Les pluralismes avec norme
Deuxième partie : les religions et la croix selon Paul Tillich
Second exemple, après celui d'Albert Schweitzer, d'un pluralisme avec normes : Paul Tillich. Il naît en 1886 en Prusse orientale et meurt en 1965 à Chicago. Après ses études et après la guerre 14-18, il enseigne dans différentes Universités allemandes jusqu'en 1933. À leur arrivée au pouvoir, les nazis le révoquent, parce qu’il a plaidé pour un socialisme religieux et parce que dans son Université il a sanctionné des étudiants qui avaient molesté leurs condisciples juifs. On lui propose alors un poste à New-York, qu'il accepte. Il se fait naturaliser américain en 1941. Durant les années 50, il a des échanges approfondis avec des penseurs bouddhistes et en 1960 il fait un séjour au Japon. Sa dernière conférence, onze jours avant sa mort, porte sur l'importance des religions pour la théologie chrétienne.
Je vais présenter ses positions et propositions en trois temps*. J’ai intitulé le premier : l’ambiguïté des religions. Le deuxième traitera du dialogue interreligieux. Le troisième sera centré sur le Christ, sur le rôle et la place à lui attribuer dans ce dialogue.
1. L’ambiguïté des religions
Tillich estime que dans toutes les religions ; il y a une authentique intuition de Dieu ou de l’ultime. J’ai dit intuition, il serait plus juste de parler de révélation, par quoi il faut entendre un acte de Dieu qui vient vers nous et se manifeste à nous. L’être humain ne peut pas découvrir Dieu tout seul, il n’en a pas les moyens. Mais Dieu s’approche de lui, entre en contact avec lui, le rencontre. Il ne le fait pas uniquement, exclusivement dans l’histoire biblique. Il agit et parle aussi ailleurs. Tillich écrit : « les religions reposent toutes sur quelque chose qui est donné à l'homme ... Dans toutes les religions, il y a une puissance de révélation et de salut ... Nulle part, Dieu ne s'est laissé sans témoin » (allusion à Actes 14, au discours de Paul à Ephèse). Contrairement à ce que soutiennent les exclusivistes, le judéo-christianisme n'a pas le monopole de la révélation.
À la différence de Thomas d'Aquin ou de Calvin, Tillich ne pense pas à une révélation générale ou universelle qui serait la même pour tous les êtres humains, où ils se trouvent et quels qu'ils soient. Selon lui, il existe une multitude de révélations particulières. Que toutes les religions se fondent sur une révélation divine ne signifie donc pas qu’elles seraient toutes semblables, qu’il n’y aurait pas de différences entre elles. Chaque être ou chaque groupe humain fait l'expérience du divin de manière originale et singulière à travers des situations, des personnes, des circonstances particulières. Quand il se révèle, Dieu ne parle pas à la cantonade, comme, par exemple, le fait le président de la République dans son allocution du 31 décembre à la télévision. Dieu s'adresse à des personnes précises, comme quelqu'un qui passe un coup de téléphone et qui s’adapte à son interlocuteur, qui tient compte de sa culture, de son contexte, de sa personnalité. S’il n’y a pas identité de toutes les manifestations divines, il y a toutefois des similitudes et des liens parce qu’elles ont toutes la même origine.
Pour Tillich, la révélation n’est pas la communication d'un savoir ou de connaissances. Elle est rencontre existentielle avec Dieu. Il n'y a pas d'enseignement révélé, il n'y a pas révélation de doctrines. Il y a un événement, celui d'une rencontre où Dieu nous saisit. Cet événement, ou ces événements, nous les pensons doctrinalement, nous les interprétons et les formulons par nos doctrines. Les doctrines sont les expressions intellectuelles ou conceptuelles que nous faisons d'une expérience existentielle, celle de la rencontre avec Dieu.
