Le courant barthien
Après le luthéranisme et le courant evangelical, la théologie barthienne fournit un troisième exemple d'exclusivisme. Nous allons voir d’abord la position de Barth lui-même, puis celle de deux de ses disciples, Visser't Hooft et Kraemer
1. Karl Barth
1. Présentation
Barth a vécu de 1886 à 1968 et a enseigné la théologie d’abord en Allemagne, et ensuite à Bâle. Pour ce cours, je me réfère surtout au § 17 de sa volumineuse Dogmatique. Ce paragraphe 17 fit environ 80 pages en grand format et petits caractères. Il traite de la religion
Je souligne le caractère foncièrement et totalement européen de Barth. Il a toujours vécu en Europe. Il n'en est sorti qu'une seule fois, alors qu'il était à la retraite, pour un bref séjour aux États-Unis. Jamais il n'a vraiment eu l'occasion de dialoguer avec des fidèles du bouddhisme, de l'hindouisme et de l'islam*. Il meut dans un cadre de vie et de pensée purement occidental. Il réfléchit presque uniquement en fonction de la situation européenne du second tiers du vingtième siècle.
2. Quelles religions ?
Dans ce contexte, il rencontre la religion sous deux aspects différents.
1. En premier lieu, la religion représente pour lui ce que l'Université du dix-neuvième siècle a fait de la Bible, la manière dont elle l’a étudiée, comprise et expliquée. La théologie académique, aussi bien l’orthodoxe que la libérale, a vu dans l’Écriture un ensemble de documents sur l'évolution religieuse d'Israël, ensuite sur celle de Jésus-Christ lui-même, et, enfin, sur celle de ses premiers disciples. À partir des textes, elle a cherché à reconstituer d’abord l'histoire des croyances, de la piété et des rites d'un peuple, ensuite l'histoire de la transformation que leur fait subir une personnalité exceptionnelle et, enfin, l'histoire des nouvelles formes religieuses, à la fois en continuité et en rupture avec les anciennes, que Jésus fait surgir par son action et sa prédication.
Cette théologie académique a travaillé avec beaucoup de science et de sérieux et son entreprise est parfaitement légitime. Pourtant, selon Barth, elle souffre d’une carence fondamentale. Elle s'occupe essentiellement de ce que pensent, croient et font des êtres humains. Par contre, elle laisse de côté ce que fait Dieu, elle passe sous silence ce qu'il dit. Elle ne s'intéresse à lui que dans la mesure où il est l'objet de la foi, de la réflexion, de la conscience de l'être humain. Or, le vrai Dieu, le Dieu vivant ne peut être que le sujet ou le locuteur principal, non pas celui dont on parle et dont il s’agit, mais celui qui parle et qui agit. On oublie l’essentiel quand on transforme la théologie en une description et une analyse des expériences religieuses de groupes ou d'être humains. On met l'accent sur ce que les humains croient et pensent de Dieu, et non sur ce que Dieu révèle de lui-même. On fait de la Bible l'expression de la spiritualité humaine, au lieu de la recevoir et de l'écouter comme le véhicule de la parole de Dieu.
D'où cette première conviction de Barth : la religion subordonne la divinité à l'humanité. Elle remplace la révélation divine par l'intelligence, l'intuition et la spiritualité humaines. Si la religion ne supprime pas l'idée de Dieu ni le discours sur Dieu, par contre elle écarte le Dieu vivant qui nous oblige à nous taire pour l'écouter, à mourir à nous-mêmes pour recevoir la vie qu'il nous donne.
2. En second lieu, après la première guerre mondiale, à la suite du désarroi provoqué par la défaite, se développe en Allemagne un néo-paganisme qui attire beaucoup de gens. Il n'a peut-être jamais eu une influence très profonde ni une implantation sérieuse, mais il s'agite beaucoup et, à juste titre, il inquiète et effraie les chrétiens. Plusieurs mouvements militent pour une religion purement germanique. Ils reprennent des mythes, des rites, des valeurs qu'ils estiment antérieurs à l'évangélisation de l'Allemagne. Ils célèbrent volontiers la jeunesse, la force, la violence, l'aventure, le danger. Ils se réclament souvent de Wagner et de Nietzsche. On peut mentionner : « la foi allemande », groupe animé par Madame Lüdendorf, la femme du généralissime allemand de 1918, « le mysticisme allemand », « le mouvement de la foi nordique », « l'alliance pour la foi allemande ». Ces divers mouvements, aux thèmes souvent extravagants, critiquent, en général, durement le christianisme. L'un d'eux, pourtant, appelé « l'Église populaire allemande » projette de concilier et d'accorder les idéaux germaniques avec les valeurs chrétiennes. Les nazis sauront récupérer et utiliser à leur profit ces courants. Comme l'écrit Barth en 1943 : « On offrit une foi allemande copiée sur l'ancien paganisme germain. Selon cette doctrine et cette loi, la puissance mythique “Allemagne“ prenait rang de divinité, le Führer Adolf Hitler occupait la place de prophète et toutes sortes de rites célébraient la gloire de l'esprit allemand ».
