Les inclusivismes - Introduction
Après avoir traité de l’exclusivisme, nous abordons l'inclusivisme, il serait plus juste de dire les inclusivismes, car, nous le constaterons, il en existe de multiples variantes.
1. Définition de l'inclusivisme
Pour l'exclusivisme, nous l'avons vu, il y a contradiction et combat sans merci entre les religions et l'évangile. D'un côté, se trouvent l'erreur, l'idolâtrie, les ténèbres, le péché, et la perdition ; de l'autre, la vérité, le culte authentique, la lumière, la sainteté et le salut. L'évangile démasque les religions, fait apparaître leur caractère démoniaque et les chasse. Il les supplante, les fait disparaître, et prend leur place. La relation entre la foi chrétienne et les autres religions, quelle qu'elles soient, s'établit en termes de : « ou bien ... ou bien ... ». Si l'une est vraie, les autres sont nécessairement fausses. On doit choisir et l'option pour l'une implique le rejet total des autres. Il faut, cependant, mettre à part le cas du judaïsme qui représente une exception et qui appelle un jugement plus nuancé : il comporte une part de vérité, ce que manifeste le fait que les écritures juives sont reprises dans le canon chrétien. On n'a pas exclu (comme l'aurait voulu Marcion) l'Ancien ou, comme il serait plus juste de dire, le Premier Testament.
L'inclusivisme a une démarche très différente. Il n'oppose pas les religions à l'évangile, il les subordonne, il leur donne un rôle d'auxiliaire. Elles ont une fonction dite de preparatio evangelicae (préparation à l'évangile). Elles sont des chemins qui, d'une manière ou d'une autre, conduisent au Christ. On y trouve des semences, des signes, des lueurs, des amorces, des annonces, des anticipations et des commencements. L'évangile apporte le fruit, la réalité, la lumière, l'accomplissement, l'achèvement, l'aboutissement de ce que les religions entrevoient et ébauchent. Comme l'écrit Schleiermacher, « le christianisme est la religion des religions » (la religion vers laquelle tendent et acheminent les autres religions). Pour le théologien catholique Raymond Panikkar, le christianisme est la « vérité de la religion »<> en ce sens que l'évangile dévoile la vérité cachée présente de manière imparfaite, incomplète ou floue dans toutes les religions. Loin de les détruire, le Christ leur donne sens, fait apparaître ce qu'elles ont de juste et, en même temps, corrige leurs erreurs, montre leurs limites et leurs insuffisances. Le christianisme apporte la foi totale et parfaite à laquelle aspirent les religions, mais qu'elles ne possèdent que de manière partielle et défectueuse. Les religions aménagent le terrain, elles disposent les cœurs et préparent les esprits à recevoir l'évangile. Elles mettent en état de le comprendre et de l'accepter. Sans le savoir, elles travaillent pour le Christ. Dans cette perspective, Hans Küng écrit qu'on ne doit pas qualifier les autres religions de non chrétiennes, mais de préchrétiennes; elles sont orientées vers le Christ*. On pourrait dire qu'en elles la foi évangélique existe de manière latente, alors que dans le christianisme, elle devient consciente, explicite, et se déploie dans toutes ses dimensions. Un théologien canadien Don Richardson qui appartient à la mouvance « evangélical », mais qui défend cependant des thèses inclusivistes, soutient que les religions sont « rédemptives » et non « rédemptrices ». « Rédemptives » veut dire « qu’elles facilitent la compréhension de ce que la rédemption veut dire ». Par conséquent, « elles contribuent à la rédemption d’un peuple », mais ne l’assurent pas. L’évangile est rédempteur parce que le salut parvient uniquement par le Christ ; les religions sont rédemptives parce qu’elles préparent le terrain pour l’annonce de l’évangile et la conversion au Christ*.
2. Les fondements bibliques
Bibliquement, l'exclusivisme s'appuie beaucoup sur les condamnations du paganisme que l'on trouve dans la Bible, sur les polémiques contre les Baals, par exemple, ou contre la déesse Astarté (Ichtar).
Pour sa part, l'inclusivisme se réfère à deux séries de textes :
- D'abord, à quelques épisodes bibliques qu'il juge significatifs : ainsi, Abraham qui demande à un prêtre païen, Melchisedek, de le bénir ; ainsi, la reine de Saba qui vient visiter Salomon et reconnaît la supériorité de son Dieu ; ainsi, Job, que le Père Daniélou range parmi « les saint païens de l'Ancien Testament »* ; ainsi, les mages, ces prêtres que leur religion astrale conduit à Bethléem. Il faut ajouter qu'à plusieurs reprises le Nouveau Testament mentionne positivement la foi de païens, des romains, des samaritains ou des syrophéniciens*.