Une religion ne se limite donc pas à une rencontre avec Dieu. Elle comprend aussi la manière dont un groupe humain accueille, vit et transmet son expérience de la présence et de l'action de Dieu. Toute religion comporte un ensemble de structures symboliques ; par « symbolique » entendez significatif, porteur de sens, et non pas dépourvu de réalité concrète. Si ces structures symboliques, des récits ou des textes, des cultes, des dogmes, des institutions, témoignent de la révélation fondatrice, elles ne sont pas elles-mêmes révélées, elles sont une réponse à cette révélation. Pour Tillich, il n’y a pas de religion révélée. La révélation est un événement, celui d'une rencontre existentielle où Dieu devient vivant pour nous, nous rencontre et nous saisit. Cet événement, nous essayons ensuite de le décrire, de le penser et de le maintenir vivant dans notre religion. Il n’y a pas de rites sacrés, il y a des rites qui renvoient au sacré. Il n’y a pas de doctrines révélées, mais nos doctrines parlent de la révélation, elles nous servent à l’exprimer pour nous-mêmes et à la dire aux autres. Ces structures religieuses inscrivent la rencontre avec Dieu dans la réalité humaine. Sans elles, la révélation serait une émotion passagère, une expérience évanescente, un événement éphémère sans effet ni insertion dans le tissu de nos existences. Une religion c’est donc à la fois une révélation divine et sa réception humaine, c’est ce que nous construisons ou édifions à partir d’une action de Dieu.
Entre les deux éléments qui constituent une religion, entre la révélation fondatrice et les structures symboliques qui s’y réfèrent, entre les manifestations de Dieu et l'expression que nous leur donnons, il y a un écart, une distance, un décalage. Il n'y a jamais coïncidence ni identité parce que Dieu est au dessus et différent de tout ce que nous pouvons penser, imaginer ou dire de lui. Ses voies ne sont pas nos voies, ses pensées ne sont pas nos pensées, déclare le prophète Esaïe. Il est un Dieu caché, c'est-à-dire non pas un Dieu qui se dissimule ou qui se dérobe, mais un Dieu qui nous dépasse et nous reste toujours mystérieux.
Aussi les structures symboliques ne conviennent jamais exactement. Notre discours, nos dogmes, nos rites religieux sont toujours en partie justes, en partie insuffisants, impropres. « Dieu est au dessus de Dieu », écrit Tillich, ce qui signifie que Dieu se trouve au dessus de son nom, au dessus de ce que nous pouvons dire de lui, au dessus de ce qui le manifeste. En même temps, en disant que « Dieu est au dessus de Dieu », Tillich entend souligner que nous avons besoin de religion, de doctrines, de rites, de manifestations de la divinité. Nous ne trouvons pas Dieu, le Dieu vivant, ailleurs ou en dehors des noms, des mots que nous prononçons, mais au travers d'eux et en les dépassant, au travers des structures religieuses et en les dépassant.
Il n’y a pas seulement un écart entre Dieu et les structures religieuses, il y a aussi des oppositions et des contradictions. En effet, les êtres humains, par excès de piété, par manque de réflexion, par une confiance orgueilleuse et exagérée en leur spiritualité, tendent à oublier la différence, à ne pas tenir compte de la distance. Ils donnent, alors, une valeur absolue à leurs formes religieuses. Ils confondent la révélation avec leur manière de la traduire. Ils assimilent Dieu avec leurs doctrines et leurs rites. Ils divinisent ce qui certes témoigne de Dieu, mais qui n'est pas Dieu. Ils tombent ainsi dans l'idolâtrie et le fanatisme. Cette distorsion se rencontre dans toutes les religions. Pour s'en tenir au christianisme, nous constatons une divinisation de l'eucharistie dans certains courants du catholicisme et une divinisation du texte biblique dans certaines branches du protestantisme. On ne distingue plus l'instrument dont se sert la vérité de la vérité elle-même. Il se produit une perversion des témoins et des porteurs de la révélation. Ils ne renvoient plus à Dieu, ils prennent sa place, ils détournent à leur profit notre dévotion ou notre vénération au lieu de nous conduire à lui.