Ce néo-paganisme exalte et glorifie la puissance humaine. Il sacralise une idéologie, une nation, un chef. D'où une seconde affirmation de Barth : la religion a un caractère idolâtre ; elle est l'acte par lequel l'être humain tente de se diviniser et de se mettre à la place de Dieu.
3. Barth discerne un lien étroit et profond entre ces deux formes de religion. À ses yeux, elles constituent les deux aspects complémentaires et indissociables d'une même démarche. Parce qu'il substitue au Dieu vivant une idée de Dieu, l'homme religieux en vient à s'attribuer à lui-même la place qui revient à Dieu. Voir dans la Bible l'expression de l'âme humaine conduit à diviniser ses propres tendances. Donner de la valeur à la religion débouche sur Hitler. Les barthiens s'étonneront toujours de voir s'engager résolument contre le nazisme des libéraux, des bultmanniens, ou des tillichiens, qui ne rejettent pas la religion sous son premier aspect. Ils y verront une inconséquence heureuse certes, mais parfaitement illogique. En 1934, Brunner, qui vit à Zurich où la spiritualité soi-disant germanique n'a pas grande audience, publie une brochure intitulée Nature et grâce où il développe la thèse d'une concordance entre la Parole de Dieu et les aspirations humaines. Barth réagit avec une extrême violence par une brochure intitulée Nein, parce que cette thèse lui semble pouvoir conforter et justifier ce néo-paganisme idolâtre. Il se montre d'autant plus dur et intransigeant que le danger lui paraît grand.
Pour comprendre et évaluer la réflexion de Barth, il ne faut pas oublier qu'il a rencontré essentiellement la religion sous ces deux formes, et qu'il se réfère principalement à elles.
3. La condamnation de la religion
Dans le § 17 de la Dogmatique Barth définit et analyse la religion. Pour lui, elle consiste en un essai d'auto-justification, d'auto-sanctification et d'auto-rédemption, autrement dit en un effort de l'être humain pour atteindre la vérité par ses propres moyens et pour donner de la valeur à sa vie par ce qu'il est et ce qu'il fait. Or, la révélation de Dieu en Jésus Christ démontre et notifie l'échec de telles tentatives humaines ; elle en manifeste non seulement la vanité, mais aussi la perversité. L'être humain ne peut pas trouver la vérité par lui-même ; il faut que Dieu la lui dévoile et la lui montre. L'être humain ne peut pas se sauver lui-même ; il faut que Dieu le sauve par grâce. L'être humain ne peut pas s'élever jusqu'à Dieu ; il faut que Dieu vienne à lui, descende jusqu'à lui, ce qu'il fait en Jésus-Christ. Recevoir le salut et la révélation implique qu'on renonce à soi-même, qu'on abandonne la prétention de se débrouiller par soi-même et qu'on accepte que tout vienne de Dieu. Il y a donc antinomie, contradiction entre la religion et l'évangile. On ne peut pas les concilier.
On pourrait représenter, en la simplifiant, la thèse de Barth par le schéma suivant. La religion est l'effort de l'être humain pour monter jusqu'à Dieu et l'atteindre, effort voué à l'échec (la flèche indiquant la montée bute sur une « barre » qu'elle ne peut pas franchir. Dieu est hors de notre portée. La révélation est le mouvement, qui réussit, avec et en Jésus Christ (la flèche descendante atteint l'être humain) par lequel Dieu descend vers nous et nous rencontre.
