Les relativismes
Troisième partie : Les syncrétismes
J'ai dit, dans l'introduction à la troisième partie de ce cours, qu’on peut ranger les relativistes en deux grandes catégories.
D'abord, ceux qui juxtaposent et compartimentent les religions, en reconnaissant à chacune d'elles une aire de validité, sans pouvoir établir entre elles une hiérarchie, sans accorder de supériorité à l'une d'elles sur les autres. Nous en avons vu deux exemples avec Troeltsch et Lindbeck (ou, du moins, avec ce qu’on peut déduire, mais qu’ils ne déduisent pas eux-mêmes, de leur pensée). Les religions, ainsi comprises, représentent des voies différentes vers la vérité et le salut. Chacune a ses caractéristiques propres, qu'elle doit garder et cultiver. Aucune ne peut revendiquer d'être la seule bonne voie, ni se prétendre universelle et on n'a pas les moyens de déterminer laquelle est la meilleure. Que chacun suive donc fidèlement sa propre voie, sans condamner les autres.
Nous avons, en second lieu, ceux qui préconisent sinon une fusion du moins une alliance des religions. Il ne s'agit pas de les laisser telles quelles et de les juxtaposer, comme dans le compartimentage, mais de les faire se rapprocher, converger et finalement se rejoindre et s'unifier, au moins partiellement. Cette démarche comporte deux temps. D'abord, le moment de l'éclectisme où on dégage dans chaque religion ce qu'elle a de meilleur, les éléments les plus positifs, en les séparant de ce qui est accidentel, trop particulier et négatif. Ensuite, vient l'étape du syncrétisme où l'on met ensemble les divers éléments sélectionnés pour former une religion universelle unique. Cette démarche, accueillie assez favorablement par certains courants de l'hindouisme (pas par tous), qui a exercé un grand attrait en Indochine et aussi dans certaines régions d'Afrique (où l'on mélange volontiers des éléments de christianisme, d'Islam et d'animisme), se heurte, par contre, à l'hostilité déclarée de la plupart des responsables religieux et des théologiens du judaïsme, de l'Islam et du christianisme qui jugent qu'elle altère ou supprime quelque chose qui est essentiel à leur foi et à leur religion, à savoir le caractère unique et décisif de la révélation dont ils se réclament. On trouve, cependant, quelques partisans du syncrétisme chez des chrétiens, ou chez des penseurs religieux qui sont de tradition et de mouvance chrétiennes. Je vais en donner trois exemples.
1. Les universalistes américains
Le premier exemple est celui des universalistes américains, peu connus en Europe, avec lesquels j'ai eu, dans des congrès internationaux, de nombreux contacts. Même si je n'en approuve pas les positions et si je les trouve parfois farfelus, je ne cache pas que je les aime bien et que je les estime beaucoup pour avoir constaté leur générosité, leur ouverture d'esprit, leur souci et leur respect des autres.
1. Emerson
À l'origine des universalistes américains, on trouve Waldo Ralph Emerson, un penseur spiritualiste et philosophe (ou, plus exactement, moraliste) américain de grand renom dans les pays anglo-saxons, qui reste assez ignoré en francophonie. Il a vécu de 1803 à 1882. Á la fois mystique et rationaliste, d'origine chrétienne (il a été pasteur unitarien, c'est-à-dire d'une église antitrinitaire, au début de sa vie), vivement intéressé par les religions d'Asie, il écrit des livres et donne des conférences qui connaissent un grand succès. Emerson y formule et développe des positions qu’on qualifie, en général, de « transcendantalistes ». Le transcendantalisme se définit par l'affirmation que le Dieu transcendant se révèle directement dans chaque homme. Emerson conteste les appareils ecclésiastiques, les rites et les dogmes pour privilégier la quête spirituelle de chacun. Il invite à s'affranchir des traditions pour chercher Dieu en soi-même. Les cheminements diffèrent selon les individus ; peu importe, pourvu qu'ils soient sincères, personnels et qu'ils respectent scrupuleusement les autres. Emerson estime que chacun a sa vérité ou une parcelle de vérité en soi et que la tâche d'une existence digne de ce nom est de la découvrir. Aux yeux d'Emerson, une religion autoritaire représente une contradiction dans les termes, une dépravation et une perversion à combattre. La totale liberté caractérise la véritable religion. Emerson est un idéaliste optimiste, comme il y en a eu beaucoup aux U.S.A. Un peu dans la ligne de Rousseau, il croit en la bonté foncière des humains, bonté gâtée, aliénée par les dérives de la société, en particulier celles de la société européenne pour laquelle il est très sévère. Emerson se donne et propose deux objectifs étroitement liés : d'une part, ramener l'être humain à sa vérité et à sa bonté naturelles, d'autre part, instaurer une société libre et saine. Pour lui, ces deux tâches vont de pair et on ne peut pas les dissocier.
2. Le manifeste de la F.R.A.
Sous l'influence d'Emerson se fonde en 1867, L'association religieuse libre (The Free Religious Association, F.R.A.). Cette association entend dépasser les étroitesses du christianisme ecclésiastique et créer une religion libre de tout dogmatisme. Elle adopte une déclaration de principe dont voici les huit premiers points :
- 1. La religion est l'effort des humains pour se perfectionner eux-mêmes.
- 2. La religion s'enracine dans la nature humaine universelle.
- 3. Les religions historiques sont unes en vertu de cette racine commune.
- 4. Les religions historiques sont toutes différentes, en vertu de la différence de leur origine et de leur développement historiques.
- 5. Chaque religion historique a donc deux éléments, le premier universel ou spirituel, le second particulier et historique.
- 6. L'élément universel est le même dans toutes les religions historiques. L'élément particulier diffère dans chaque cas.
- 7. L'existence de chaque religion historique dépend des deux éléments qui lui sont également essentiels.
- 8. L'unité de toutes les religions doit se chercher dans leur élément universel.
Ce texte appelle trois commentaires :
- Premièrement, il donne une définition purement humaine de la religion. Elle est l'effort que nous faisons pour nous perfectionner, effort qui s'enracine dans notre nature. Aucune mention de Dieu ni d'un acte de Dieu qui se manifesterait à nous, qui inspirerait notre religion. Les transcendantalistes ne nient pas Dieu, loin de là. Ils ne le nomment pourtant pas dans ce manifeste, d'abord parce qu'ils veulent une formulation qui puisse convenir aux religions non théistes, ensuite parce qu'à leurs yeux l'homme est le lieu, le centre de la religion qui a pour but sa perfection. En ce sens, les universalistes américains se disent souvent « humanistes », ce qui n'indique pas un refus de Dieu, mais la conviction que la religion ne consiste pas d'abord en une relation avec Dieu, mais en un travail sur soi-même avec l'aide de Dieu. Vous savez qu'on a proposé deux étymologies possibles à religion : religare, qui veut dire relier, sous-entendu : à un être supérieur (l'accent est mis sur le contact avec une extériorité) ; relegere qui signifie se recueillir ou se relire (l'accent est mis sur la méditation, l'intériorité). Les universalistes opteraient plutôt pour la seconde étymologie.