D’où l’ambiguïté ou l’ambivalence des religions. Aucune n'est totalement fausse ou mauvaise. Même des plus simplistes et des plus troubles, nous avons quelque chose à recevoir et à apprendre, parce que s'y reflète quelque chose de Dieu. Aucune, non plus, n’est entièrement vraie et bonne. Elles sont à la fois nécessaires et dangereuses, précieuses et redoutables, éclairantes et égarantes. En elles se mélangent l'authenticité et la corruption, se côtoient le meilleur et le pire. La Bible témoigne de cette ambiguïté : elle est à la fois religieuse et antireligieuse. Elle fonde une et même plusieurs religions. Elle a donné naissance à des liturgies, à des dogmes, aux institutions synagogales et ecclésiales. En même temps, elle s'en prend vivement à toutes les structures religieuses. Elle dénonce leur formalisme, leur fermeture, leur exclusivisme, leur fanatisme, et l'hypocrisie qu'elles entraînent. La Bible ne polémique pas seulement contre les autres religions, mais aussi contre celles qu’elle engendre. Le religieux ne reste authentique que lorsqu’il proteste contre lui-même.
2. Le dialogue interreligieux
Quand on comprend ainsi les religions, quelles sont les conditions nécessaires pour qu’un véritable dialogue s’engage entrée elles et quelle visée, quel objectif assigner à ce dialogue ?
1. Les conditions
Tillich en indique trois qui découlent de ce que nous venons de voir.
Premièrement, on ne dialogue pas vraiment si on est persuadé qu’on a entièrement raison et que son interlocuteur a complètement tort. Quand on croit qu'on détient l'exclusivité de la vérité et que son partenaire se trouve dans l'ignorance ou dans l'erreur la plus totale, on s’efforcera de le convaincre, de le convertir, on ne cherchera pas à l'écouter et à échanger avec lui. On adoptera, dans le meilleur des cas, une attitude guidée par des principes éthiques (le refus de la persécution, ou du recours à la violence, le respect du droit de chacun à vivre selon ses convictions), mais on n’établira pas une réciprocité théologique ou spirituelle. Pour que le dialogue s'engage vraiment, il faut une reconnaissance mutuelle qui accepte, au moins en principe, que l'autre puisse être porteur d'une parole ou d'un message de Dieu pour nous. On doit consentir à être enseigné, édifié, enrichi et éclairé. Autrement dit, il faut pratiquer la modestie, s’exercer à l’humilité, ne pas chercher à démontrer sa supériorité, se montrer ouvert à l'apport des autres, savoir écouter et accueillir ce qu'ils disent.
La deuxième condition équilibre la première et en représente la contrepartie. Il n'y aura pas non plus rencontre véritable, échange authentique, si on cède à l'autre, si on n'affirme pas sa propre identité, si on n'exprime pas ses convictions, si on masque ses désaccords. Tout dialogue, écrit Tillich, implique « une union dialectique de l'acceptation et du refus ». Nous devons éviter à la fois l'orgueil et l'effacement. L'orgueil oublie ou nie les défauts, les insuffisances, l’imperfection de sa propre religion et estime n'avoir rien à apprendre ni à recevoir des autres. L'effacement ne prend pas en compte ni n’honore l’authentique rencontre avec Dieu dont sa religion découle et témoigne. Dans un vrai dialogue, chacun se laisse interpeller, critiquer et mettre en question par l'autre, ce qui implique qu'il admette la relative insuffisance de ses structures religieuses. Chacun doit également interpeller, critiquer et questionner l'autre, ce qui implique qu'il ait conscience de représenter et de défendre, lui aussi, au moins une parcelle de vérité. Une relation féconde ne se nouera que si on a conscience de l'ambiguïté des religions, que si on est convaincu, d'une part, qu’elles se fondent toutes sur une révélation, qu'elles sont donc en parties justes et, d'autre part, que toutes déforment leur révélation, trahissent peu ou prou la vérité de Dieu, et qu'elles ont donc en partie tort. Ce mélange d'ouverture et de fermeté, d'écoute et d'affirmation, de mise en question et de certitude crée la possibilité d'un véritable débat, où l'on s'engage, où l'on échange et où l'on change.