La religion traduit la volonté humaine d'être et de faire quelque chose, alors que la foi, qui naît de la révélation, consiste à tout recevoir de Dieu, à abandonner toute prétention, à ne pas compter sur soi, sur sa valeur et sur ses efforts. La religion, parce qu'il y a entre Dieu et nous un fossé infranchissable par l'être humain à cause de sa finitude et de son péché, pose toujours et forcément une idole (c'est-à-dire une image fausse que nous nous forgeons de Dieu). Dans cette perspective, un barthien, Roland de Pury, a écrit que l'athée se trouve toujours plus près de Dieu que des gens religieux; affirmation qu'à mon sens Barth n'aurait pas approuvée, car Barth considère l'athéisme comme une forme de religion.
Le fossé entre lui et nous, Dieu peut le franchir et il le fait en Jésus-Christ. Sa Révélation (c'est-à-dire sa venue chez nous, parmi nous et en nous) quand elle arrive et s'empare de nous, chasse les idoles, et anéantit toute velléité de se légitimer par ses œuvres. La foi authentique détruit et supplante la religion. Barth refuse un schéma où les deux flèches se rencontreraient ; elles s'excluent mutuellement.
4. Remarques sur la position de Barth
Sur cette position de Barth, je fais cinq remarques.
1. Premièrement, il écrit le plus souvent la religion au singulier. Il ne prend pas très au sérieux la pluralité et la diversité des religions du monde. Elles possèdent, pour lui, une identité fondamentale que camouflent des différences apparentes et superficielles. Elles représentent les formes multiples que prend une seule et même réalité. Partout et toujours, si on va aux racines, on découvre la même attitude, la même prétention, la même erreur. Barth n'examine pas chaque religion à part ni n'en donne des évaluations différenciées. Il émet un jugement d'ensemble qui les concerne et les englobe toutes. Il les met toutes dans le même sac ou dans le même panier.
2. Deuxièmement, le jugement très dur que Barth porte sur les religions se veut théologique. Il résulte d'un principe et non de l'examen des faits. Il se fonde sur l'affirmation dans laquelle Barth voit la pierre angulaire de l'évangile et de la foi chrétienne, à savoir que Dieu se révèle en Jésus-Christ et nulle part ailleurs. Il ne découle nullement de ce que disent, enseignent et pratiquent les religions. On n'a pas besoin de les étudier pour savoir ce qu'elles sont et ce qu'elles valent. On le sait d'avance à la lumière de la Révélation. L'influence de la théologie barthienne a entraîné, après la seconde guerre mondiale, la disparition ou la marginalisation de l'histoire des religions dans beaucoup de Facultés de Théologie protestantes. Peter Berger rapporte une conversation très significative entre Barth, et D.T. Niles, qui fut le premier évêque de l'Église Unie d'Inde du Sud, et qui était anglican*. Ils discutaient à propos de la thèse de Barth : « la religion est incrédulité ». Niles demande à Barth : « combien avez-vous rencontré d'hindous ? ». « Aucun », répond Barth. Question de Niles : « Comment savez-vous alors que l'hindouisme est incrédulité ? ». Réponse de Barth : « a priori ». Il s'agit effectivement, d'un postulat, d'un propos a priori. On pourrait se demander s'il l’aurait tenu a posteriori, après avoir rencontré des hindous et discuté avec eux.
3. Troisièmement, le caractère théologique du jugement de Barth sur les religions ne vient pas seulement de ce qu'il se fonde sur une affirmation de foi, mais aussi de ce qu'il concerne uniquement la relation de Dieu et de l'être humain. Il ne porte pas du tout sur la fonction civilisatrice, le rôle éthique et la valeur humaine des religions. Tout cela n'intéresse absolument pas Barth. Il sait certes que, de ce point de vue, on peut faire des distinctions entre les religions, mais il s'agit d'évaluations sociologiques et relatives, alors qu'entre les religions et l'évangile, il existe, du point de vue théologique, une différence absolue. Il faut donc se refuser, par principe, à opérer des confrontations, à établir des comparaisons. Elles masqueraient un point fondamental, à savoir que d'un côté on a une construction humaine, de l'autre une parole venant de Dieu. Les religions et l'évangile ne sont pas de même nature ou de même essence; il ne faut donc pas les rapprocher.