- Deuxièmement, dans chaque religion, le manifeste distingue un élément particulier, historique et un élément universel. Il y a, en même temps, d'un côté, une unité et une universalité fondamentales des êtres humains qui ont partout la même nature et, de l'autre côté, une diversité dans leurs situations, leurs cultures et leur parcours historiques. On pourrait dire que le particulier détermine la forme contingente et accidentelle d'une religion, alors que l'universel lui donne sa substance, son contenu. Cette distinction entre le principal et le secondaire, l'essentiel et l'accessoire, le fond et son expression reprend une démarche classique et fréquente. Au dix-septième siècle, ceux qui veulent réconcilier et unir catholiques et protestants, et qu'on appelle, avec mépris, les « accommodeurs de religions », mettent en avant les éléments communs qu'ils déclarent essentiels et considèrent que les différences portent sur des éléments annexes ou périphériques qu’on peut laisser indéterminés et libres. De même, aujourd'hui dans les dialogues œcuméniques, on cherche souvent à définir un accord substantiel qui s'accompagnerait de divergences non séparatrices. Dans le chapitre 14 du Tractatus Theologico Politicus, publié en 1670, Spinoza propose sept points qui définissent, selon lui, une foi universelle, c’est-à-dire commune au judaïsme, à l'Islam, au catholicisme et au protestantisme (à cette époque, on ne connaît pas d'autres religions). Il propose que les autres points, qu'il juge secondaires, relèvent de l'appréciation de chacun et restent libres. Les sept points de Spinoza se distinguent de ceux du manifeste de la F.R.A. en ce que Dieu y est nommé presque à chaque ligne. Sous différentes formes, ce principe d'une distinction entre les divers éléments qui composent les religions apparaît très important, mais s'oppose à l'idée, développée par l'Université de Yale (voir le cours sur Lindbeck), de la religion comme un ensemble, un tout organique où tout se tient.
- Troisièmement, le manifeste déclare que les éléments universels et particuliers ont une importance identique pour l'existence d'une religion historique. Ce qui semble, à première vue, aller dans le sens du maintien des particularités historiques et des différences entre les religions. En fait, l'évolution de la F.R.A. qui devient Église universaliste, puis qui fusionne, à la fin des années 1950, avec les Unitariens pour former l'U.U.A. Universalist Unitarian Association conduit à appeler à un dépassement des religions concrètes pour ne maintenir que l'élément universel. Souvent on explique ainsi le terme « unitarien ». Originellement, il désigne des groupes antitrinitaires (ceux de Pologne et de Transylvanie au seizième siècle). Dans l'Angleterre du dix-huitième siècle, au moment du siècle des Lumières, il s'applique à ceux qui affirment l'unité de la raison et de la révélation et qui militent pour une religion raisonnable. Aujourd'hui, les américains ont tendance à nommer unitariens les partisans d'une unification des religions.
3. Les post-chrétiens
Dans les milieux de l'U.U.A., on rencontre des gens qui se disent postchrétiens, postbouddhistes ou postmusulmans. Ils considèrent que le christianisme, le bouddhisme ou l'Islam a été un chemin qui leur a permis d'aller plus loin, d'accéder à un stade supérieur. En se purifiant des particularismes, ils ont atteint un certain niveau d'universalité (que, personnellement, je trouve très vide). J'ai assisté à des débats très vifs entre les membres de l’UUA qui opposaient ceux qui se voulaient chrétiens ouverts et ceux qui se prétendaient postchrétiens. Les postchrétiens veulent mettre en place une spiritualité commune, syncrétiste. J'ai rencontré à plusieurs reprises un curieux pasteur américain, le Révérend Donald Harrington ; je me suis même copieusement affronté avec lui à la tribune dans un colloque I.A.R.F. et j'ai été très touché de la gentillesse et de la fraternité avec laquelle il est venu me saluer après un échange plutôt dur. Sa paroisse à New-York regroupait des gens de religions très diverses, il y célèbrait les fêtes des grandes religions. Il y faisait des lectures empruntées aux textes des diverses traditions religieuses, et il les commentait dans ses sermons. J’ai participé à San Francisco (exactement à Berkeley) à un culte de ce genre qui avait du souffle et de l’allure. À Oxford, dans un congrès international, j'ai assisté à une sorte de Cène (je ne sais pas comment l'appeler autrement, on distribuait du pain et du vin) présidée par des universalistes. Elle commençait par une formule de consécration qui invoquait successivement Bacchus, une divinité gnostique dont j'ai oublié le nom, une des incarnations de Vischnou, une des formes du Bouddha, et enfin la Pâque juive et le jeudi saint chrétien. C'était un peu trop pour moi (déjà la sainte Cène chrétienne, avec ses aspects superstitieux et ritualistes, me laisse réticent), je suis sorti. Par contre, j'ai participé volontiers à la cérémonie des fleurs où, en signe de bonne volonté, d'amitié et de fraternité, les représentants des diverses traditions religions s'offrent les uns aux autres des fleurs. Je me suis toujours demandé pourquoi cette cérémonie ne soulevait aucune réticence en moi alors que je répugne fondamentalement à la cène syncrétiste ; n'ai-je pas un reste de superstition sacramentelle ?
4. Questions critiques
Mes réserves se situent à deux niveaux :
Premièrement, même si je suis sensible à la générosité, à la sincérité et à l'ouverture de ces syncrétistes, ils me paraissent très superficiels. Ils veulent réduire la théologie à l'expérience et le dialogue à un partage où l'on se raconte ce que l'on a vécu et ce que l'on ressent. Ils écartent la réflexion, par crainte d'intellectualisme, mais aussi parce qu'elle les obligerait de poser et d'étudier des problèmes qu'ils préfèrent écarter. Ils se méfient de la critique qu’ils jugent négative et destructrice.
Deuxièmement, même si je tiens beaucoup à l'amitié interreligieuse et à l'ouverture aux autres, je reste persuadé que les différences sont fécondes alors qu'un accord affectif et apparent stérilise la recherche et l'approfondissement. Les questions et les critiques que je reçois de l'autre me semblent plus m'apporter qu'une entente. Pour moi, le dialogue interreligieux, comme le dialogue interconfessionnel consiste à apprendre à faire un bon usage des différences, pas à les supprimer ou à les masquer.
