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Théologie des religions

Les inclusivismes -
quatrième partie : La position du Magistère Catholique

Dans l'éventail des grandes confessions chrétiennes, le catholicisme présente la particularité d'avoir un magistère, c'est-à-dire un organisme qui définit les doctrines et positions officielles. Ce magistère est exercé par le collège des évêques, soit réuni en concile, soit représenté par son porte-parole, le pape. Je rappelle qu'au niveau des principes (même si dans les faits, il en va parfois autrement), l'autorité du pape lui vient de ce qu'il parle et décide au nom de l'ensemble des évêques ; il est seulement le visage et la voix du collège épiscopal. On ne rencontre, par contre, aucun organisme analogue ni dans l'orthodoxie ni dans le protestantisme (sauf quelques exceptions de type plus sectaire que vraiment protestant), ce qui fait que si l'on trouve dans ces confessions diverses attitudes et appréciations envers les religions non chrétiennes, aucune ne peut se prétendre officielle ni obligatoire, et aucune ne peut être imposée, autorisée ou rejetée par une quelconque autorité.

Nous allons donc examiner ce que le magistère catholique dit des religions non chrétiennes. Il en a une approche et une vision à dominante inclusiviste, fortement marquée durant la deuxième moitié du vingtième siècle par les thèses de Rahner. Cependant, après avoir fortement encouragé le dialogue interreligieux, ces toutes dernières années, il exprime des réserves, des réticences des objections, des mises en garde comme s’il craignait qu’on aille trop loin et que l’ouverture des années 80-90 entraîne des dérives.

Le catholicisme insiste souvent sur l'unité de sa doctrine qui se déploie progressivement, qui développe des implications que l'on n'avait pas vues au départ, mais qui ne change pas. Malgré cette insistance, je vais faire une présentation chronologique. J'ai réparti les textes en trois grandes sections : la première passera en revue les déclarations antérieures à 1962, c'est-à-dire au Concile de Vatican 2, la deuxième portera sur les textes conciliaires ou post-conciliaires à partir de 1962, et la troisième traitera des documents postérieurs à 1997.

1. Avant 1962

Avant 1962, on ne trouve pas grand-chose sur les religions non chrétiennes et la récolte des déclarations du magistère donne des résultats non pas nuls, mais assez maigres. On a quelques déclarations qui ne portent pas tellement sur les religions en elles-mêmes que sur les païens et leur salut. Elles ne s'interrogent pas sur la signification et la valeur théologiques des spiritualités, des doctrines, des ritualités, des institutions non chrétiennes. Elles s'inquiètent du sort ou de la destinée des païens, de ceux qui, pour des raisons diverses, ne sont pas au bénéfice de l'enseignement, des sacrements, de la médiation de l'Église.

1. Hors de l'Église pas de salut

De nombreux textes officiels, émanant d'un pape ou d'un Concile, soulignent nettement et fortement la nécessité d'appartenir à l'Église pour obtenir le salut.

Le plus ancien est une lettre que le pape Innocent III adresse, en 1208, à l'archevêque de Tarragone à propos des vaudois et contre leurs thèses. En demandant que les repentis la signent, le pape formule la confession de foi « catholique » qui contient la phrase suivante* :

« Nous croyons de tout notre cœur et confessons de notre bouche une seule Église, non celle des hérétiques, mais la sainte Église romaine, catholique, apostolique, en dehors de laquelle nous croyons que personne n'est sauvé. »

Auparavant, des théologiens avaient déjà soutenu la thèse que hors de l'Église, il n'y a pas de salut. Elle remonte, semble-t-il, à Cyprien de Carthage dans la première moitié du troisième siècle. Ici, pour la première fois, un organisme ecclésiastique la rend officielle. Le magistère la prend à son compte et précise bien que dans cette formule, il s'agit de l'Église romaine (et non d'une Église invisible, ou de la communauté des croyants). Ce que confirme sept ans plus tard, le Concile de Latran qui réagit contre les mouvements spiritualistes qu'évoque Umberto Ecco dans Le nom de la rose. Ce concile s'oppose en particulier aux albigeois ou cathares et les condamne. « En dehors de l'Église, écrit-il, absolument personne n'est sauvé » .