4. Quatrièmement, Barth, théologien réformé se situe plus, en général, dans la ligne de Calvin que dans celle de Luther. Pourtant, sur ce point, il s'écarte considérablement du Réformateur de Genève. Il n'admet pas, comme Calvin, que les religions reposent sur une révélation qu'elles pervertissent. Il refuse la thèse du logos spermatikos, des semences de vérité déposées par l'Esprit Saint ailleurs que dans l'histoire biblique. Avec Luther, il pense que toutes les religions incarnent sous des formes diverses le salut par les œuvres, et que le salut par grâce se trouve seulement dans l'évangile. Quand il rencontre l'affirmation du salut par grâce dans le bouddhisme amida, Barth répond tranquillement qu'en réalité, il ne peut pas s'agir de la justification gratuite, puisqu'on n'y parle pas de Jésus-Christ. En fin de compte, tout dépend de l'invocation du nom de Jésus-Christ. Comme Luther, Barth voit dans la religion la manifestation la plus forte, la plus caractéristique de l'orgueil humain, la volonté de se passer de Dieu et donc le paroxysme du péché. Cette condamnation sans appel, qui a choqué beaucoup de gens, s'explique, au moins en partie, par les religions auxquelles il a eu affaire, et que j'ai mentionnées tout à l'heure.
5. Cinquièmement, vers la fin de sa vie, on peut relever des signes qui indiquent une évolution de Barth dans son appréciation des religions. Il s'agit seulement de signes, on n'a pas de développement mais seulement quelques brèves notations. Le tome 23 de la Dogmatique admet la possibilité d'un témoignage (silencieux) rendu à Dieu dans la nature et dans l'histoire, voire d'une parole de Dieu hors l'Église ; on ne peut rien en dire, ni l'affirmer ni l'exclure. « Les lumières, paroles et vérités de la créature peuvent être le lieu où brille la Parole éternelle de Dieu ... où retentit la seule vérité qui sauve »*. En ce sens, les religions pourraient rendre service à la révélation, ou plus exactement être utilisées par Dieu « de manière à participer directement au service de la Parole de Dieu ». L'ouverture reste mince, mais elle existe, alors que dans le vol. 4 de la Dogmatique, on n'en trouve aucune.
2/ Visser't Hooft
1. Présentation
Je passe à Visser't Hooft, un pasteur hollandais qui a travaillé dans les organisations ecclésiastiques internationales et jamais en paroisse. Après avoir été secrétaire général de la Fédération mondiale des étudiants chrétiens, il est nommé en 1938 secrétaire général du Conseil Œcuménique, poste qu’il occupe jusqu'en 1968. Ces fonctions l'amènent à beaucoup se déplacer, à découvrir des situations très différentes de celles de l'Europe, à prendre conscience des problèmes qui se posent ailleurs et à y réfléchir. Visser’t Hooft est théologiquement très proche de Barth ; s’il n’a pas la même puissance, profondeur et originalité théologiques, en revanche il se meut dans un horizon plus vaste, ce qui lui donne une expérience plus riche et plus diversifiée.
2. Le contexte de sa réflexion
En avril et mai 1962, Visser't Hooft donne aux États-Unis, en Finlande, et en Suisse, à Genève et à Lausanne, une série de cours et de conférences qui portent sur l'attitude du christianisme à l'égard des religions non chrétiennes. Il les publie en octobre. Pourquoi choisit-il ce sujet? Parce qu'il commence à inquiéter et agiter le monde œcuménique. Il y provoque de vives tensions. Comment a-t-il surgi et en quels termes se pose-t-il?
En 1961, la troisième assemblée du Conseil Œcuménique des Églises se réunit à New Delhi*. Les assemblées précédentes avaient eu lieu en Europe, à Amsterdam, et aux États-Unis à Evanston. Le fait d'aller en Asie a évidemment une portée symbolique. On veut sortir de l'Occident et montrer que le christianisme existe ailleurs. Du coup, la question des religions non-chrétiennes, qui, à cette époque, ne se pose guère en Europe, devient inévitable : le christianisme non occidental la rencontre constamment, en particulier aux Indes.