2. Arnold Toynbee
Présentation
Je passe à un deuxième exemple de syncrétisme, celui qu’a représenté et défendu l’anglais et anglican, Arnold Toynbee, né en 1889 et mort en 1975. Généralement, on voit en lui l'avocat classique du syncrétisme. Il s’agit toutefois, Toynbee le souligne lui-même, d’un syncrétisme modéré, limité qui plaide beaucoup plus pour un rapprochement et une alliance des religions que pour une fusion totale qu’il juge impossible, utopique et qui, de plus, ne lui paraît pas souhaitable.
Arnold Toynbee est un historien et non un théologien ni un ecclésiastique*. Quand il traite de l’interreligieux, il entre dans un domaine où il est, écrit-il, un « amateur » ; il a conscience que les spécialistes risquent de juger sévèrement ses propos. Mais il lui semble que précisément parce qu’il réfléchit au moins en partie du dehors, de l’extérieur, sa contribution peut être utile et faire avancer les choses.
Toynbee est d’éducation et d’appartenance anglicane et il est reconnaissant à son Église de lui avoir donné une grande connaissance de la Bible et de lui avoir fait saisir l’importance du religieux. Il se dit souvent « agnostique », mais il importe de bien comprendre ce terme. Toynbee est un croyant, avec une recherche spirituelle vivante. Il ne met en question ni la transcendance ni l’expérience qu’on en fait. Son agnosticisme porte sur les doctrines, les religions instituées et les formulations théologiques. Elles le laissent perplexe, souvent sceptique. Il est convaincu qu’il existe des vérités religieuses fondamentales et universelles. Par contre, la manière dont les grandes religions expriment, traduisent, concrétisent ces vérités dans des enseignements, des rites et des pratiques lui paraît relative et discutable. À travers les religions brille une lumière spirituelle ; toutefois elles ne sont pas la lumière, mais seulement un reflet plus ou moins fidèle.
1. Clés pour une analyse de l’histoire
Dans ses travaux historiques, Toynbee ne se contente pas d'établir et de raconter des faits. Il s'interroge beaucoup sur les forces et les mécanismes qui déterminent le cours des événements et la vie des civilisations. Il élabore, dans cette perspective, un ensemble de catégories qui constituent des clefs pour comprendre les êtres et les événements.
Ainsi, la catégorie du défi : l'histoire d'un peuple s'explique et s'analyse à partir des défis qu'il rencontre, elle résulte de la manière dont il les affronte. Pour prendre un exemple, on ne comprend les traits dominants de la culture québécoise que lorsqu’on découvre qu’elle naît des deux grands défis qu’elle a dû affronter, d’abord, celui du climat, de la neige et du froid ; ensuite, celui de l'impressionnante masse anglophone qui entoure et risque de submerger la petite minorité francophone américaine. Ce sont les défis affrontés ou à affronter qui forgent les peuples et les individus.
Autre catégorie, celle de l'action des minorités créatrices. Des groupes relativement restreints, mais dynamiques et inventifs, construisent une histoire et une culture. À la différence des marxistes, Toynbee met l'accent sur l'action des élites plutôt que sur les masses. Selon lui, l'épuisement, la disparition ou la perte d'énergie créatrice de ces élites entraînent la décadence et la fin d'une culture.
Troisième catégorie, le rôle et l’action des religions. Contrairement à l'historiographie marxiste qui privilégie les phénomènes économiques, Toynbee accorde une importance décisive aux religions. Il estime qu'elles donnent leur dynamisme aux peuples et aux civilisations ; elles en déterminent les qualités morales et sociales ; elles les aident à répondre aux défis qu'ils rencontrent. « Elles sont, écrit-il, au cœur de la vie humaine »*.
Dans cette perspective, Toynbee distingue les « religions » et les « cultes ». Les religions se réfèrent à un principe transcendant qui dépasse le monde et l’être humain, tandis que les « cultes » sont rendus à l’être humain ou à la nature
. Toynbee estime que la technologie moderne a tué ou est en train de faire mourir les cultes de la nature : on n’adore pas ce qu’on maîtrise et ce qu’on manipule. Par contre, le développement de la technologie a renforcé et développé le culte de l’être humain sous la forme de l’égoïsme individuel et surtout sous la forme de ce que Toynbee appelle le « nosisme »*, l’adulation du « nous », de la puissance collective, celle de la nation, de la classe sociale ou de l’autorité politique que l’on constate dans le nationalisme et dans le communisme*. Reprenant un terme de Hobbes, Toynbee parle de l’adoration du Léviathan* qu’il juge nocive, voire mortelle pour l’humanité, et contre laquelle luttent les religions. On ne doit pas confondre religions et cultes, ce sont des réalités différentes et antithétiques.
2. L'unification du monde
En notre siècle, constate Toynbee, nous assistons à un événement considérable qui marque un véritable tournant dans l'histoire humaine : l’annihilation ou la suppression de la distance * ; on se déplace et qu’on communique de plus en plus facilement d’un bout du globe à l’autre. Il en résulte une unification du monde, ou, plus exactement, de l'humanité. Il y avait auparavant des cultures différentes, avec des aires géographiques d'implantation bien délimitées, malgré des zones frontières. Dans ses travaux historiques, Toynbee distingue, répertorie et décrit ces diverses cultures (il en compte 26 principales). Il s'efforce de dégager les traits caractéristiques de chacune d'elles.
La situation de multiplicité et de juxtaposition de cultures va vers sa fin. Aujourd'hui les séparations entre elles tombent, disparaissent. Elles se compénètrent partout. Elles entrent toutes en interaction. Il devient impossible pour une nation ou une culture de se tenir et de rester à part. Partout dans le monde, elles se combinent et se mélangent, et on voit petit à petit émerger un mondialisme, une forme de vie et de pensée universelle (le feu rouge et la chambre d'hôtel standard en sont des signes).
Cette nouvelle situation devrait inviter et conduire à une unification religieuse, pour que la civilisation universelle en train de naître ait une âme et du souffle. Si une véritable spiritualité ne vient pas l'animer, si elle se situe seulement au niveau de l'économie, du commerce, du profit et de la rentabilité, l'humanité tombera dans la barbarie, dans les cultes mortifères de la puissance politique ou financière (elle a d'ailleurs commencé à le faire). Il y a là une urgence et si les religions s'y dérobent, elles renonceront à leur mission, elles ne répondront pas à leur vocation. Il leur faut abandonner leurs rivalités pour mettre en route une spiritualité adaptée aux nouvelles conditions de vie et pour combattre contre les dangers et les démons qui menacent le monde moderne.
