble que ce problème surgit pour lui, s'impose à lui et qu'il commence à y réfléchir à la suite et dans la ligne de la querelle retentissante qui dans les années 1929 à 1935 oppose Barth et Brunner. Il s'agissait de savoir si l'évangile nous arrive comme quelque chose de totalement étranger, sans aucun rapport avec ce que nous pouvons vivre, sentir, savoir, expérimenter par nous-mêmes, ou si, au contraire, il trouve en nous un point d'attache, d'ancrage ou d'accrochage qui lui permet de se faire entendre, qui l'aide à nous convaincre et à s'enraciner en nous.
2. Les deux solutions opposées
Barth se fait le champion de la première thèse. Pour lui, il n'existe rien dans l'être humain qui le dispose à comprendre la parole de Dieu ni qui le prépare à la recevoir ni qui le pousse à l'accepter. L'évangile ne rencontre en nous aucun terrain favorable, mais seulement des épines et un sol caillouteux. Il ne peut compter que sur sa puissance propre. Dieu crée en nous la foi ex nihilo et non en se servant d'éléments préalables qu'il trouverait en nous et qu'il utiliserait. Si la Parole de Dieu nous atteint, c'est parce qu'en même temps qu'elle nous parle, elle crée en nous l'oreille qui pourra l'entendre.
Brunner, avec toutes sortes de nuances que je laisse de côté et qui ont pour but de préserver la transcendance, la souveraineté et l'initiative divines, soutient la thèse inverse. Il estime que la chute n'a pas entièrement détruit en nous l'imago Dei, l'image de Dieu, la trace du créateur. Il subsiste, après le péché, un reste que l'évangile utilise pour nous atteindre. La foi chrétienne va s'appuyer et bâtir sur ce reliquat. Brunner reprend une position ancienne et classique dans l'histoire de la théologie. La scolastique catholique du Moyen Age, l'orthodoxie protestante des dix-septième et dix-huitième siècles signalent trois points d'accrochages possibles pour l'évangile :
- D’abord, la raison qui permet à l'être humain non pas de découvrir la vérité (pour la connaître, il a besoin de la révélation), mais de la reconnaître et de la comprendre quand elle vient à lui, quand Dieu la lui dévoile.
- Ensuite, la conscience morale qui distingue le bien et le mal, même si elle ne donne pas la force d'agir comme on le devrait. On constate que la morale païenne ou laïque rejoint dans ses grandes lignes l'éthique chrétienne.
- Enfin, la religion qui naît d'une intuition confuse, d'un sentiment obscur de Dieu, ainsi que du désir de l'adorer et de le servir. Même si ses réalisations égarent, dans son intention elle est juste, et l'annonce de l'évangile vient répondre à cette intention.
Entre les deux thèses, celle de Barth et celle de Brunner, l'opposition ne se situe pas seulement au niveau de la théorie et de la spéculation. Elle a des implications concrètes très importantes. Elle se traduit par des manières différentes de pratiquer l'évangélisation, la prédication, la catéchèse et le travail théologique. Par exemple, en ce qui concerne la mission, la première thèse conduit à combattre sans merci, à pourchasser et à déraciner autant que faire se peut les formes et les notions religieuses païennes ; on essaiera à tout prix de les détruire. La seconde thèse, au contraire, pousse à les utiliser, à prendre appui sur elles, à y voir, selon une expression de Bultmann, « des étapes sur la route qui conduit à Dieu » . Selon la position que l'on adopte, la prédication prendra en compte les préoccupations de l'auditoire, ce qu'il pense, croit et sent ou, à l'inverse, elle écartera tout cela pour annoncer un message radicalement autre. En ce qui concerne la théologie, la première thèse interdit toute tentative pour expliquer rationnellement, scientifiquement la foi chrétienne, pour la rendre acceptable culturellement, alors que la seconde favorise la mise en place d'une argumentation apologétique en faveur de l'évangile.