Un siècle plus tard, en 1302, Boniface VIII , voulant affirmer la supériorité du pouvoir spirituel du pape sur le pouvoir temporel des rois, promulgue la bulle Unam Sanctam qui déclare :

« La foi nous oblige instamment à croire et à tenir une seule sainte Église catholique et en même temps apostolique ... hors de laquelle il n'y a pas de salut, ni de rémission des péchés ... Unique, en effet fut l'arche de Noé au temps du déluge, qui préfigurait l'unique Église ... elle avait un seul pilote et chef, à savoir Noé, et hors d'elle, nous l'avons lu, tout ce qui subsistait fut détruit ... En conséquence, nous déclarons, disons et définissons qu'il est absolument nécessaire au salut, pour toute créature humaine, d'être soumis au Pontife romain. »

La bulle utilise donc une comparaison, très parlante et sans aucune ambiguïté ni échappatoire possible, avec l'arche. Tous ceux qui ne font pas partie de l'Église périront, de même que le déluge a noyé tout le monde à la seule exception des passagers de l'arche.

En 1442, se réunit à Florence un concile, qui avait pour objectif de réconcilier les orthodoxes et les catholiques. Il n'y réussit pas, même s'il obtient que quelques petites Églises d'Orient reconnaissent l'autorité du Pape. Le Concile approuve une bulle, dite Cantate Domino, qui déclare* :

« Aucun de ceux qui se trouvent en dehors de l'Église catholique, non seulement païens, mais encore juifs, hérétiques et schismatiques ne peuvent devenir participants à la vie éternelle. Ils iront dans le feu éternel qui est préparé par le diable et ses anges, à moins qu'avant la fin de leur vie, ils ne lui aient été agrégés ... Personne ne peut être sauvé, si grandes que soient ses aumônes, même s'il verse son sang pour le nom du Christ s'il n'est pas demeuré dans le sein et dans l'unité de l'Église catholique. »

La foi, même celle qui se montre charitable, même celle qui conduit à verser son sang pour Christ, ne suffit pas, si on n'appartient pas à l'Église Romaine. Les textes cités précédemment visent plutôt des dissidents que des non chrétiens, bien que les formules qu'ils emploient excluent de fait les païens du salut. Ici, par contre, les païens sont expressément cités, ainsi que les juifs.

2. Les atténuations ou exceptions.

Ces textes, très durs et sévères, réservent le salut aux seuls catholiques bien soumis et bien pensants. Cette rigidité excessive a toujours gêné, embarrassé des spirituels et théologiens catholiques. Aussi, pour la contourner sans l'abandonner, ils ont imaginé des adoucissements, ou selon une expression de Jacques Dupuis, des « suppléances » à l'appartenance et à la soumission à l'Église romaine. J'en mentionne trois.

Premièrement, on a prévu la possibilité que des gens entendent la prédication du Christ après leur décès, qu'ils se convertissent et adhèrent à l'Église romaine alors qu'ils sont déjà entrés dans le séjour des morts. Cette thèse se fonde sur un passage bien connu et mystérieux de la première épître de Pierre* selon lequel le Christ après sa mort serait « allé prêcher aux esprits en prison, qui avaient été rebelles autrefois ... aux jours de Noé ». Origène interprète dans cette perspective la descente du Christ aux enfers, entre le Vendredi saint et Pâques : s'il se rend aux enfers, c'est pour y annoncer l'évangile, pour appeler les décédés à se convertir et à recevoir le baptême. On maintient donc qu'il n'y a pas de salut hors de l'appartenance à l'Église, mais on ajoute que cette appartenance peut intervenir post mortem et pas seulement durant la vie terrestre.

Deuxièmement, on a forgé la théorie des « limbes ». On appelle limbes une région de l'enfer où les damnés ne souffrent pas. Ils ne subissent pas de tortures, ils ne sont pas malheureux, ils jouissent même d'un certain bonheur, mais très inférieur à la félicité ou à la béatitude que connaissent dans le paradis les sauvés. Dans les limbes, se trouvent les croyants de l'Ancien Testament, les nouveau-nés morts sans avoir été baptisés ; très vite, on y ajoute les païens vertueux, ceux qui ont cherché Dieu sincèrement, sans le trouver. Ils profiteraient d'un salut de qualité inférieure et il faut voir en eux une catégorie intermédiaire entre les damnés et les élus. Cette thèse a été encore défendue en France par le Cardinal Billot en 1919 (en pensant aux non chrétiens morts « pour la France » durant la guerre).