Cette nouvelle attitude non plus d'hostilité et de combat, mais d'amitié et de recherche d'une alliance entre religions heurte beaucoup les habitudes du christianisme. Il s'est longtemps cru unique, il a développé, ces derniers siècles, une arrogance intolérante qui, de fait, contredit le message évangélique. Il s’est donné une importance indue, s’est considéré comme le détenteur ou le propriétaire de la vérité alors qu’il en est ou devrait en être seulement le serviteur. Il lui faut se convertir, conversion qui le ramènera à sa vérité profonde dont il s'est détourné. Il en va de même de toutes les grandes religions ; elles se séparent et s’opposent parce qu’aucune n’échappe au péché des religions, à savoir s’idolâtrer elles-mêmes. L'unification religieuse constitue le grand défi que notre époque affronte et auquel une minorité créatrice doit faire face pour entraîner à sa suite les masses.
3. Le noyau et l'écorce.
Toynbee juge tout à fait réalisable une telle unification, si chacun a le courage et entreprend l’effort de distinguer dans sa propre tradition religieuse le principal du secondaire, le centre de la périphérie, l’essentiel de l’accessoire, le grain et la paille, la foi fondamentale des croyances qui essaient de l'exprimer et d'en rendre compte. Tout en soulignant les difficultés d’une telle opération et les résistances qu’elle doit surmonter, Toynbee la juge possible et indispensable
*.
Son hypothèse, semblable à celle des universalistes que nous venons de voir, est que des écorces très diverses entourent et recouvrent un noyau identique. Comment caractériser ce noyau ? Pour y parvenir, Toynbee étudie sept grandes religions : le bouddhisme theravada, le bouddhisme mahayana, l'hindouisme, le zoroastrisme, le judaïsme, l'Islam et le christianisme. Son étude l'amène à la conviction qu'elles se fondent toutes sur le sentiment d'une présence spirituelle qui présente quatre grandes caractéristiques.
Premièrement, il est conscience d'un mystère ultime. L'univers ne possède pas en lui-même son sens ou son explication. Il implique quelque chose ou quelqu’un qui le dépasse, qui le fonde, et qui l'oriente. Le monde n’est pas la réalité suprême.
Deuxièmement, ce sens se trouve dans une réalité ou une présence absolue qui agit dans l'univers, se trouve en lui, sans toutefois s'identifier avec lui. Il y a dans l'immanence la trace ou l'incarnation de la transcendance. L’homme n’est pas la « plus haute présence spirituelle dans l’univers »
, mais cette « plus haute présence spirituelle » se manifeste en lui ou se révèle à travers lui.
Troisièmement, par « sens », il faut entendre des valeurs pratiques, et pas seulement des théories explicatives
. Le sens ne répond pas seulement à un désir de connaître, de savoir, mais aussi de se mettre et de vivre en harmonie.
Quatrièmement, vivre en harmonie avec ce sens ou cette réalité absolue demande que l'on renonce à l’égoïsme et au « nosisme » naturels, à la tendance innée de tout ramener à soi (ce qui est le péché par excellence, le péché originel de l'être humain
). Il faut chasser les cultes du soi individuel ou collectif pour s'ouvrir à l'altérité de la transcendance et du prochain, ce qui implique qu’on accepte une mort à soi, un sacrifice de soi. La religion n’est donc pas acceptation mais une lutte contre soi-même, contre la société existante et un travail pour les transformer.
Toynbee souligne qu'à côté de ces points de convergence, il existe aussi entre les religions des divergences importantes, par exemple sur le caractère personnel ou non personnel du mystère, de la présence ou du sens absolus
; également autour de l’origine du mal ainsi que et de sa relation avec la réalité suprême (pourrait-elle empêcher le mal et, si oui, pourquoi le permet-elle ?). D'autres divergences lui paraissent beaucoup plus secondaires : ainsi celles qui portent sur les personnages et les lieux sacrés, sur les rites et sur les doctrines. À ses yeux, une religion se caractérise plus par une expérience et une attitude spirituelles que par un ensemble de croyances*. Les articles de foi, les pratiques pieuses et les célébrations ne relèvent pas pour lui de l'essentiel. Ils ne sont pas « sacro-saints », ce qui ne veut pas dire qu’ils soient sans importance. Ce sont des éléments nécessaires, à travers lesquels le noyau s'exprime, se rend sensible, s'incarne et atteint les gens. Ils correspondent à des différences culturelles et aussi à des différences individuelles de tempérament. Il y a des caractères qui prédisposent aux démarches et thèmes du bouddhisme ou à ceux de l’Islam ou à ceux du christianisme. Il est important que chacun puisse trouver la voie qui le rendra sensible aux grandes vérités religieuses. Sans leur incarnation dans des formes diverses et relatives, elles ne se communiqueraient pas, elles resteraient inaccessibles*. Elles ne toucheraient pas les humains ni n’influenceraient leur vie. Néanmoins, ces éléments, tout indispensables qu’ils soient, ne se confondent pas avec le noyau lui-même ; on peut et on doit les critiquer, les réviser, les modifier en fonction du noyau et de la situation culturelle. Les religions développent des doctrines, c’est normal et nécessaire, mais les doctrines ne sont pas le but ; elles sont au service de la vie croyante.
Qu’elles soient importantes ou secondaires, les questions qui divisent les diverses religions sont peu de choses par rapport à ce qui les unit. Plutôt que de les mettre en avant, les grandes religions devraient les laisser de côté pour se battre comme leur adversaire commun : le culte du moi individuel ou collectif, l’adoration du Léviathan
. Tout le reste devrait être subordonné à ce combat. Comment le subordonner ? Toynbee préconise une double action :
Premièrement, la théologie, la prédication, l’enseignement religieux devraient travailler à éviter la confusion constante dans l'esprit de beaucoup de croyants entre l'essentiel et le non essentiel, entre le noyau et ce qui l'entoure. Il y a là une tâche de formation et d’éducation indispensables.
Deuxièmement, les religions devraient multiplier contacts et rencontres de sorte que chaque tradition puisse s'enrichir de l'autre, par exemple pour que le bouddhisme et l'Islam deviennent des parties constitutives de l'expérience chrétienne et réciproquement. Toynbee donne comme modèle Gandhi qui avait assimilé et fait entrer dans sa spiritualité de nombreux éléments de l’évangile
. On pourrait citer aujourd’hui des gens comme les Pères le Saux, Monchanin et Senecal qui ont intégré dans leur foi des aspects de l’hindouisme ou du bouddhisme.