- L'inclusivisme se réfère, en second lieu, à des textes plus didactiques. Ainsi, ceux qui englobent tous les êtres vivants dans l'alliance conclue avec Noé et qui font écho à la visée universaliste des récits de la création. On trouve également chez les prophètes des promesses concernant les nations païennes et l'annonce de leur participation au salut eschatologique. La grâce et la justice de Dieu vont au-delà d'Israël, dépassent les frontières du peuple élu. Dans le Nouveau Testament, deux passages souvent cités des Actes des Apôtres vont dans le même sens. D'abord, le v. 17 du ch. 13 : « Dans les générations passées ... Dieu n'a cessé de rendre témoignage de ce qu'il est par ses bienfaits ». Ensuite, au ch. 17, le discours à Athènes sur le Dieu caché, attribué à Paul : « ce que vous vénérez sans le connaître, c'est ce que je vous annonce ». On souligne également que dans le Prologue de Jean, la lumière du Logos éclaire tout homme venant dans le monde (encore que quelques traducteurs rattachent « venant dans le monde » à « lumière » et non à « tout homme »).
Récemment, des théologiens africains et asiatiques, partant de l'affirmation « Dieu ne s'est pas laissé sans témoins », ont opéré une sorte de réhabilitation des religions traditionnelles de leurs pays. Les missionnaires ont eu tort de les considérer comme des erreurs ou des aberrations. En fait, elles anticipaient l'évangile et préparaient le jour où il leur serait annoncé par des européens.
3. Logos et évolution.
Dans l'histoire de la pensée chrétienne, on rencontre deux formes principales d'inclusivisme.
1. La première forme s'appuie sur une théologie du Logos et a une tradition ancienne. Si l'exclusivisme domine à l'époque patristique, plutôt hostile à la culture gréco-romaine et à ses religions, on trouve, cependant, une attitude différente chez des auteurs importants, tels que Justin Martyr, Irénée de Lyon, Clément d'Alexandrie et Origène (deuxième et troisième siècles). J'en ai dit un mot dans le cours sur le luthéranisme. Je fais un bref rappel, en me référant surtout à Justin. Selon cet auteur, Dieu, ou plus exactement le Logos, agit partout dans le cosmos et dans l'humanité. Avant de s'incarner dans la personne de Jésus, il s'est manifesté dans les spiritualités et les philosophies de l'Antiquité, en particulier celles des sages et des poètes de la Grèce. Il y a déposé des « semences de vérité » ou des « pierres d'attente ». Ces semences germeront et parviendront à maturité dans l'évangile ; ces pierres entreront dans la construction de l'Église. Comme Jean-Baptiste, les religions préparent les voies du Seigneur, et en attendant sa venue, elles permettent le salut de ceux qui y adhèrent. De la seconde Apologie de Justin (textes plus bas en annexe), trois convictions se dégagent :
Premièrement, que chez les sages de l'Antiquité (philosophes, poètes et écrivains) et aussi chez des êtres ordinaires, le Logos divin se manifeste, agit : il leur révèle des vérités.
- Deuxièmement, qu'on a bien affaire à une révélation, et non à une connaissance naturelle de Dieu. Les sages n'ont pas découvert par la seule force du logos humain les vérités qu'on trouve chez eux. Le Logos divin les a mises dans leur cœur et les a dévoilées à leur esprit. Ils les ont reçues de Dieu, ils ne les possèdent pas en eux.
- Troisièmement, que l'évangile est de beaucoup supérieur à toute la sagesse antique. Elle n'a accès qu'à des vérités partielles, confuses, alors que l'évangile apporte la vérité parfaite, la pleine lumière.
2. À la fin du dix-neuvième siècle, apparaît une autre forme d'inclusivisme, influencée, d'une part, par le schéma hégélien d'un déploiement temporel de la vérité en trois moments, thèse, antithèse, synthèse, d'autre part, par les théories de Darwin sur l'évolution. On estime ici qu'il y a un développement progressif de la spiritualité qui élimine les formes religieuses défectueuses, purifie les autres pour aboutir à la religion parfaite, celle de Jésus-Christ. Il représente donc le sommet et l'aboutissement de l'histoire spirituelle de l'humanité. Il écarte et supprime les aspects négatifs que l'on rencontre dans les religions; il en reprend et sublime les éléments positifs. Ainsi, l'américain James Freeman Clarke (1810-1888), professeur à Harvard, résume le message de Jésus en deux affirmations : premièrement, « Dieu est esprit et il faut l'adorer en esprit et en vérité » ; deuxièmement : « tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur et ton prochain comme toi-même ». Il estime indépassables ces deux déclarations de Jésus; elles représentent le plus haut sommet que peut atteindre la spiritualité humaine, sommet auquel toutes les religions tendent et que seul Jésus a atteint. Dans la même ligne, l'américain Ernest Hocking, également professeur à Harvard, dans des livres publiés entre 1940 et 1960, critique vivement des positions du type de celles de Kraemer, trop étroites à ses yeux. Il soutient que les religions contiennent toutes des vérités et des valeurs positives. À son avis, seul le christianisme peut opérer une synthèse qui ait la capacité à la fois d’englober ces éléments, de les corriger et d’apporter au monde moderne la spiritualité dont il a besoin*.