Troisièmement, Thomas d'Aquin envisage la possibilité d'une révélation intérieure qui permet à celui qui n'a jamais entendu parler de l'Évangile d'y croire cependant et à celui qui n'a jamais eu le moindre contact avec l'Église de lui appartenir néanmoins.

« Si quelqu'un avait été élevé dans le désert ou parmi des animaux sauvages, pourvu qu'il suivît sa raison naturelle, cherchant le bien et évitant le mal, nous devons certainement tenir que Dieu lui ferait connaître par une révélation intérieure ce qui doit être cru, ou alors qu'il lui enverrait un prédicateur, comme il l'avait envoyé Pierre à Corneille.

Si quelqu'un né dans une nation barbare faisait ce qu'il peut, Dieu lui révélerait ce qui est nécessaire au salut, soit par une inspiration divine, soit par l'intermédiaire d'un maître qu'il lui enverrait. »

Le premier paragraphe concerne quelqu'un qui n'aurait aucune religion et le second envisage le cas de quelqu'un qui appartient à une « nation barbare » et donc à une religion païenne. Faute de prédication extérieure, Dieu se révélerait donc intérieurement à eux (ce que Calvin semble aussi admettre). On est ici assez proche de l'idée du « chrétien anonyme », de celui qui est chrétien sans le savoir.

Si des théologiens catholiques proposent et défendent ces trois suppléances, elles n'ont fait l'objet d'aucune décision du magistère. Ce qui veut dire qu'elles relèvent d'une opinion libre, ni approuvée ni condamnée, ni obligatoire ni interdite, qu'un catholique peut accepter ou refuser.

3. « L'ignorance invincible »

Les grandes explorations et la découverte de l'Amérique, en 1492, vont relancer la question. Que dire des indiens, des habitants du Nouveau Monde avant l'arrivée des missionnaires ? Sont-ils privés de salut ? À cette question, on donne quatre réponses différentes :

La première, très rigoriste, se trouve chez Nicole, le théologien de Port Royal, qui déclare que « pas un américain ne sera sauvé » (comprenez : « pas un américain avant l'arrivée de Colomb et des missionnaires »).

La deuxième estime que des apôtres se sont rendus en Amérique (j'ai parlé à propos de Calvin de cette croyance), que l'évangile a été annoncé aux indiens, et que s'ils ne sont pas chrétiens c'est qu'ils ont refusé leur prédication, ou qu'ils l'ont déformée. Ils sont donc coupables, et méritent la damnation.

La troisième réponse applique aux « américains » la thèse de Thomas d'Aquin que nous venons de voir.

Le magistère va adopter une quatrième réponse qui déclare que la formule « hors de l'Église pas de salut » ne s'applique pas à ceux qui ont vécu dans des circonstances telles qu'ils n'ont eu aucune possibilité d'entendre l'évangile et de connaître l'Église. Elle ne concerne pas ceux qui ont vécu dans « une ignorance invincible » de la foi chrétienne. L'expression « ignorance invincible » apparaît pour la première fois dans une allocution du pape Pie IX* en 1854 :

« Personne ne peut être sauvé en dehors de l'Église romaine, apostolique, elle est l'unique arche de salut. Celui qui n'y est pas entré périra par le déluge : mais, cependant, il faut tenir également pour certain que ceux qui souffrent de l'ignorance de la vraie religion, ignorance invincible, n'en sont nullement rendus coupables aux yeux du Seigneur. »

Une allocution du pape a une autorité réelle, mais limitée. La thèse de « l'ignorance invincible » est confirmée et rendue officielle par une encyclique de 1863, Quanto conficiamur moerore, qui dit* :

« Ceux qui souffrent d'une ignorance invincible concernant notre très sainte religion, en observant avec soin la loi naturelle et ses préceptes, gravés par Dieu dans le cœur de tous, et qui sont disposés à obéir à Dieu, et mènent ainsi une vie honnête et droite, peuvent, avec l'aide de la lumière et de la grâce divines acquérir la vie éternelle ; car Dieu ... ne permet pas que quelqu'un soit puni des supplices éternels sans être coupable de quelque faute volontaire.