Dans le cas du christianisme, ce programme implique, d’une part, qu’il considère comme accessoire et secondaire la forme occidentalisée qu’il a prise au cours des siècles ; d’autre part, qu’il renonce à affirmer que l’évangile est la seule voie ou la seule révélation de Dieu
. Toynbee formule ainsi l’attitude que selon lui les chrétiens devraient adopter envers les autres religions :
« Je pense qu’il est possible pour nous chrétiens, tout en étant convaincus que nos affirmations de foi sont vraies et justes, de reconnaître que, dans une certaine mesure, toutes les religions supérieures sont aussi des révélations de ce qui est vrai et juste. Elles viennent aussi de Dieu, et chacune présente un aspect de la vérité divine. Elles ont des différences, la révélation ne va pas aussi loin et n’a pas été aussi bien transmise chez certaines que chez d’autres. Mais nous devons reconnaître qu’elles sont aussi des lumières émanant de la même source que notre propre lumière spirituelle. Il ne peut qu’en être ainsi si Dieu est le dieu de tous les humains et s’il est un autre nom pour l’amour ».
4. Questions critiques
Quelle a été l’audience des thèses de Toynbee ? On constate que si les journaux religieux en parlent assez souvent dans les années 40 et 50, à partir de 60, ils ne les mentionnent pratiquement plus. Toynbee, bienvenu en situation de guerre froide et d’affrontement idéologique lorsqu’il défend une historiographie spiritualiste face à celle du marxisme, est écarté quand il plaide avec insistance pour un rapprochement entre les religions.
Pourtant, les propositions de Toynbee correspondent assez bien à ce qui fait actuellement dans trois domaines. Premièrement, dans de nombreux pays d’Europe, les responsables religieux collaborent pour éviter les affrontements entre communautés, pour relativiser les différences ethniques et nationales, formes actuelles du Léviathan. Deuxièmement, de nombreuses rencontres ont lieu, où sans abandonner ses convictions, les croyants de diverses obédiences essaient de communiquer leurs expériences spirituelles. Troisièmement, les christianismes africains et asiatiques remettent en cause la forme occidentale de l’Église et de nombreux théologiens essaient de bâtir une vision pluraliste des religions qui suppose que Dieu se révèle et agit en dehors de la tradition biblique. Si bien qu’on peut avoir le sentiment que dans la pratique, même si elles sont peu connues, les thèses de Toynbee progressent.
Beaucoup de théologiens et de responsables ecclésiastiques se sont demandés d'abord si Toynbee était encore chrétien et ensuite si la religion qu'il préconise ne se réduit pas à une vague philosophie spiritualiste qui ne peut pas avoir d'impact sur les peuples.
À la première critique, Toynbee répond d’une part que l’arrogance chrétienne n’est pas fidèle à l’évangile que l’évangile nous invite à nous dépouiller, à l’image de Jésus, de tout sentiment de supériorité ou d’exclusivité, et nous détourne de revendiquer une place unique, comme si le monopole de la divinité représentait pour lui une « proie à arracher ». Il répond, d’autre part, que ses quatre points correspondent à l'essence même du christianisme, si on le débarrasse de ses formes accidentelles et accessoires, comme ils traduisent l'essence d'autres religions. Je soupçonne qu’on pourrait l'accuser, en sens contraire, de trop les formuler sous l'influence du christianisme.
À la seconde critique, Toynbee répond par le rôle qu'il reconnaît aux élites. Ses quatre points ne seront jamais populaires et ne constituent effectivement pas une religion pour les masses. Par contre, ils peuvent guider une minorité active qui agira et entraînera les majorités passives. Il ne préconise pas d’abandonner les expressions spécifiques et convictions particulières de chaque religion (les doctrines, les rites, les histoires qui la structurent) ; les être humains en ont besoin. En les supprimant ou en les combinant, on aboutirait à construction artificielle, composite, sans force ni vitalité. Il faut plutôt montrer que ces expressions et convictions se rejoignent sur l’essentiel et, en conséquence, établir une alliance et une collaboration entre les religions.
Pour résumer ces critiques, distiller l'essence de la ou des religions apparaît comme une entreprise périlleuse. D'une part, parce qu'elle risque de vider les religions de leur contenu concret, de ce qui les rend vivantes ; d'autre part, parce qu'on court le danger de déboucher plus sur des principes abstraits que sur un dynamisme mobilisateur. Mais Toynbee avait parfaitement conscience que ces deux écueils menaçaient l’entreprise à laquelle il appelait. Il les a dénoncés et a cherché comment les éviter.
3. John Hick
Les classifications que je propose sont des moyens de repérage auxquels il ne faut pas donner une valeur absolue. Souvent les auteurs que nous étudions sont à cheval sur plusieurs catégories et les frontières entre elles ne sont pas nettes et tranchées. Ainsi, on peut ranger Bultmann parmi les exclusivistes larges ou les inclusivistes étroits. De même, je me suis demandé si je devais classer Hick comme un relativiste ou comme un pluraliste avec normes. Les deux peuvent se justifient. Je l’ai placé parmi les relativistes c’est qu’il insiste plus sur la relativité des religions que sur la norme à leur appliquer. De même, le syncrétisme qu’il préconise est théologique et non religieux.
1. Présentation
Hick est né en 1922 dans le Yorkshire, en Grande Bretagne. Il a été élevé dans l'Église anglicane, qu'il trouvait terriblement ennuyeuse. À 18 ans, il vit une sorte d'illumination ou de conversion de type révivaliste : le sentiment intense d’une présence transcendante qui transforme et imprègne sa vie. Il fréquente alors des groupes de type evangelical, dont il partage la ferveur, la piété et l'engagement. Par contre, leur réflexion lui paraît sommaire, insuffisante, étroite, surtout au moment où il entreprend des études universitaires en droit, d'abord, ensuite en philosophie et théologie. Il se rattache à l'Église presbytérienne (c’est-à-dire réformée) et se spécialise en philosophie des religions. Après trois ans de ministère paroissial, il est nommé professeur de philosophie dans l’Université américaine de Cornell, puis à celle prestigieuse de Princeton. Il revient en Angleterre, où il enseigne à Cambridge et à Birmingham, une ville fortement multiculturelle et multireligieuse, où coexistent des communautés importantes de musulmans, de sikhs, d’hindouistes et de bouddhistes. Il donne des cours alternativement à Birmingham et à Claremont en Californie où il y a une forte présence de chinois et de japonais.