Troisième condition, le dialogue demande qu’on ne s’attarde pas au visible, qu’on ne s’en tienne pas à l’apparent. Les différences qui sautent aux yeux sont, en général, superficielles. Les rites, les mythes, les institutions constituent des formes symboliques qui traduisent une expérience de la présence de Dieu et de sa relation avec l'être humain. Ces formes dépendent souvent de facteurs culturels plus que proprement religieux. Les comparer entre elles a de l’intérêt, c’est une étape nécessaire, mais qui ne suffit pas. Il faut aller plus loin, chercher ce que les formes et structures symboliques veulent dire, déchiffrer la compréhension de l'existence qui s'y exprime, dégager la conception du sacré qu’elles traduisent, découvrir la relation au divin dont elles témoignent. Autrement dit, on ne doit pas se contenter d’échanger des expériences en surface ; il faut plonger dans les profondeurs.
2. La visée
Que cherche-t-on dans le dialogue interreligieux, que doit-on en attendre ? Tillich écarte catégoriquement tout projet syncrétiste. Il ne s’agit pas d’unir ou de fusionner les diverses religions, comme le souhaitent certains universalistes américains dans la ligne de Toynbee. Tillich ne croit pas en une religion universelle formée par l'apport et le mélange des religions particulières. Si on ne respecte pas l'originalité de chaque religion, si on veut supprimer ce qui lui appartient en propre, éliminer ce qui la distingue et la sépare des autres, on la vide de son contenu, on la dépouille de son identité, on la prive de son message propre. Ainsi, dans ses dialogues avec les bouddhistes, Tillich, loin de rechercher des points communs, s'intéresse aux divergences et les met en valeur. Il ne veut pas les effacer, car elles soulèvent des questions importantes, elles suscitent la réflexion. Tillich refuse également de donner pour but au dialogue la conversion de l'autre, en tout cas dans le sens banal et déprécié du mot « conversion », défini comme le passage d'une obédience religieuse à une autre. Si on essaie de recruter des adhérents pour l'organisation ou l'institution religieuse à laquelle on appartient, alors le dialogue se fourvoie et se dévoie. Il devient une affaire de boutiques ou de chapelles rivales et mesquines, au lieu de soulever les grands problèmes, celui du sens de l'existence, celui de la valeur des êtres et des choses.
À quoi sert alors le dialogue, quel but poursuit-il ? Tillich lui assigne deux objectifs. D'abord, inciter chacun à réfléchir sur sa propre religion, à l'approfondir, à la mieux comprendre. Le dialogue nous fait découvrir des aspects de notre révélation et de notre tradition que nous avons négligés ou délaissés ; il conduit parfois à des emprunts et à des élargissements. En rencontrant des gens différents de nous, nous saisissons mieux ce qui fait notre identité et nous l'enrichissons. Ensuite, le dialogue sert à susciter, à développer, à favoriser une attitude critique envers soi-même. Au dernier chapitre de son livre Le christianisme et les religions, Tillich donne le titre suivant : « le jugement que le christianisme porte sur lui-même à la lumière de sa rencontre avec les grandes religions ». La rencontre et l’échange avec d’autres provoquent un examen de soi et une réforme. Cette fonction est essentielle. En effet, à cause de l'ambiguïté que j'ai signalée dans la première partie, toute religion, quelle qu'elle soit, a besoin de critique pour rester vivante et vraie. La critique l'empêche de sombrer dans l'idolâtrie et de devenir démoniaque. Elle fait apparaître la distance entre la révélation et les structures religieuses sans nier leur relation. Elle s'oppose à la sacralisation des mythes, des rites, des dogmes, ou des institutions, en montrant qu'il s'agit d'expressions certes nécessaires, mais aussi relatives et imparfaites. Dans cette perspective, nous devons être extrêmement attentifs à ce qui chez nous suscite les objections ou les réticences des autres. Nous devons les prendre très au sérieux. Ce qu’ils disent et pensent nous aide à percevoir nos insuffisances, nos déviations, nos tentations ; nous ne nous en apercevrions pas tout seuls.
Ainsi, de par ses conditions et sa visée, le dialogue ne laisse pas les choses en l’état ; les interlocuteurs n’en sortent pas indemnes comme si rien ne s’était passé. Il ne rend pas moins chrétien, moins musulman, moins bouddhiste; il rend chrétien, musulman ou bouddhiste autrement.