3. L'impact de ce problème sur la réflexion de Bultmann.
Bultmann part de cette question du point d'attache, d'ancrage ou d'accrochage. Il la traite explicitement dans un article intitulé « Rattachement et opposition » . Cette manière d'aborder le problème des religions non chrétiennes a deux conséquences ou deux implications.
Premièrement, elle explique qu'il range l'humaniste idéaliste dans la même catégorie que les religions de l'Antiquité. En effet, par son insistance sur la raison et sur l'éthique, cet humanisme représente deux des points d'accrochages possibles pour l'évangile que la tradition théologique a signalés et reconnus à côté du sentiment religieux proprement dit.
Deuxièmement, Bultmann n'envisage pas un seul instant que les religions non chrétiennes aient pu naître d'une révélation spécifique, d'une intervention spéciale de Dieu. Il juge qu'écartent et qu'excluent catégoriquement cette éventualité les paroles du Nouveau Testament qui proclament que Jésus est le chemin, la vérité, la vie (non pas un chemin parmi d'autres, mais le chemin, le seul, l'unique), ou celles qui déclarent que nul ne vient au Père que par lui, qu'il n'y a pas d'autre nom par lequel les humains puissent être sauvés. Pour Bultmann, les religions correspondent à une possibilité humaine inscrite en nous au moment de la création ; elles relèvent de notre nature. Il n'y discerne nullement un acte de Dieu se manifestant à un groupe humain, un geste de Dieu venant vers nous. Le problème des religions non chrétiennes ne porte pas sur la possibilité d'autres révélations divines que celle en Christ : ce problème se ramène à celui de la capacité de l'être humain à découvrir et à atteindre Dieu par ses propres moyens, par sa volonté, son intelligence ou son intuition.
3. Rattachement ou opposition ?
À ce problème du point d'attache, d'ancrage ou d'accrochage, quelle solution apporter? Bultmann se montre insatisfait de celles qu'on lui propose. Il les considère comme des impasses.
1. Deux solutions insatisfaisantes
Dans le débat que je viens d'évoquer, Bultmann se range plutôt du côté de Barth que de celui de Brunner. Il insiste beaucoup, c'est un thème clef de sa théologie, sur la transcendance et l'altérité de Dieu. Il souligne que la Parole divine nous vient du dehors pour nous transformer. Dieu ne se trouve pas dans notre intimité, dans les profondeurs de notre être. Il nous rencontre comme un étranger, toujours inattendu et surprenant.
L'existentialisme de Bultmann signifie précisément cela. Nous ne possédons pas notre vérité enfouie dans les profondeurs de notre être ; nous ne trouverons pas en nous-mêmes notre authenticité, ce qui donne sens à notre vie. L'humain n'est pas in-sistence, un être qui se trouve en (in) lui-même. Il est ex-sistence ; la vérité, l'authenticité lui viennent d'ailleurs, du dehors (ex). Il dépend entièrement de Dieu qui décide de le rencontrer et de le faire devenir autre. À plusieurs reprises, Bultmann rejette aussi catégoriquement et durement que Barth l'idée d'un lieu d'ancrage. Dans l'homme naturel, écrit-il, il n'y a pas de point d'attache pour le Christ ; on ne rencontre qu'opposition à l'évangile .
Pourtant, quand on y regarde de plus près, on s'aperçoit vite que Bultmann n'adopte pas purement et simplement l'attitude de Barth. Il la critique, la nuance, la modifie. Tout en l'estimant supérieure à celle de Brunner et plus conforme au Nouveau Testament, il la juge intenable dans sa rigueur, parce que les faits la démentent, parce qu'elle contredit un certain nombre de données du Nouveau Testament. On ne peut pas donc pas l'approuver et, pourtant, on peut encore moins se rallier à la thèse adverse. S'il se sent beaucoup plus proche de Barth, néanmoins, Bultmann renvoie dos-à-dos les adversaires. Il leur donne tort à tous les deux, un peu plus cependant à Brunner qu'à Barth. Voyons ce double rejet.