Hick a été profondément marqué par sa conversion et par son passage dans les milieux révivalistes ou evangelical. Il exprime souvent de la reconnaissance pour ce qu'il y a vécu et ce qu'il en a reçu. Leur influence se traduit dans son style, très proche du leur. Il écrit de manière vive, chaleureuse, avec le souci d'établir une sorte de contact personnel avec le lecteur. Il parsème ses écrits d'exemples, d'anecdotes, d'images. Plus profondément, il doit à sa conversion et aux milieux evangelical l'importance qu'il accorde à l'expérience spirituelle. Ce point, il l'a en commun aussi avec les universalistes américains, mais alors que ces derniers se bornent à raconter leur expérience, Hick veut la penser. Il réfléchit à partir et en fonction d'elle et récuse ce qui n'a pas de rapport direct avec elle. Il se méfie des constructions abstraites, sans enracinement ni impact existentiels. Significativement, sa thèse de doctorat porte sur l'expérience religieuse et essaie de montrer que cette expérience implique un référent extérieur, qu'on ne peut pas la considérer comme purement subjective et intérieure, qu'elle naît de la rencontre avec une réalité transcendante qui seule l'explique, permet de la comprendre.
À côté de cette sensibilité révivaliste, Hick se sent mal à l'aise avec les doctrines considérées comme orthodoxes et avec les affirmations théologiques des milieux evangelical. Elles lui paraissent en décalage avec l'expérience religieuse dont elles rendent mal compte et qu'elles faussent. De plus, il les juge intellectuellement débiles ; elles ne résistent pas à un effort sérieux de pensée. Hick entreprend un travail de révision doctrinale qui aboutit à la publication, en 1977, d'un livre intitulé Le mythe du Dieu incarné. Il s'agit d'un ouvrage collectif, où Hick rassemble et présente des contributions de différents auteurs, qui partagent tous la conviction que la doctrine de l'incarnation n'a rien de biblique et qu'elle présente des contradictions et des incohérences qui la rendent insoutenable. Ce livre a fait sensation, d'autant plus qu'y collaborent des évêques anglicans et des responsables presbytériens ; des lecteurs découvrent, avec stupeur, que des dirigeants ecclésiastiques n'adhèrent pas à la doctrine de l'incarnation, classiquement considérée comme fondamentale. Plus tard, Hick publiera sur le même modèle un autre recueil intitulé Le Mythe du caractère unique du christianisme.
On peut donc qualifier Hick d’evangelical libéral : il est evangelical par son expérience spirituelle et par sa piété ; il est libéral par sa pensée théologique. On a d'autres exemples d'une telle combinaison, à première vue étrange. Elle donne beaucoup de force et d'impact à l'œuvre de Hick, en même temps solide universitairement et populaire par son expression. Ses textes se veulent entraînants, convaincants sans renoncer pour cela à la rigueur et à la profondeur.
2. Dieu a plusieurs noms
Hick aborde le problème des religions à partir de l'expérience. La rencontre vécue avec des croyants qui ont une autre foi que la nôtre soulève cette question oblige à y réfléchir. Il s’intéresse aux religions vivantes et présentes, pas à celles du passé. Sa première démarche consiste à entrer en contact avec ceux qui les pratiquent, à établir des relations avec eux. Il participe à leurs offices religieux et il organise des groupes d’échanges et de discussions. Il fait aussi des séjours en Inde et au Sri Lanka. C’est seulement ensuite, dans un deuxième temps, qu’il prend connaissance de la littérature émanant des autres religions ou en traitant. Il privilégie les contacts directs et non pas les doctrines et les rites.
Ces contacts le conduisent à deux convictions :
Premièrement, l'expérience religieuse existe partout, dans tous les peuples et elle présente chez tous une identité profonde en ce sens qu’elle naît toujours de la rencontre existentielle avec une réalité transcendante et qu’elle provoque une transformation chez celui qui la vit. Cette expérience n’est pas seulement celle d’une contemplation de l’Ultime ou d’un lien mystique avec lui ; elle a une dimension pratique ou sotériologique, elle conduit à une amélioration ou une progression de la vie personnelle et collective. Je dis « sotériologique » parce que pour Hick le salut consiste à passer d’un état insatisfaisant à un état plus satisfaisant.
Deuxièmement, cette expérience commune prend une multitude de formes différentes. Cette diversité vient de ce que les histoires, les coutumes, les sensibilités, les cultures des hommes ne sont pas les mêmes. Ils se réfèrent tous à la même réalité, mais chacun la perçoit, l'exprime, la vit à sa manière propre. Hick souligne qu’il n’y a d’expérience qu’incarnée et interprétée, autrement dit vécue, comprise et exprimée dans le contexte culturel particulier de l’expérimentateur. Il cite souvent une affirmation méthodologique de Thomas d'Aquin : « ce qui est reçu l'est selon le mode de celui qui reçoit ». Ce que je suis détermine ma perception d'un objet au moins autant que ce qu'il est (thèse amplement reprise par le kantisme et l'idéalisme). J’ignore ce qu'est en elle-même la réalité transcendante, par contre, je peux savoir comment elle apparaît à un chrétien, à un juif, à un musulman, à un bouddhiste, à un hindouiste. La perception qu'ils en ont n'est ni une erreur ni une illusion, elle renvoie bien à une réalité transcendante, la même pour tous. Pourtant, elle reflète aussi et tout autant ce qu'ils sont.
D'où le titre d'un livre de Hick : Dieu a plusieurs noms (avec sur la couverture la croix chrétienne, le croissant islamique, l'étoile de David, un symbole hindou et une calligraphie bouddhiste). La formulation du titre mérite qu'on la souligne. Hick ne dit pas qu'il y a plusieurs dieux, ce qui rendrait la pluralité irréductible. Il affirme que Dieu - le seul Dieu, l'unique réalité transcendante - prend différents noms, se rend sensible et se fait servir et adorer dans des figures et sous des identités diverses. En participant aux « cultes » « célébrations » ou « cérémonies » des différentes religions, Hick a eu le sentiment qu’on y disait la même chose dans des vocabulaires très divers (il le montre en comparant des prières juives, chrétiennes, musulmans, sikhs et bouddhistes). Comme l’écrit un soufi du treizième siècle : « les lampes sont différentes, mais la lumière est la même ».
Hick illustre cette double conviction par deux images.
Il emprunte la première, celle du dessin ambigu, à Wittgenstein. Dans ce dessin, quelqu’un qui vivrait dans une région où il y a des canards mais aucun lapin verra naturellement un canard ; celui qui vit dans un pays avec lapin et sans canard percevra évidemment un lapin. S’ils se rencontrent, chacun accusera l’autre de se tromper. En fait, chacun a raison en ce qu’il affirme, tort en ce qu’il nie. Leur différence ne tient pas au dessin lui-même, il est le même pour les deux, mais à leur expérience et à leur culture. Et on ne peut pas trancher entre le canard et le lapin : les deux sont justes.