3. Le Christ et les religions
J’en arrive à la troisième et dernière partie. Le dialogue interreligieux, parce qu’il implique une évaluation critique des diverses traditions, pose la question d’un critère ou d’une norme. Au nom de quoi distinguer dans chaque religion l’angélique du démoniaque, le positif du négatif ? À partir de quoi identifier ce qui est authentique et ce qui relève d’une déformation ou d’une perversion ? Il y a ce qu’on peut et qu’on doit cultiver chez soi ou recevoir des autres ; il y a ce qu’il importe de réformer, d’amender, voire ce qu’il faut dénoncer et combattre chez nous comme chez les autres. Comment faire le tri et opérer ce que l’apôtre Paul appelle « le discernement des esprits » ? Tillich répond que pour lui, et pour tout chrétien, la règle, la norme se trouve en Christ. Bien entendu, les fidèles d’autres religions n’accepteront pas cette réponse et ils proposeront des critères différents. Ne le déplorons pas ; vouloir définir une règle commune à tous serait chimérique, utopique. Par contre, il apparaît essentiel que chacun puisse avoir une conscience claire de la règle qui le guide et en informer à ses interlocuteurs. Le dialogue y gagnera en transparence et en franchise.
L’affirmation de Tillich que le Christ est la norme qui permet d’évaluer toutes les religions, appelle des explications et des éclaircissements. J’en donne trois.
1. Le Christ ne s’identifie pas au christianisme. Trop souvent, on pense qu'il revient au même de voir dans le Christ la révélation décisive de Dieu et de proclamer la supériorité de la religion chrétienne. C’est une erreur. Selon Tillich, le Christ dépasse et transcende le christianisme. S’il se trouve présent et agit dans la religion qui se réclame de lui il se manifeste et opère aussi ailleurs. Le christianisme n'en a ni la propriété ni l’exclusivité. La norme que représente le Christ s’applique à lui exactement comme aux autres religions. Toutes, sans exception, doivent être évaluées et jugées selon les mêmes règles, les mêmes principes.
2. Que faut-il entendre par « Christ » ? Nous répondons évidemment « Jésus de Nazareth ». Mais attention. Dans le Nouveau Testament, Tillich le rappelle souvent, Christ n’est pas un nom propre, le nom d’une personne, mais un titre qu’on applique à Jésus et qui désigne le Logos, la Parole divine dont parle le prologue de l'évangile de Jean. Si le Logos s'incarne, devient homme en Jésus, il ne se confond pas avec lui. Dieu parle et agit en dehors de Jésus, ainsi dans l’Ancien Testament et dans d’autres religions et sagesses. Même si, pour un chrétien, nulle part le logos ne se révèle aussi complètement et totalement qu'en Jésus ou que dans l'évangile, il se fait entendre aussi ailleurs. C’est ce qu’en théologie on appelle l’extra calvinisticum, parce que Calvin et les calvinistes ont fortement souligné que si Jésus est bien totalement Christ, il n’est cependant pas la totalité du Christ ; en latin on dit totus Christus sed non totum Christi. Jésus est le Christ par excellence, mais il y a du christique en dehors de Jésus de Nazareth. On pourrait dire aussi que si Dieu est pleinement présent en la personne humaine de Jésus de Nazareth, sa présence ne se limite pas, ne s’enferme pas dans cette personne.
3. Qu’est ce qui dans le Christ est normatif ? Peut-on préciser en quoi consiste la règle ou le critère qu’il incarne ? Selon Tillich, pour le comprendre il faut se tourner vers la Croix et la Résurrection, vers le vendredi saint et Pâques, en ne se contentant pas de raconter les événements mais en se demandant ce qu’ils signifient.
La Résurrection montre, manifeste le surgissement de la vie nouvelle à laquelle Dieu nous appelle. Elle donne l’image et l’exemple de cette seconde naissance qui ouvre la voie à une existence humaine conforme à la volonté de Dieu et à la vérité qu'il a inscrite en nous à la création. Toute religion a pour vocation et pour finalité de susciter et de favoriser le développement en nous d’une nouvelle créature. Pâques permet d'en reconnaître et d’en identifier la percée chez ceux qui croient en Jésus et dans les diverses traditions religieuses.