Mais nous savons qu'en dehors de l'Église catholique personne ne peut être sauvé, et que ceux qui sont rebelles à l'autorité de cette même Église et à ses définitions et qui sont opiniâtrement séparés de l'unité de cette Église et du pontife romain, le successeur de Pierre ... ne peuvent pas obtenir le salut. »

Je fais quatre remarques sur ce principe de l'ignorance invincible :

1. L'ignorance invincible signifie l'impossibilité matérielle d'entendre l'évangile. Celui qui n'y a pas prêté attention, ou n'a pas compris ce qu'on lui annonçait n'entre pas dans cette catégorie.

2. L'ignorance invincible n'excuse que celui qui a le désir de découvrir la vérité et qui fait des efforts pour y parvenir, et qui, de plus, mène une vie droite et honnête.

3. En aucun cas, le principe de l'ignorance invincible ne peut s'appliquer aux hérétiques, aux chrétiens de confession non romaine (même si à partir des années 50, les déclarations de Rome s'adoucissent à l'égard de ceux qui croient en Christ et désirent sincèrement servir Dieu sans appartenir à l'Église Romaine).

4. Plusieurs textes du magistère précisent que le principe de l'ignorance invincible ne doit pas conduire à « l'indifférentisme ». L'indifférentisme enseigne que chacun peut adopter la religion qui lui convient le mieux, celle qui lui paraît la meilleure, la plus juste et la plus vraie, sans se rendre coupable devant Dieu et sans mettre en péril son salut. Peu importe la religion à laquelle on appartient pourvu que l'on soit sincère et honnête. Des encycliques de 1824, 1832, 1846, 1863, ainsi que le syllabus de 1864 condamnent sévèrement l'indifférentisme.

2. De 1962 à 1997

Les textes que nous venons de voir traitent des non chrétiens, de leur situation devant Dieu et ne disent rien de leurs religions, de leur signification et de leur valeur. La question se pose bien au dix-septième siècle à propos des « rites chinois ». Des missionnaires jésuites adaptent les cérémonies chrétiennes à la culture chinois ; il vont plus loin en adoptant et en baptisant des rites chinois. Ils sont dénoncés par leurs adversaires et concurrents dominicains ou franciscains. Rome condamne en 1704 les rites, mais sans se prononcer magistériellement sur le statut des autres religions C’est le Concile de Vatican 2 qui ouvre vraiment ce dossier.

1. Les différentes catégories de religions

En 1964, le Concile vote un long texte sur l'Église, la constitution dogmatique Lumen Gentium, dont un paragraphe, le § 16, traite des relations de l'Église avec les non chrétiens. L'année suivante en 1965, le Concile adopte la déclaration Nostra Aetate qui porte sur les autres religions. Ces deux textes classent les non chrétiens en trois catégories, selon leur plus ou moins grande proximité avec les chrétiens, selon leur degré de connaissance du Dieu confessé par les chrétiens.

On a, d'abord, les juifs, « le peuple très aimé de Dieu ». Ils doivent être particulièrement chers aux chrétiens. Ils les ont précédés dans leur foi, et on doit les respecter et les honorer comme nos pères et mère spirituels. Nostra Aetate condamne catégoriquement tout antisémitisme. Les juifs connaissent Dieu et ont joué un rôle important dans son plan pour sauver l’humanité. Ils ont droit non seulement à l’estime mais à l’affection des chrétiens.

Ensuite, viennent les musulmans qui « professent la foi d'Abraham, adorent avec nous le Dieu unique, miséricordieux, futur juge des hommes au dernier jour ». Nostra Aetate appelle les chrétiens à considérer « avec estime » les musulmans, à surmonter dissensions et inimitiés dans un effort de compréhension et à collaborer avec eux dans le domaine des valeurs morales. Les musulmans connaissent Dieu, suivent sa volonté dans le domaine éthique, mais, à la différence des juifs, ils ne jouent aucun rôle dans le plan de Dieu. Ils ont le droit à l’estime des chrétiens et en sont les alliés sur le plan de la moralité.