L'assemblée de New Delhi marque un tournant dans l'histoire du Conseil Œcuménique à plusieurs titres : d’abord, parce qu'on modifie la formule doctrinale de base en y ajoutant une mention de la Trinité et une référence à l'autorité des Écritures ; ensuite, parce que de nombreuses Églises orthodoxes y font leur entrée et viennent équilibrer l'influence protestante jusque là largement dominante ; enfin, parce que, pour la première fois, participe à l'Assemblée de nombreux représentants de ce qu'on appelle alors les jeunes Églises. 30% des délégués viennent d'Afrique et d'Asie. Ils interviennent, ils prennent la parole, ils jouent un rôle actif. Ils ne se contentent pas d'écouter et d'approuver les européens ou les américains. Ils les interpellent et les mettent en cause, ce qui amène des tensions soigneusement camouflées dans les textes officiels au nom de l'idéologie ou de la mystique de l'unité consensuelle. La conférence d'un nigérien Sir Francis Ibiam, lue par son épouse, fait sensation. Elle exprime de manière encore timide et balbutiante la revendication d'une théologie et d'un christianisme africains ou asiatiques, qui tiennent compte non seulement de la culture, mais aussi des religions traditionnelles. Cette revendication inquiète beaucoup les occidentaux, marqués par les thèses de Barth, qui redoutent qu'on réhabilite ce qu'ils ont combattu chez eux et qu'on dénature l'évangile en introduisant de la religion dans les églises chrétiennes.
La discussion se centre sur la signification et la portée de quelques versets du Nouveau Testament. Du côté des barthiens, on met en avant la parole de Jésus : « nul ne vient au Père que par moi » (Jean 14, 6) ; la déclaration de Pierre : « le salut ne se trouve en aucun autre ... il n'y a sous le ciel aucun autre nom donné parmi les hommes par lequel nous devions être sauvés » (Actes 4, 12) ; l'affirmation du Prologue de Jean : « Personne n'a jamais vu Dieu, le Fils unique... l'a fait connaître » (1, 18). Selon les barthiens, en accord sur ce point avec la mouvance evangelical, ces versets imposent clairement une attitude exclusiviste. Les africains et les asiatiques répondent que dans le Prologue de Jean, la Parole éclaire tout homme et pas seulement les chrétiens ; que Dieu est le Seigneur de l'Univers et pas seulement d'Israël et de l'Église ; que le Christ est le sauveur des hommes et pas uniquement de ses disciples. Ils insistent sur les propos de Paul en Actes 14, 17 : « Dieu ne s'est pas laissé sans témoignage » et en Actes 17, 23 : « ce que vous vénérez sans le connaître, je viens vous l'annoncer ». En se fondant sur ces versets, ils estiment que l'on peut affirmer que Dieu ou le Christ a agi de manière secrète et cachée dans les religions du monde et que l'évangile dévoile et rend manifeste cette action. Ce débat me semble bien résumé par un poème qu'un africain a écrit bien plus tard, pour la conférence missionnaire de Bangkok en 1973*.
Dès le début, tu as conduit l'Afrique,
Nous savions obscurément et confusément
Que tu es près et partout.
Nous te voyions dans la lumière et dans les arbres ;
Nous t'entendions dans le tonnerre et les averses ;
Nous sentions ta présence dans la prière et dans la danse.
Avec les vieillards rassemblés sous l'arbre,
Les jeunes dans leur groupe d'âge,
Les femmes sur la place du marché,
Tu as pleinement participé.
Nous le savions obscurément et confusément.
Nos frères pâles d'outre-mer sont venus
Avec le livre de vie, ils ont proclamé la bonne nouvelle.
C'est celui dont nous avions senti la présence;
C'est Celui que nous avions entendu au Conseil.
Quoique obscurément et confusément, c'était lui !
Nous avions crié de joie, c'est Lui !
Non, ont dit nos frères,
Ce n'était pas lui.
Vous viviez dans les ténèbres.
Écoutez la Parole ou vous périrez.
Quittez la place du marché
Quittez le parti et le Conseil.
Quittez le syndicat.
Quittez, quittez ! Quittez, frères, quittez.
À New Delhi, le message final de l'Assemblée essaie de combiner les deux positions. D'une part, il affirme : « il y a un seul chemin qui mène au Père, c'est Jésus-Christ » ; et, d'autre part, il ajoute immédiatement après, à propos du non-chrétien : « avant que nous lui ayons parlé du Christ, le Christ l'a déjà trouvé », phrase qui essaie d'esquisser une synthèse et une conciliation entre un christianisme exclusif et un universalisme qui risquerait de masquer la spécificité chrétienne.
3. Ephapax et syncrétisme
Les conférences de Visser't Hooft se situent dans ce contexte. Le titre qu'il leur donne « Pas d'autre nom » indique clairement le parti qu'il prend. Comme on pouvait s'y attendre, il se range résolument du côté des barthiens. Dans les propos qu'il tient, il pense très peu à la rencontre et au dialogue avec les autres religions. Par contre, il se préoccupe et s'inquiète de l'attitude des chrétiens d'Afrique et d'Asie. Il craint qu'ils associent l'évangile avec leurs traditions religieuses ancestrales, et qu'ils aboutissent à des mélanges de mauvais aloi. Dans cette perspective, il développe deux thèmes : l’ephapax du Christ et le refus du syncrétisme.