2. Contre la continuité
La thèse de la continuité affirme qu'il y a un lien entre le christianisme et les religions ; elles constituent une préparation à l'évangile ; elles en aplanissent les chemins. À ceux qui défendent cette thèse, Bultmann pense que l'on peut et que l'on doit opposer de nombreux textes de Jean et de Paul. Pensons, par exemple, à l’affirmation que l'évangile constitue un scandale pour les juifs et une folie pour les païens
. Loin de combler et d'exaucer, il contredit le désir de miracles qui habite les uns, tout autant qu'il renverse la recherche de sagesse qui anime les autres. Dieu nous prend toujours à rebrousse-poil. Les religions éloignent du Christ crucifié plus qu'elles n'en rapprochent. La prédication de la croix heurte les êtres humains et ne correspond nullement à leur attente. Elle s'oppose à leur raison, à leurs efforts, à leurs aspirations, à leur piété naturelle. Elle les appelle à une repentance et une conversion. Dans la même ligne, rappelons les textes qui parlent de nouvelle naissance, qui disent que la foi nous fait mourir à nous-mêmes pour vivre seulement de la vie du ressuscité. Le Nouveau Testament nous demande de renoncer à nos idées, à nos valeurs, à nos réalisations, à ce que nous avons découvert et bâti, à considérer tout cela comme des balayures, des ordures* pour tout attendre de la grâce de Dieu. Le croyant passe par une véritable crucifixion. Il sacrifie sa vie naturelle. Le vieil homme meurt en lui; il devient une créature nouvelle.
On ne saurait insister plus fortement sur la rupture radicale et totale que préconise l'évangile. Il y a discontinuité entre la nature et la grâce. L'évangile n'est pas, écrit Bultmann, « une fleur du jardin de l'esprit humain, mais une plante étrangère apportée de l'au-delà dans le monde des hommes » . On ne doit, en aucun cas, amoindrir cette étrangeté de la parole de Dieu par rapport à ce que nous sommes, ce que nous croyons, pensons et faisons. Elle représente une dimension essentielle du message évangélique.
3. Contre la rupture
Pourtant, la thèse de la rupture se heurte, elle aussi, à toute une série de faits et de textes qui font difficulté et qui empêchent de l'adopter telle quelle. Ainsi, pour parler du Seigneur d'Israël et du Père de Jésus Christ, les traducteurs de la Septante et, à leur suite, les auteurs du Nouveau Testament n'hésitent pas à employer le mot theos, ce qui montre qu'à leurs yeux, il a beaucoup en commun avec la divinité telle que la concevaient les grecs. Au premier siècle de notre ère, l'hellénisme a en partie abandonné le polythéisme et il développe l'idée d'une divinité suprême, qui est unique et qui se définit par l'esprit. Cette traduction, qui nous paraît toute naturelle et à laquelle nous ne prêtons pas grande attention, ne va pas du tout de soi. Elle exprime un choix fondamental, une option décisive, celle de rapprocher, voire d'identifier Celui dont témoigne la Bible avec la divinité grecque. Cette décision a d'autant plus d'importance qu'elle se continue jusqu'à notre époque. Bultmann note que les missionnaires, quand ils prêchent ou traduisent l'évangile, n'inventent pas un « nouveau mot pour Dieu ... N'avouent-ils pas, en utilisant un mot qui se trouve déjà dans la langue concernée qu'il existe partout une connaissance de Dieu ... et qu'une telle connaissance se cache également dans les représentations de Dieu que les missionnaires qualifient d'idole, d'anti-Dieu ? »
. Ailleurs, Bultmann parle « d'une certaine communauté dans l'intelligence de ce que Dieu signifie »*. Comme l'écrit André Malet, commentant et expliquant Bultmann, « c'est ... un fait irrécusable que n'importe quel individu, quand on prononce le mot Dieu devant lui, entend plus ou moins bien ce qu'on lui dit »* ; il existe « une idée de Dieu sur laquelle tout le monde s'accorde suffisamment pour le distinguer du monde »*, ce qui présuppose une certaine connaissance, générale, certes vague et limitée, néanmoins juste et réelle de Dieu. Entre parenthèses, je signale le caractère inconsciemment occidental de cette argumentation ; je ne suis pas sûr qu'un bouddhiste comprenne le mot « Dieu », qu'il ait un sens pour lui.