Sur la Croix de Golgotha, celui qui porte en lui la présence et le pardon de Dieu accepte de mourir. En consentant à la crucifixion, Jésus manifeste qu'il ne poursuit pas une œuvre personnelle, mais qu'il est entièrement au service de Dieu et des autres. Il n'a pas d'ambition ni de prétention pour son humanité, pour son individualité historique. Elle n'a de sens qu'en tant qu'instrument pour l'action divine en faveur des humains. Il en va de même pour toutes les manifestations religieuses dans le monde : elles sont authentiques dans la mesure où elles comportent cette même attitude de renoncement ou d'effacement. Dieu se fait connaître à nous par des intermédiaires, des événements, des livres ou des personnages qui varient selon les religions. Ces porteurs de révélation sont à la fois « anges » et « démons » : « anges » parce qu'ils sont d'authentiques messagers (« ange » veut dire en grec « messager ») de Dieu ; « démons » parce qu'on tend à confondre Dieu avec ce qui le manifeste, à idolâtrer le messager, et à oublier qu'il renvoie à quelque chose ou quelqu'un qui le dépasse. Selon Tillich, le critère ou la norme qui permet d'évaluer chaque religion, c'est sa capacité à combattre ou à interdire l'idolâtrie. La révélation ou le révélateur doit s'effacer pour ne pas faire écran, se nier lui-même pour que les regards, la piété, l'adoration ne s'arrêtent pas sur lui, s'anéantir pour ne pas usurper la place de l'ultime auquel il a pour mission de renvoyer. Là réside, aux yeux de Tillich, un des messages de la Croix. Jésus sacrifie sa personne à sa mission. Il accepte la destruction de son humanité pour qu'on ne la divinise pas, pour qu'on ne le prenne pas pour Dieu, ce qui fait de lui l'image indépassable de Dieu. Comme le dit l'épître aux Philippiens, il n'a pas regardé l'égalité avec Dieu comme une proie à arracher, il s'est dépouillé jusqu'à la mort sur la Croix, à cause de cela Dieu lui a donné le nom qui est au dessus de tout nom. Une religion doit se juger à sa capacité de percevoir et de maintenir la distance et la différence entre le Dieu, ou l'ultime qui se révèle, et ce ou celui qui le révèle.
Conclusion
Dans la réflexion théologique sur les religions, qu’apporte Tillich, où réside son originalité ? J’en retiens pour ma part trois indications.
Premièrement, nous devons accepter la pluralité, ne pas rêver à une unité qui serait factice et mutilante. Il ne faut pas supprimer ou estomper la différence, mais la maintenir et apprendre à en faire un bon usage.
Deuxièmement, Tillich nous rend attentif au discernement nécessaire. Les religions ne sont pas totalement positives, il ne faut pas les idéaliser, comme on le fait parfois dans les dialogues interreligieux ; elles ne sont pas, non plus, totalement négatives ou nocives, on aurait tort de les condamner en bloc, comme le font certains courants antireligieux. En elles, se mélangent le meilleur et le pire, d’où une vigilance constante à entretenir à côté de l’ouverture nécessaire.
Enfin, Tillich voit dans le dialogue interreligieux non pas la confrontation de points de vue arrêtés, mais la mise en route d'une dynamique. Les religions ne sont pas des constructions achevées, semblables à ces immeubles où l'on ne peut plus modifier que des détails. Ce sont, plutôt, des « voies » ou des « véhicules » selon une expression qui existe dans diverses traditions. Les croyants ne sont pas invités à s'arrêter dans leurs demeures spirituelles, mais à marcher, à aller de l'avant. Il s'agit pour chacun de se transformer sans perdre son identité propre, d'aller plus loin sans abandonner son chemin particulier.
André Gounelle
Notes :
* Pour un exposé plus complet et approfondi et pour les références, je renvoie à mon étude : « Les religions » dans A. Gounelle et B. Reymond, En chemin avec Tillich, Lit, 2004.