1. Aux barthiens, les africains et les asiatiques disent : « Vous opposez la religion qui vient de l'être humain à la Révélation qui vient de Dieu ; vous pensez qu'il faut éliminer la première pour donner toute la place à la seconde. Soit, nous vous l'accordons, nous acceptons cette thèse. Mais pourquoi refusez-vous qu'il puisse y avoir une action, une parole, une révélation de Dieu ailleurs que dans le christianisme ? Qu'est-ce qui vous permet d'identifier ce que vous appelez religion avec les diverses religions concrètes que l'on rencontre dans le monde ? Vous admettez que l'on trouve dans le christianisme, avec la révélation, des éléments de religion. Pourquoi, à l’inverse, les spiritualités africaines ou asiatiques ne contiendraient-elles ou ne porteraient-elles aucun élément de révélation, et ne seraient que religion, au sens que vous donnez à ce mot ? Au nom de quoi rejetez-vous cette possibilité ? » À cette question, Visser't Hooft répond : « au nom de la confession de foi fondamentale de l'Église qui affirme l'ephapax, le caractère absolument unique de Jésus Christ. Si on admet que Dieu agit, intervient, se manifeste en dehors de lui, on ne saisit pas la portée exacte de l'événement dont parle le Nouveau Testament. On l'altère et on le déforme quand on y voit une révélation parmi d'autres semblables, un des éléments d'une longue série d'actions divines. Pour la foi chrétienne, il représente quelque chose d'inouï, de fantastique, qui ne s'était jamais produit auparavant et qui ne se reproduira jamais plus, qui n'a rien de commun avec ce que l'on rencontre ailleurs. En Jésus-Christ, Dieu entre dans le monde et le sauve. C'est en lui, et en lui seulement que cela se produit. Ce qui se passe dans d'autres lieux, n'a, en comparaison aucune valeur, aucune importance. L'évangile n'est pas la clarté la plus forte, la plus brillante, la plus éclairante parmi de multiples lueurs. Il est la seule lumière qui brille dans les ténèbres. Le Christ n'est pas la vérité suprême ou la vérité la plus profonde au milieu d'innombrables petits morceaux de vérités éparpillés un peu partout dans le monde. Il est la seule vérité, entourée d'un océan d'ignorance, d'erreurs et de mensonges. Il faut à tout prix maintenir cette affirmation. Il y a va de l'intégrité de la foi ».
2. Pour Visser't Hooft, le syncrétisme constitue pour le christianisme un danger plus grand que l'athéisme (p.11). L'athéisme l'attaque du dehors et ouvertement. Le syncrétisme l'infiltre insidieusement, et le corrompt du dedans, sans que l'on n'y prenne garde. Souvent, en faveur du syncrétisme, on fait valoir qu'Israël et l'Église primitive n'ont nullement adopté une attitude de dédain et de rejet à l'égard de ce qui vient d'ailleurs. Israël doit beaucoup aux religions du Proche-Orient, il a subi l'influence de l'Égypte, de Babylone et de l'Iran. Les apôtres n'hésitent pas à citer des auteurs païens. Jean emprunte aux stoïciens le terme et la notion de Logos, et Paul s'en inspire pour ses parénèses. La Bible ne constitue-t-elle pas par excellence un recueil syncrétiste ? Visser't Hooft reconnaît volontiers le caractère composite des Écritures ; il estime que les apôtres ont manqué de prudence dans leurs emprunts ; il aurait été préférable qu'ils soient plus rigoureux (p.87). Cependant, deux remarques lui permettent de limiter la pertinence de l'objection qu'on lui adresse.
D’abord, dit-il, il ne faut pas exagérer la portée de ces emprunts. Si l'Ancien et le Nouveau Testament reprennent effectivement des éléments étrangers, ils le font toujours en se démarquant et en se distinguant, non pas en copiant et en imitant. Sans cesse, la Bible affirme l'originalité et la spécificité de sa foi ; elle condamne fréquemment et nettement les religions étrangères. Les prophètes et les apôtres y voient des idolâtries et des abominations. Ils refusent tout amalgame et toute alliance avec elles. Ils dénoncent les tendances syncrétistes qui se manifestent en Israël et dans l'Église. On ne peut pas sans infidélité oublier et estomper cet aspect de la prédication biblique.