Dans la même ligne, Bultmann souligne que pour expliquer l'être et l'action du Christ, le prologue de Jean lui applique la notion stoïcienne de logos. Le quatrième évangéliste emprunte, d'autre part, à la gnose de nombreuses images importantes, comme celles de lumière, de nourriture, de vie, de chemin, de cep, etc., ce qui suppose qu'il y ait une analogie et une parenté. Au stoïcisme, le christianisme doit de nombreuses exhortations morales, ainsi que sa conception de la liberté. Il s'inspire des religions à mystère pour l'organisation des communautés et la pratique des sacrements. De la gnose, vient l'idée que l'être humain est étranger et voyageur sur terre, que sa patrie se trouve au Ciel. À quoi, on peut ajouter la prédication de Paul à Athènes très hellénistique par son style et son argumentation ; elle s'appuie sur les cultes du paganisme, cite des philosophes et des poètes grecs pour introduire l'annonce de l'évangile. De même, Romains 2 considère que les exigences de l'éthique païenne correspondent bien à la volonté de Dieu. Et on a noté la proximité entre les parénèses des épîtres pauliniennes et les prédications stoïciennes.
En forçant un peu le trait, ce que Bultmann fait quelquefois, on aboutit à la conclusion que le Nouveau Testament n'enseigne rien qu'on ne trouve ailleurs. Il ne propose pas une nouvelle doctrine de Dieu, une interprétation inédite de l'histoire et du monde, une conception différente de la rédemption. Sa seule originalité consiste à identifier le sauveur que tout le monde attend avec l'homme Jésus de Nazareth, à affirmer que ce que d'autres enseignent se concrétise dans un événement, devient effectif et réel en Christ.
4. L'antinomie
Nous nous trouvons pris dans une antinomie. Chacune des thèses en présence se voit confirmée par une série de données néotestamentaires et de faits ; et, en même temps, une autre série la dément et la contredit. On ne peut ni associer l'évangile avec les religions, ni l'en dissocier. On ne peut ni mettre un "et ... et" qui ne respecterait pas la différence, ni opter pour un "ou bien ... ou bien" qui nierait le lien. Comment s'en tirer?
4. La connaissance naturelle de Dieu
Pour trouver une solution à ce problème, il faut s'arrêter de plus près sur cette compréhension générale par tous les humains du mot « Dieu » et se demander en quoi elle consiste exactement. Bultmann va, donc, analyser l'idée commune de Dieu, s'interroger sur son contenu. Il n'a pas pour objectif de définir philosophiquement l'être de Dieu ; il tente d'indiquer ce qu'il évoque ou représente existentiellement pour celui qui en parle ou qui en entend parler. Bultmann veut décrire la manière dont les êtres humains comprennent Dieu et non pas dire ce que Dieu est en lui-même. Dans cette perspective, il dégage trois éléments qui, à son avis, se rencontrent toujours dans l'idée que les humains se font de Dieu, et qui permettent de caractériser cette idée, d'en déterminer le contenu et la signification.
1. Puissance et impuissance
Quand quelqu'un nomme Dieu, il entend, d'abord, désigner par là la puissance suprême qui détermine sa vie et qui décide de son sort en dernière instance. Dieu règne non seulement sur lui, mais aussi sur tous les êtres humains et sur le monde entier, ce qui permet d'avoir recours en lui en toutes circonstances. L'être humain voit en Dieu le Seigneur, à la fois le sien, celui de sa propre existence, et le maître de l'univers, celui qui domine et dirige le monde entier. Il exprime cela par le terme de « toute puissance », c'est-à-dire de la puissance qui l'emporte sur toutes les autres, qui est la plus grande de toutes.