La deuxième image qu’on trouve aussi chez Robinson compare les religions à une carte de géographie. Une carte représente le globe terrestre sur une surface plane et pour cela se sert d’un système de projection. Il n’existe pas de système de projection parfait : chacun représente bien la terre et en même temps ces représentations sont en partie distordues. Toutes les cartes sont à la fois justes et fausses. Il en va de même pour les religions : elles disent non pas ce qu’est Dieu en lui-même mais Dieu tel qu’il nous apparaît, tel que nous nous le représentons.
Ces deux images indiquent bien le type de relativisme développé par Hick. Pour lui, et en tant que philosophe des religions il s’efforce de le montrer, il y a bien une réalité transcendante qui se manifeste à nous (de même qu’il y a un dessin ou un globe terrestre). Toutefois cette réalité qui nous dépasse, nous n’en avons qu’une connaissance partielle et approximative. Notre perception de Dieu le reflète bien, mais ne coïncide pas avec sa réalité. Entre ce qu'il est et la manière dont nous le sentons, il existe à la fois un lien, un rapport et une distance, une distorsion Les religions ont toutes de la vérité, aucune ne peut se prétendre vérité absolue ou parfaite. Ou, pour dire la même chose autrement, les religions ne sont pas révélées ; elles sont des réponses humaines à une authentique révélation, c’est-à-dire à une présence et un appel qui viennent d’ailleurs
3. Les vallées et la plaine
Hick décrit le changement que provoque la modernité à l'aide d'une parabole. Imaginez, dit-il, une région de hautes montagnes avec de profondes vallées, séparées les unes des autres par des chaînes élevées. Dans chaque vallée, un groupe humain chemine ; il raconte des histoires qui lui sont propres et qui expriment son identité ; il a ses coutumes, ses rites, ses chants. Entre ces groupes, il n'y a que très peu de contacts, car seuls quelques éclaireurs peuvent franchir les crêtes qui séparent les vallées, et chaque groupe, même s'il sait que d'autres existent, ne s'en préoccupe guère. Chaque groupe possède ses historiens, ses penseurs, ses poètes, ses artistes, qui à la fois traduisent et renforcent son identité. Telle était, jusqu'à une époque récente, la situation religieuse de l'humanité.
Voilà qu'aujourd'hui, après un très long cheminement dans leurs vallées respectives, les groupes arrivent dans la plaine où toutes ces vallées débouchent. Ce qui les séparait et les empêchait de communiquer n'existe donc plus. Ils sortent de leur provincialisme et de leur particularisme, ils se trouvent confrontés les uns avec les autres ; ils découvrent concrètement la pluralité et la diversité dont ils avaient jusque là seulement une conscience théorique. Que va-t-il se passer ? Plusieurs scénarios sont envisageables. Qu'ils se massacrent les uns les autres, par exemple, ce qui représente un danger très réel contre lequel il importe de lutter. Ou bien, qu'ils fusionnent, soit qu'ils se rallient tous à l'un de groupes en s'appropriant son histoire, sa sensibilité, soit qu'ils mélangent dans une synthèse les apports des uns et des autres. Ce scénario apparaît sinon impossible, du moins prématuré. Leurs histoires, leurs chants, leurs rites ont profondément façonné et structuré la personnalité des uns et des autres. Y renoncer, les abandonner représenterait une mutilation insupportable. En fait, il ne reste qu'une solution possible et souhaitable : qu'ils cheminent côte à côte, en se respectant, en apprenant à se connaître, en échangeant, sans tenter, pour le moment de supprimer leur pluralité. Peut-être arriveront-ils à fusionner après avoir longtemps cheminé ensemble, après avoir vécu des événements semblables, après avoir partagé les mêmes expériences, après avoir eu des chants, des poèmes, des penseurs de la plaine commune. Hick n'exclut pas qu'on aboutisse à une religion unique ; mais il estime que cela demandera beaucoup de temps, parce qu'il faut qu'elle se fonde sur une expérience et donc une histoire communes. Si on essaie de précipiter les événements, de violenter les âmes, on la rendra impossible. De plus, une unification appauvrirait considérablement l’histoire et l’expérience religieuses de l’humanité : la diversité est bien préférable. Respectons donc scrupuleusement les diversités et communiquons, ce qui est possible, car il y a aussi des points communs du fait que la réalité transcendante dont la rencontre a donné naissance aux diverses religions est une. Hick fait des rapprochements très intéressants entre des textes de spirituels chrétiens, hindous, bouddhistes, juifs et musulmans, qui certes ne disent pas la même chose et restent différents, mais entre lesquels on peut trouver des ponts ou des portes qui permettent des partages, des convergences et des influences réciproques. Hick préconise donc non pas une fusion ou une unification religieuse (sans toutefois totalement l’exclure) mais plutôt des alliances et des échanges.
Si les religions doivent, en tout cas pour le moment, rester différentes, par contre Hick estime que les théologies doivent s'unir. La théologie consiste, selon lui, en une analyse et une réflexion qui porte sur l'expérience religieuse et qui l’interprète. Elle ne dit pas ce qu’est Dieu en lui-même, mais ce qu’il est pour nous, comment nous le percevons et le vivons, comment il change notre vie. Désormais, la théologie ne doit plus s'occuper, comme elle le faisait naguère, d'une seule, mais de l'ensemble des expériences religieuses. Les exclusivismes et les inclusivismes pouvaient bien convenir quand chacun marchait dans sa propre vallée ; ils aidaient les gens à vivre et à comprendre leur foi. Par contre, dans la plaine, il faut sortir des compartimentages confessionnels et élaborer une théologie globale, mondiale, universelle ou pluraliste qui corresponde à l’expérience et à la situation qui sont les nôtres. Hick en donne un exemple dans un livre intitulé La mort et la vie éternelle, où il réfléchit sur ce problème en prenant en compte aussi bien la réflexion des philosophes que les diverses conceptions religieuses. Nous ne pouvons plus nous comporter comme si seule notre tradition avait de la valeur et ignorer ou mépriser les autres. Il nous faut les faire entrer dans notre réflexion et une théologie ne peut aujourd'hui qu'être plurireligieuse. Hick écarte donc, en tout cas provisoirement un syncrétisme religieux ; il préconise dans l'immédiat et de manière urgente un syncrétisme théologique. « Il ne doit plus y avoir, écrit-il, des théologies chrétiennes ou musulmanes, mais des théologies humaines qui utilisent globalement et non fragmentairement les données religieuses ».