Enfin, sont mentionnés les autres « qui cherchent encore dans les ombres et sous des images un Dieu qu'ils ignorent » Dans cette catégorie Nostra Aetate range l'hindouisme et le bouddhisme. Á la différence des juifs et des musulmans, hindouistes et bouddhistes ont une intuition voire un sentiment du sacré tout à fait respectable, mais ils ne connaissent pas Dieu.

Le Concile précise que Dieu n'est pas loin de ces croyants, à quelle catégorie qu'ils appartiennent. Il rappelle que, pour le catholicisme, « peuvent parvenir au salut ceux qui sans qu'il y ait de leur faute ignorent l'évangile du Christ, mais cherchent pourtant Dieu d'un cœur sincère et ... s'efforcent ... d'accomplir sa volonté ».

Le Concile introduit une première nouveauté par rapport aux textes antérieurs. Il prend en compte la diversité des religions. Il n'en parle pas en bloc, de manière générale, en les mettant toutes dans le même sac. Il fait des distinctions. Il établit une hiérarchie qui privilégie les religions abrahamiques et en tout premier lieu le judaïsme. Remarquons qu’au dix-neuvième siècle, si le magistère ne fait pas de distinctions, la plupart des théologiens catholiques auraient établi une classification inverse de celle de Vatican 2. Ils auraient donné une préférence théologique et religieuse à l’hindouisme et au bouddhisme parce que ces spiritualités se sont formées et développées indépendamment du christianisme, alors que le judaïsme et à l’islam l’ont connu, ont eu des contacts nombreux et étroits avec lui, et ne s’y sont pas ralliés. Dans le cas des asiatiques, il y a une ignorance invincible, dans celui des juifs et des musulmans un aveuglement obstiné, ce que l’on jugeait bien pire. S’exprime donc là un changement important dans la sensibilité et l’appréciation des catholiques (mais pas dans les positions officielles du magistère qui ne s’était jamais prononcé sur ce point-là).

2. La préparation évangélique

On constate une seconde nouveauté. Lumen Gentium l'esquisse en laissant entendre que les religions préparent à l'évangile. La Déclaration Nostra Aetate va beaucoup plus loin. Elle ne s'intéresse pas essentiellement aux personnes, comme le faisait encore Lumen Gentium. Elle s'occupe des religions en tant que telles et traite de leurs relations avec l'Église catholique. Le Cardinal Béa, qui en fut l'artisan, souligne fortement en la présentant cette nouveauté : « Pour la première fois, dit-il, dans l'histoire de l'Église, un concile expose des principes au sujet des religions non chrétiennes ».

La Déclaration part de deux grandes principes qui esquissent ce que l'on pourrait appeler une théorie de l'être humain et de ses religions. Le premier affirme que l'humanité présente une unité fondamentale qui tient à son origine (elle a été crée par Dieu) et à sa finalité (elle est destinée à « la Cité sainte que la gloire de Dieu illuminera »). Le second principe déclare que les religions apportent des réponses aux questions que l'être humain, en raison de son origine et de sa destinée, porte en lui : celles du sens, du bien et du mal, de la souffrance, de la mort, de la vérité dernière.

Les réponses des religions à ces questions se répartissent en deux grandes catégories.

1. D'abord, celles que donnent les religions « liées au progrès de la culture ». Si je comprends bien, cela veut dire qu'elles élaborent leur réponse par une recherche, une spiritualité, et une méditation purement humaines, sans qu'il y ait révélation surnaturelle. En réfléchissant sur le monde, sur l'existence, ces religions scrutent le « mystère divin », l'expriment par des mythes ou des notions philosophiques, et cherchent une libération ou une illumination. Il s'agit, pour elles, de répondre « à l'inquiétude du cœur humain en proposant des voies, c'est-à-dire des doctrines, des règles de vie et des rites sacrés ». Dans cette catégorie, entrent l'hindouisme, le bouddhisme (que souvent l'on considère comme une philosophie, ou une sagesse plus que comme une religion), bref des religions qui ne prétendent pas reposer sur une révélation. La déclaration Nostra Aetate affirme alors* :

« L'Église catholique ne rejette rien de ce qui est vrai et saint dans ces religions. Elle considère avec un respect sincère ces manières d'agir et de vivre, ces règles et ces doctrines qui tout en différant en beaucoup de points de ce qu'elle-même tient et propose, cependant apportent souvent un rayon de la vérité qui illumine tous les hommes. »