Peut-on considérer que ce premier élément constitue un savoir sur Dieu, qu'il y a là une connaissance naturelle de Dieu qu’on trouverait chez tout humain et qui fournirait un point d'attache, d'ancrage ou d'accrochage pour la prédication de l'évangile ? Si on essaie de creuser un peu les choses, on s'aperçoit qu'en parlant ainsi de Dieu, l'être humain ne fait, en réalité, que reconnaître sa propre impuissance. Il ne maîtrise pas sa vie, ni l'histoire, ni la nature. Toutes sortes d'événements en grande partie imprévisibles, quantité de facteurs apparemment fortuits orientent et déterminent sa vie. Il a le sentiment d'être le jouet de forces mystérieuses, favorables ou hostiles sur lesquelles il n'a aucune prise. Il prend conscience de ce que son existence a d'énigmatique et d'inquiétant. D'où ce désir, cette recherche « d'une puissance qui pourrait apporter la lumière dans l'obscurité, l'unité dans le chaos, la vie dans la mort »* . À cette recherche, les religions répondent en offrant une image de Dieu, une dogmatique et un ensemble de moyens (rites, prières) qui permettent ou donnent l'illusion de comprendre le mystère, de maîtriser l'énigme, et de domestiquer cette puissance qui domine. Face à l'angoisse existentielle des êtres humains, elles essaient de leur procurer une sécurité.
2. Justice et culpabilité
Quand il parle de Dieu, l'être humain voit en lui quelqu'un qui formule et impose des règles de conduite. Il nous soumet à une exigence, celle d'une vie morale qui doit tendre à la perfection et qui demande parfois d'aller jusqu'au sacrifice de soi. Dieu veut que nous fassions le bien et que nous nous gardions du mal. Il nous donne des commandements et nous ordonne de les respecter. Il évalue nos pratiques et sanctionne nos manquements. Nous nous le représentons à la fois comme un législateur et un juge. Justice et sainteté font partie de cette idée commune de Dieu qu'ont les êtres humains.
Avec ce second élément, avons-nous affaire à une connaissance naturelle de Dieu ? À cette question, Bultmann apporte la même réponse qu'à la précédente. Quand il mentionne ce Dieu qui exige et qui juge, au fond l'être humain ne fait rien d'autre que reconnaître sa propre insuffisance. Même s'il n'a pas toujours un véritable sentiment de culpabilité, ou la conscience du péché au sens biblique du mot, il n'en demeure pas moins qu'il sait bien qu'il n'a pas atteint le but, que sa vie manque d'innocence, qu'il existe une distance entre ce qu'il est ou fait et ce qu'il devrait être ou faire. Il n'est jamais pleinement satisfait de lui-même. Dieu représente pour lui la norme d'après laquelle il mesure son comportement, celui des autres et l'histoire de l'humanité. Dieu figure cet idéal dont l'être humain se sent loin. Les religions répondent à cette conscience de défaut, à ce sentiment d'insuffisance en proposant des méthodes qui permettent de compenser ou de racheter les manquements.
3. Éternité et évanescence
Quand ils se réfèrent à Dieu, les humains pensent à un être qui transcende et dépasse le monde. Il se situe ailleurs et au-delà, même s'il se manifeste et intervient ici-bas. On exprime cette caractéristique en parlant de l'éternité de Dieu. Dieu n'est pas soumis à la temporalité. Le temps qui s'écoule ne l'amoindrit pas, ne l'use pas, ne le détruit pas. Dieu ne se trouve pas non plus lié à la spatialité. L'espace ne le contient pas et ne l'enferme pas plus que le temps. On ne peut pas le considérer comme un être du monde, plus puissant que les autres, certes, mais pour le reste semblable à eux. Son existence ne dépend pas des mêmes règles, ni ne se heurte aux mêmes limitations que la nôtre. Il n'appartient pas au monde, il en diffère.