4. Une révolution copernicienne.
Cette nouvelle attitude envers les autres, faite de respect, d'échange, de prise en compte théologique de leur expérience implique un profond changement, on pourrait presque parler de mutation, pas seulement, mais aussi pour les chrétiens. Cette conversion ou cette transformation nécessaire, Hick la compare à celle intervenue dans notre vision du cosmos avec ce qu'on a appelé la révolution copernicienne, c'est-à-dire avec la découverte que la terre tourne autour du soleil, et non pas le soleil autour de la terre.
Pendant des siècles, les chrétiens ont développé spirituellement et théologiquement, dans leur piété et leur réflexion un christocentrisme absolu. Jésus Christ représentait pour eux le centre non seulement de leur foi, mais aussi de toute l'histoire humaine et même de l'ensemble du cosmos. Tout tournait autour de lui. Les autres religions devaient donc soit se rallier à lui soit disparaître. Or, petit à petit depuis le dix-huitième siècle, plus massivement depuis cinquante ans, on s'aperçoit que ce christocentrisme absolu et exclusif ne fonctionne pas très bien. De même, le système géocentrique de Ptolémée, à un certain moment, devient incapable de rendre compte de manière satisfaisante des observations astronomiques que les nouvelles lunettes permettent de faire. Il y a des mouvements aberrants d'astres qu'on n'arrive pas à expliquer. Dans un premier temps, les astronomes n'abandonnent pas le système de Ptolémée, ils le complexifient ; ils inventent des « épicycles », pour intégrer au système les anomalies constatées. On s'aperçoit vite, que cela ne va pas ; à la suite de Copernic, non sans douleurs et difficultés, non sans révisions déchirantes, on abandonne la thèse du géocentrisme pour celle de l'héliocentrisme qui va résoudre, en tout cas pour une longue période, tous les problèmes. Selon Hick, les thèses inclusivistes, celle de la révélation préparatoire, celles des semences de vérités, celle du chrétien anonyme, celle de la voie ordinaire du salut distinguée de la voie extraordinaire et supérieure, ressemblent à ces épicycles, tentatives vaines et compliquées pour sauvegarder un système périmé. Il faut regarder la situation en face et en prendre son parti, même si l'admettre nous bouleverse : le centre, ce n'est pas le Christ, c'est Dieu ou la réalité transcendante. Le Christ est simplement l'une des planètes qui tournent autour du centre, comme le sont le Bouddha, Mahomet, ou d'autres encore. On peut comparer entre elles ces diverses planètes, estimer l'une préférable à l'autre, tenir à la sienne ; on doit reconnaître qu'elle ne se situe pas au centre et qu'elle n'est pas la seule. « La présence de Dieu dans le Christ, écrit Hick, n'exclut pas une présence également valide de Dieu dans d'autres religions »; et ailleurs : « nous pouvons confesser qu'il y a un salut en Christ sans avoir à affirmer qu'il n'y a pas de salut ailleurs qu'en Christ »*.
Cette révolution copernicienne oblige toutes les religions à renoncer à leur prétention de détenir une vérité exclusive. Dans le cas du christianisme, elle implique l'abandon de la doctrine de l'incarnation unique de Dieu dans la personne du Christ. Cette doctrine était-elle une erreur, une aberration ? Non ; il s'agit d'une métaphore, d'une image, d'un symbole qui correspond à notre expérience spirituelle et dit une vérité. Elle exprime le fait que lorsque nous avons rencontré Jésus, c'est Dieu lui-même qui nous a rencontrés. Notons d’ailleurs que l’exégèse a établi que très probablement Jésus ne s’est jamais dit « Dieu-homme » ni « Dieu incarné » ; ce sont ses disciples, et encore pas immédiatement, qui l’ont affirmé pour exprimer la manière dont ils vivaient leur lien avec lui. L'erreur a été de transformer cette métaphore juste en proposition ontologique, en affirmation dogmatique sur l'être de Dieu et de Jésus, de lui donner un statut épistémologique indu. Il nous faut apprendre la relativité de nos affirmations et de nos doctrines, pour qu'elles ne deviennent pas des idoles qui prennent la place de Dieu, de la réalité transcendante, qui se substituent à elle, qui la cachent et qui nous entraînent dans des impasses.
5. Question critique
Hick est un théologien qui dérange par sa liberté d'esprit jointe à une foi profondément nourrie de l'évangile. Je ne cache pas que je me sens sur bien des points très proche de lui. Je suis, depuis toujours, partisan d'un travail de révision et de reformulation des grandes doctrines. Je pense, aussi, qu'on a surévalué et qu'on continue de surévaluer le thème de l'incarnation et que le christianisme a souvent erré parce qu'il a transformé des images, des paraboles en doctrines. J’aimerais savoir, comme lui, joindre réflexion et piété, profondeur et clarté, critique et élan. Je trouve que son style à la fois savant et populaire correspond bien à ce dont les églises ont aujourd’hui besoin.
Il n'en demeure pas moins que Hick me laisse très insatisfait sur un point. Le pluralisme reste un peu trop, chez lui, une juxtaposition et une addition. Dans la rencontre avec les autres, nous devons accepter de beaucoup recevoir d'eux, Hick a raison de le souligner c'est vrai. Il y a aussi des choses qu'il nous faut refuser : comment faire le tri ? Parmi les noms de Dieu, n’y en a-t-il pas qui soient mauvais ? Hick sait bien qu’il existe des religions aux effets négatifs (il mentionne les sectes meurtrières qui organisent des suicides collectifs). Il pense que si aucune perception ou image de Dieu n’est parfaitement juste ni totalement exacte, certaines sont cependant meilleures ou plus adéquates que d’autres. Il reconnaît qu’il faudrait définir des critères. Il en suggère deux : d’abord, l’éthique engendrée par une religion ; ensuite, sa puissance de transformation des individus et des sociétés, autrement dit son efficacité salvifique concrète dans notre monde. Toutefois, il ajoute immédiatement que ces critères, théoriquement satisfaisants, fonctionnent mal dans la pratique, parce que dans chaque religion on rencontre des gens très différents dont le niveau éthique et spirituel varie considérablement et aussi parce qu’à diverses époques et en divers lieux, les religions ont eu des impacts tantôt négatifs tantôt positifs sur les sociétés, ce qui empêche un jugement global. On peut certes disqualifier des formes frustres, brutales, sauvages de religion, mais pas hiérarchiser les grandes religions. Nous n’avons pas les moyens de déterminer laquelle est la meilleure. Hick ne va pas plus loin, à la différence des théologiens que nous verrons dans la quatrième et dernière partie de ce cours et que j'ai appelés les pluralistes (ils admettent une pluralité de religions et de révélations) avec norme (ils proposent un critère ou un principe de jugement).
André Gounelle
Notes :