La théologie du Logos et celle de l'évolution peuvent facilement se combiner. Il suffit, pour cela, d'attribuer à l'action du Logos la puissance ou le dynamisme qui met en marche et fait progresser l'évolution. Si, d'un côté, l'inclusivisme se montre plus ouvert et positif envers les autres religions que l'exclusivisme, de l'autre côté, il favorise un christianisme sans complexe, convaincu de sa supériorité, volontiers condescendant, annexionniste et impérialiste qui apparaît aux partenaires du dialogue interreligieux tout autant insupportable que le rejet des exclusivistes.
4. Déroulement de cette deuxième partie
Nous allons voir plusieurs types d'inclusivismes. Je les ai classés dans un ordre chronologique, en commençant par Calvin, en continuant par Bultmann, puis par Rahner et Schlette, pour terminer par les positions officielles de l'Église catholique (celles qu'exprime l'autorité doctrinale du magistère).
Nous nous arrêterons, d'abord, sur l'idée d'une "révélation étagée" que j'illustrerai avec Calvin. Le Réformateur considère que les religions constituent un premier degré de révélation. Ce degré donne une connaissance de Dieu réelle, mais partielle, incomplète, et stérile, inefficace. L'évangile représente un second niveau de révélation; il apporte une révélation suffisante et féconde, qui porte des fruits, qui fait lever une abondante moisson.
Ensuite, nous examinerons la position de Bultmann, plus restrictive et plus dure que celle de Calvin (elle se situe à la frontière de l'exclusivisme et de l'inclusivisme). Elle voit dans les religions une préparation négative à l'évangile ; négative parce qu'elles font apparaître les carences et les misères de l'être humains, sans être capables d'y répondre et de leur apporter remède. Elles mettent en évidence le mal et ignorent comment le guérir. Elles font voir le problème que résout l'évangile, mais n'anticipent en rien sa solution.
Après Bultmann, nous verrons avec Karl Rahner et Heinz Robert Schlette l'affirmation que les religions sont des instruments de Dieu pour le salut des êtres humains, tandis que l'évangile leur apporte, en plus du salut, les arrhes du Royaume de Dieu. Les religions représentent dans le plan de Dieu une première étape et l'évangile l'étape finale, celle qui conduit au but ultime.
Je terminerai cette seconde partie par un exposé de la position catholique officielle. L'inclusivisme correspond, en effet, assez bien à la conscience d'universalité du catholicisme classique (catholique signifie étymologiquement « qui vaut pour tous »). Il a le sentiment qu'il possède en son sein toutes les valeurs que l'on rencontre ailleurs et que tout le monde peut, donc, se retrouver en lui, sans rien abandonner de ce à quoi il tient, de ce qu'il a de positif, et en s'enrichissant d'autres vérités dans une vaste synthèse. Il a donc tendance à adopter une attitude que l'on peut qualifier de récupératrice ou d'englobante qui cherche à tout intégrer. Je dis bien qu'il s'agit du catholicisme classique (en gros : le catholicisme entre le Concile de Trente et le concile de Vatican 2), car, aujourd'hui, on constate que des évolutions se font, même si le magistère, sans les écarter, les freine. Le courant intégrationniste est puissant dans la catholicisme. Intégrationnisme s'oppose ici à intégrisme; l'intégrisme exclut et condamne les autres, l'intégrationnisme les approuve, se les approprie et les inclut dans sa propre vérité.
André Gounelle
Notes :
* Le Christ et l'hindouisme. Une présence cachée, Le Centurion, 1972, p.13.
<> Liberté du chrétien, D.D.B ("Foi vivante") 1991, p.191.
<> L’éternité dans leur cœur, p. 68.
<> Titre d'un livre publié au Seuil en 1956.
<> Gen. 14: 18-20; 1 Rois, 10/1-9; Matt. 8/10 ("chez personne en Israël, je n'ai trouvé une telle foi"); Matt. 15/28 (la syro-phénicienne); Marc 15/39 (le centurion au pied de la croix).
<> Voir Harry H. Hoehler, Christian Responses to the World Faiths, The Unitarian Universalist Christian, 1990.