Un troisième fois se pose la question : « s'agit-il d'un savoir naturel sur Dieu ? » et une troisième fois se répète la même réponse. Quand ils attribuent à Dieu la transcendance et l'éternité, les humains soulignent la finitude et la fragilité aussi bien de leur existence que du monde. Rien de ce que nous vivons et expérimentons n'a un caractère définitif. Le temps emporte tout, nous emporte nous-mêmes. Jamais il n'arrête sa marche destructrice. Toute joie demeure éphémère, toute réalisation précaire, toute réussite passagère. Il nous arrive de connaître le bonheur et l'accomplissement pendant quelques brefs instants, sans que jamais nous ne puissions les retenir. Ils nous échappent nécessairement. Cette constante frustration, cette évanescence de toutes choses conduisent à s'interroger sur l'éternel. La religion répond en proposant une sortie du temps, une entrée dans l'au-delà par diverses méthodes.
4. Savoir sur l'être humain et non sur Dieu
Ces analyses conduisent Bultmann à la conclusion suivante. Dans l'idée commune de Dieu, dans ce qu'on appelle la révélation ou la religion naturelle, il y a effectivement un savoir, une connaissance réelle, authentique, véritable.
Toutefois, il ne faut pas se méprendre sur le contenu ou l'objet de ce savoir. Il ne porte pas sur Dieu ; il concerne seulement l'être humain. De plus, il a un caractère négatif. Il signale un vide, un manque, une absence. Il ne permet pas de bâtir une connaissance positive. « L'homme parle de Dieu, écrit Bultmann , parce qu'il est poursuivi par ses idées et ses craintes, parce qu'il se sait livré à l'insécurité et au mystère, parce qu'il hypostasie ses rêves, ses désirs, et ses angoisses ». Les religions, comme les philosophies, ont beaucoup à nous apprendre sur les êtres humains, sur ce qui les inquiète et les angoisse, sur ce qu'ils désirent et espèrent, sur la manière dont ils conçoivent et organisent leur existence. Par contre, elles ne nous apprennent pas grand chose sur le Dieu vivant, sur sa réalité ou son actualité.
5. La relation paradoxale et dialectique entre l'évangile et les religions.
Dans la troisième partie de cet exposé, nous avons constaté à partir des données néotestamentaires qu'entre l'évangile et les religions se noue une relation complexe, paradoxale qui conjoint la proximité et l'éloignement, la parenté et l'opposition, l'attirance et la répulsion. La réflexion de la quatrième partie donne les moyens de comprendre et de décrire cette relation. Pour la caractériser, Bultmann utilise trois couples de mots : précompréhension et réalité ; question et réponse ; loi et évangile.
1. Précompréhension et réalité
Le mot précompréhension désigne l'intuition de quelque chose qu'on ne connaît pas, qu'on ne possède pas réellement et qui, pourtant, ne nous est pas étranger à cause de ce que nous sommes, en raison de la structure ou de la nature de notre existence. Par exemple, on a une précompréhension de ce qu'est l'amour avant de tomber amoureux et de vivre un amour. On a une précompréhension de ce qu'est la liberté même quand on n'a rien connu d'autre que l'esclavage, ou de ce qu'est la santé alors qu'on a toujours été malade. Autrement dit, on parle de précompréhension quand on a l'idée de quelque chose sans en avoir la réalité.
Selon Bultmann, l'être humain a une précompréhension de Dieu, qui s'exprime dans ses religions. En effet, même si le péché l'en a séparé, il est fait pour vivre en relation avec Dieu. Cette précompréhension ne procure pas un savoir, elle ne donne pas la réalité de Dieu. Elle signifie seulement qu'il y a dans tout être humain une attente, un vide, un manque de Dieu. Il existe donc bel et bien un lien entre l'existence humaine et Dieu, ce qui entraîne une correspondance entre les religions et la révélation.
Sur cette correspondance, il faut faire deux remarques :
1. D'abord, on ne peut passer de l'idée à la réalité, de la précompréhension à la présence sans un événement ou une intervention venant de l'extérieur. Pour expliquer cela par une comparaison médicale, si je manque de calcium ou de magnésium, je ressens un malaise. Pour découvrir ce qui me manque, je dois consulter un médecin qui fera procéder à une analyse en laboratoire et qui me délivrera une ordonnance. Le malaise n'indique pas ni ne donne le remède. Pour le trouver, j'ai besoin d'un apport extérieur. De même, on ne peut pas déduire l'évangile du mal être existentiel. Pour le découvrir et guérir, il faut un geste, un acte de Dieu.