Ensuite, il importe de définir avec précision le concept de syncrétisme. Des historiens comme Harnack, des biblistes comme Bultmann l'emploient très vite, de manière trop large et trop vague. Le syncrétisme considère qu'il y a plusieurs voies qui conduisent à la vérité, plusieurs chemins qui mènent au salut (p.12). Il affirme une certaine égalité entre les religions. Par conséquent, on ne tombe pas dans le syncrétisme quand on utilise à son profit les concepts, les images et le langage des autres, quand on les emprunte pour les faire entrer dans sa propre perspective (p.102). On ne peut pas éviter de procéder de cette manière, dès qu'on essaie d'expliquer et de propager sa foi, d'en rendre compte et d'en témoigner. De tels emprunts, des transpositions de ce genre sont parfaitement légitimes dans la mesure où elles ne touchent pas, écrit Visser't Hooft, « à la substance du message lui-même » (p.11). Le message évangélique se structure autour de l'affirmation du caractère unique et décisif de Jésus-Christ. Là réside sa substance. On a parfaitement le droit de l'exprimer au moyen d'éléments hétérogènes, à condition de les intégrer à cette structuration. Par exemple, le Nouveau Testament reprend, en effet, les notions grecques de logos, de kurios, de swthr. Ce faisant, il ne sacralise pas le logos stoïcien ; il n'introduit pas dans la foi chrétienne les divers sauveurs et seigneurs du monde hellénistique. Au contraire, il les disqualifie en proclamant que Jésus est le seul logos, le seul kurios, le seul swthr. Il ne s'agit pas de syncrétisme, mais de son opposé (p.87).
Au problème posé par les Églises africaines et asiatiques Visser't Hooft répond qu’elles peuvent légitimement utiliser des termes, des catégories, des images de leurs traditions ancestrales, à condition de ne diminuer en rien l'éphapax de ce qui s'est passé en Christ. Elles doivent s'en servir pour renforcer et non pour affaiblir la confession chrétienne fondamentale que Dieu ne nous rencontre et ne nous sauve nulle part ailleurs qu'en Christ. Autrement dit, on peut trouver dans les autres religions des structures de langage qui nous permettent d'exprimer l'évangile de manière plus appropriée; on ne doit pas y chercher des éléments de vérité.
3/ Kraemer
1. Présentation
J'en arrive au troisième auteur représentatif du courant barthien, le hollandais Hendrik Kraemer. Missionnaire en Indonésie, alors colonie hollandaise, il présente en 1938 un rapport sur « le christianisme et les autres religions » à la conférence missionnaire internationale de Tambaram, aux Indes. À la suite de ce rapport qui eut un grand retentissement, Kraemer enseigne la missiologie dans diverses Universités européennes et américaines, puis il dirige l'Institut théologique du Conseil Œcuménique à Bossey. Pendant longtemps, il est l'expert du Conseil Œcuménique pour tout ce qui concerne les religions non chrétiennes.
Kraemer adhère profondément à la théologie de Barth pour qui il a une très grande et très sincère admiration. Pourtant, la manière dont Barth traite des religions le déçoit. Il ne lui donne pas tort sur le fond, mais il trouve ses propos trop théoriques, excessivement éloignés de la pratique et du concret. Á la différence de Barth, Kraemer a vécu dans des pays non chrétiens. Il a rencontré des fidèles d'autres religions et a beaucoup d’estime pour la spiritualité de certains d’entre eux. Des jugements qu’on peut tenir a priori, quand on réfléchit dans son cabinet deviennent inacceptables a posteriori, lorsqu'on connaît existentiellement les gens et les situations. Les thèses de Barth lui apparaissent certes justes, mais outrées et abruptes (p.78-79). Il note que la Bible et les Réformateurs n'ont pas cette dureté tranchante (ce qui est d'ailleurs discutable).
2. Le théologique et le culturel.
Kraemer n'entend, cependant, pas revenir sur les positions de Barth qu’il juge solides et fondées. Il souhaite seulement une appréciation plus nuancée et plus réaliste des religions Selon lui, la condamnation théologique devrait s'accompagner d'une reconnaissance de leur valeur humaine.