2. Ensuite, Dieu adapte sa révélation à ce que nous sommes. Il s'adresse à nous, vient à notre secours et nous apporte ce qui nous manque. Il ne donne pas des scorpions ou des pierres à ceux qui ont besoin de pain et d'œufs ; sans cela on ne pourrait parler ni de son amour pour nous, ni de salut.
Il y a donc à la fois continuité et rupture entre les religions et l'évangile. Continuité, parce que les religions témoignent de notre précompréhension et de notre besoin de ce Dieu que révèle l'évangile. Rupture parce que notre précompréhension témoigne d'une carence, d'un vide, alors que l'évangile nous met en contact avec une réalité vivante et concrète. La précompréhension de Dieu n'est pas la connaissance de Dieu. Pour passer de l'une à l'autre, il faut l'intervention d'une altérité. Ce passage ne s'opère pas par un cheminement. Il implique le « saut » existentiel que provoque la rencontre.
2. La question et la réponse
Nous avons vu que les religions expriment les interrogations et les demandes existentielles de l'être humain, celles qui naissent de ses angoisses, de la conscience de sa fragilité et de ses défaillances. Il faut reconnaître le bien fondé et l'authenticité des manques dont elles ont conscience et sur lesquelles elles se fondent. « Il y a, écrit Bultmann* , quelque chose de juste dans chaque religion née de la peur, car en elle réside la question du seul vrai Dieu et le savoir que l'homme n'est pas son propre seigneur ».
Les religions témoignent donc d'une inquiétude fondamentale qui fournit un point d'attache, un lieu d'accrochage, un terrain d'ancrage pour la prédication chrétienne. En ce sens, elles préparent bien à l'évangile. Toutefois, les religions ne se contentent pas d'exprimer la pénurie et la détresse existentielles de l'être humain. Elles proposent aussi des réponses, des solutions, des remèdes.
Et c'est là, à ce niveau que l'on constate une opposition radicale, une contradiction avec l'évangile. Les religions veulent rassurer l'être humain, éliminer ses angoisses, lui fournir des explications, lui procurer des sécurités. Elles prétendent lui indiquer des chemins et lui fournir des moyens pour se rendre favorables, pour domestiquer et manipuler les puissances qui le dominent. Elles enseignent comment compenser nos déficiences, racheter nos fautes et nos erreurs, échapper à la temporalité et à la fragilité de notre existence. Elles essaient de nous fournir des garanties, de nous donner des assurances.
L'évangile fait tout le contraire. Il nous appelle à renoncer à nos sécurités pour nous en remettre totalement à Dieu et à sa grâce. Il nous conduit à reconnaître et à accepter nos défaillances, à ne pas camoufler ou excuser nos fautes, à ne pas masquer ou diminuer notre culpabilité, à nous avouer pécheurs. Il nous demande de vivre notre existence en la sachant éphémère et non en essayant d'échapper à la temporalité. L'évangile ne dissipe pas les obscurités ; il nous exhorte à les affronter dans la confiance. Pour résumer tout ceci en une phrase, les autres religions cherchent à posséder et à dominer Dieu, alors que la foi évangélique se veut dépendance totale et service de Dieu.
L'ambiguïté des religions vient de ce qu'en même temps, elles formulent une question et proposent une réponse, sans qu'on puisse dissocier l'une de l'autre. En tant que questions, elles conduisent à l'évangile et l'évangile les exauce. En tant que réponses, elles s'opposent à l'évangile, et se convertir à Christ implique une rupture, un retournement, une conversion. Il y a à la fois rattachement et opposition.