Certes, les religions ne donnent pas une connaissance du vrai Dieu. Bien sûr, elles n'apportent pas le salut. Elles ne préparent pas, non plus, à l'évangile ; elles en éloignent même, elles détournent du Dieu vivant ; à cet égard, elles ont un caractère démoniaque (p.151) ce que Barth a bien vu. Quand on devient chrétien, on ne peut que rompre avec elles.
Néanmoins, il faut reconnaître qu'elles ont contribué au développement et au progrès de l'humanité ; elles ont été des facteurs de justice et de solidarité sociales, elles ont rendu le monde des hommes moins dur et moins impitoyable. Comme l'État et comme la culture, elles font partie des institutions qui permettent aux êtres humains de subsister. À ce titre, elles relèvent de la Providence générale de Dieu, des instruments dont il se sert pour empêcher que l'humanité ne périsse. Elles ont, à cet égard, une fonction et une vocation d'origine divine.
Elles ont donc un double visage, qui oblige à porter sur elle un jugement dialectique. Quand on dénonce leurs effets négatifs dans l'ordre du salut, il importe de souligner, en même temps, leurs aspects positifs sur le plan humain, ce que Barth a oublié de le faire. Je vous lis quelques lignes de la conclusion du livre de Kraemer : « Le monde hors de la révélation n'est pas uniquement un monde d'apostasie et de révolte. C'est un monde où l'humain n'est pas annihilé et détruit, mais s'exprime en des aspirations profondes et des tâtonnements ... Cette reconnaissance ne minimise en rien le caractère indispensable de l'acte décisif de Dieu en Jésus-Christ ... Ce que l'on reconnaît, c'est que ... l'homme fait de grands efforts vers une vie ordonnée et civilisée, il essaie de fonder les relations sociales sur la solidarité; il poursuit un idéal ... il manifeste la conscience d'avoir une mission ... sur la terre ... ces signes ne sont jamais des chemins vers Dieu, ni des moyens d'atteindre sa justice. Car la justice n'est due qu'à l'acte souverain de justification de Dieu" (p.148). Kraemer maintient un exclusivisme sotériologique, tout en reconnaissant aux religions un rôle positif dans l'ordre de la création. Elles relèvent pour lui de la Providence générale de Dieu, alors que l'évangile appartient et appartient seul à la Providence spéciale.
Conclusion
Je conclus en me servant d'une image que m'a inspirée le petit opuscule de Barth, L'humanité de Dieu, dans un passage qui n'a rien à voir avec notre thème. Il s'agit d'une métaphore alimentaire.
Pour Barth, les choses sont simples et claires. Il voit dans l'évangile la seule nourriture de vie et dans les religions des poisons qui tuent. Il n'y a pas à chercher plus loin, à se demander, par exemple, quel poison est le plus doux, le moins violent. De toute façons, le résultat est le même ; ils sont tous mortels.
Selon Visser't Hooft, l'évangile est la seule nourriture de vie. Les religions sont incapables d'alimenter spirituellement l'être humain, de lui donner ce dont il a besoin pour vivre authentiquement, dans la vérité. Toutefois, elles fournissent des épices qui permettent d'assaisonner le plat. Ces épices n'ajoutent rien à sa valeur nutritive, mais elles le rendent plus facilement assimilable pour certains. Il faut cependant faire attention de ne pas trop épicer, car on empoisonnerait la nourriture. Les épices doivent aider à manger le plat sans le dénaturer ni le rendre nocif.
Quant à Kraemer, il considère lui aussi que l'évangile est la seule nourriture qui apporte le salut et la vie éternelle. Il estime, cependant, que les religions offrent des aliments terrestres, qui, certes, sont spirituellement des poisons, mais qui, toutefois, permettent de subsister ici-bas en attendant que l'évangile vienne nous en guérir et nous nourrir sainement.
Comme vous le voyez, l'accord profond entre ces trois hommes s'accompagne de variantes qui ne manquent ni d'intérêt ni de portée.
André Gounelle
Notes :
* Cf. D. Ritschl, "How to Be Most Grateful to Karl Barth Without Remaining a Barthian" in D. McKim (ed), How Karl Barth changed My Mind, Eerdmans, 1986, p.90.
* P.Berger, The Heretical Imperative, Anchor Press, 1979, p.84.
* Dogmatique, vol. 23, p. 171.
* voir C. et J.G Bodmer-de Traz, New Delhi, Labor et Fides, 1962.
*Documents de la conférence missionnaire mondiale de Bangkok. Le salut aujourd'hui. Labor et Fides, 1973, p.32-33.