3. Loi et évangile.
Pour le luthéranisme, la loi a deux aspects. D'une part, elle nous rend conscients de nos insuffisances, de nos défaillances, de nos manques et en cela elle a une action positive. D'autre part, elle se présente comme un chemin de salut et alors elle a une réalité négative (« positif » et « négatif » s'entendent, bien entendu, par rapport à l'évangile). Ces deux aspects, nous venons de le voir, caractérisent également les religions. Elles ont une fonction positive dans la mesure où elles expriment les interrogations existentielles et traduisent un manque. Elles ont un rôle négatif dans la mesure où elles apportent de mauvaises réponses et des saluts illusoires. On peut donc considérer théologiquement les diverses religions comme autant de formes différentes de la loi. Cette identification ou assimilation a deux conséquences.
1. En premier lieu, l'évangile s'annonce toujours à partir de la loi, en fonction d'elle et en contradiction avec elle. On ne peut énoncer, formuler l'évangile que par rapport à une loi. Il ne prend son sens et sa portée véritables que dans son opposition avec elle. Il en résulte qu'une personne religieuse se trouve plus proche de la vérité (elle a plus conscience de sa précarité) et plus disponible pour la prédication de l'évangile qu'une personne irréligieuse ou séculière qui a tué en elle les questions existentielles fondamentales. Dans un sermon, Bultmann affirme : « l'homme qui ne construit plus d'autel au Dieu inconnu n'adorera pas non plus le Dieu révélé »* . Paul a donc raison de louer les athéniens pour leur piété. Elle les oppose, certes, à l'évangile, mais en même temps elle fournit un point d'ancrage où la prédication chrétienne peut s'accrocher. Au contraire, les barthiens (mais pas Barth lui-même) ont tendance à penser que l'athée se trouve plus proche de Dieu que le religieux.
2. En second lieu, pour les israélites, puis pour les judéo-chrétiens, l'Ancien Testament représente, incarne la loi. La loi peut parfaitement prendre d'autres formes. On peut considérer que le stoïcisme a été la loi (et donc l'équivalent de l’Ancien Testament) de nombreux pagano-chrétiens, que l'humanisme idéaliste est la loi (et donc l'équivalent de l'Ancien Testament) pour les chrétiens européens du début du vingtième siècle. En prolongeant, on pourrait se demander, ce que Bultmann ne fait pas, si leurs religions ancestrales ne constituent pas pour les africains chrétiens leur Ancien Testament. Ainsi, Bultmann à la fois valorise théologiquement les religions (elles ont une importance et une fonction comparables à celles de l'Ancien Testament), et les subordonne fortement à l'évangile qui, en même temps, les exauce et les contredit.
Conclusion
J'ai noté, en commençant, qu'à certains égards Bultmann relève de l'exclusivisme. En effet, pas un instant, il n'envisage qu'il puisse y avoir une révélation divine positive dans les religions. Elles témoignent de l'absence ou du besoin de Dieu et non de sa présence et de son action. Leur vérité se rapporte à l'être humain, non à Dieu. Bultmann se situe, il le souligne souvent, dans la filiation de Luther. Il reprend et actualise la position du Réformateur allemand, qui voit dans toutes les religions des expressions de la loi.
Pourtant, Bultmann a, en même temps, une démarche de type inclusiviste. En effet, par sa conception paradoxale et dialectique de la loi, il donne aux religions une valeur propédeutique. Elles constituent une préparation à l'évangile; toutefois cette préparation reste négative. Les religions ne donne pas une base, elles font apparaître un manque. Elles offrent un point d’attache à l'évangile précisément en s'y opposant.
Bultmann ne pense évidemment pas à un dialogue entre les religions, mais à une prédication évangélique qui partirait de la forme de la loi que connaissent ses auditeurs, une prédication qui à la fois s'appuierait sur leur religion et la combattrait.
La force de Bultmann réside dans son analyse de l'existence humaine; sa faiblesse me semble venir d'une méconnaissance concrète des religions. Elles sont un peu trop sous sa plume des abstractions et des constructions de l'esprit.
André Gounelle
Notes :