La nouveauté consiste ici en une appréciation positive qui s'étend aux règles, aux doctrines et aux rites . On ne s'en tient pas comme précédemment au problème des personnes. Les structures religieuses « païennes » n'égarent pas ni ne trompent les personnes sincères, celles qui ont soif de spiritualité, qui cherchent la vérité, qui s'efforcent de mener une vie authentique. Au contraire, elles les aident. Toutefois, cette aide ne suffit pas, et la Déclaration souligne que l'Église reste « tenue d'annoncer ... le Christ qui est la voie, la vérité et la vie », qui seul apporte la plénitude de la vie religieuse. On trouve des lueurs dans les autres religions, l'évangile seul donne une totale lumière.

2. Ensuite, dans une seconde catégorie, Nostra Aetate considère les réponses qui viennent d'une révélation, plus ou moins bien reçue, comprise, et transmise. Cette catégorie comprend essentiellement le judaïsme, et à un degré moindre l'Islam.

En ce qui concerne le judaïsme, le document de la Commission théologique internationale déclare qu'il a reçu la révélation divine, en précisant toutefois que cette révélation reste inachevée, incomplète tant que l'évangile ne vient pas en dévoiler toute la signification*. Il ajoute que la place unique qu'occupe le judaïsme dans le plan de Dieu interdit de considérer des livres ou des traditions religieuses d'autres peuples comme l'équivalent d'un Ancien Testament (il y a là un évident coup de patte contre les thèses de certains théologiens africains).

L'Islam, de son côté, précise Nostra Aetate, a conservé « certains éléments de révélation », en les interprétant dans un contexte différent de celui de la Bible*. Ainsi, les musulmans vénèrent Jésus, la Vierge, et pratiquent la prière, l'aumône et le jeune.

3. Quête ou présence du salut ?

Les textes du Concile peuvent se lire de manière différente et s’esquissent deux interprétations, deux thèses qui ont chacune leurs partisans et leurs défenseurs.

1. Pour la première, d'un point de vue catholique, il faut voir dans les religions une aspiration et une quête de salut. Elles témoignent d'un manque et d'un désir (ce qui se rapproche de la position de Bultmann). Les religions ont une valeur positive en ce qu'elles posent la question fondamentale de l'existence humaine, qu'elles empêchent qu'on l'oublie, qu'elles en donnent une conscience aiguë. Par contre, elles ne lui apportent aucun élément de réponse. Il semble que Paul VI ait adopté cette première interprétation. Ainsi, en 1976, dans une exhortation apostolique (texte qui n'a pas une autorité magistérielle), il déclare* :

« Notre religion instaure effectivement avec Dieu un rapport authentique et vivant que les autres religions ne réussissent pas à établir, bien qu'elles tiennent pour ainsi dire leurs bras tendus vers le ciel. »

Les religions non chrétiennes sont quêtes et prières (« bras tendus vers le ciel »), alors que l'évangile apporte un exaucement. Un texte de Jean-Paul 2, en novembre 1994, va dans le même sens  ; il s'agit également d'une lettre qui ne relève pas de l'autorité magistérielle. Le pape écrit :

« Nous touchons ici le point essentiel qui différencie le christianisme des autres religions dans lesquelles s'est exprimée dès le commencement la recherche de Dieu de la part de l'homme. Dans le christianisme, le point de départ, c'est l'incarnation du Verbe. Ici ce n'est plus seulement l'homme qui cherche Dieu, mais c'est Dieu lui-même qui vient en personne parler de lui-même à l'homme. »

2. La seconde interprétation estime que les religions n'expriment pas seulement la quête et le désir de salut. Elles contiennent aussi des éléments de réponse et portent en elles des bribes de révélation. Ce thème domine chez Jean-Paul 2 dans ses déclarations des années 80. Il insiste beaucoup sur l'action de l'Esprit, dont les textes conciliaires parlent peu à propos des autres religions. Dans nos prières, dit-il en citant Paul (Romains 8/26) , c'est l'Esprit lui-même qui prie en nous « par des gémissements inexprimables ». Si les religions sont quêtes et demandes du salut, autrement dit si elles sont des prières, cela signifie que l'Esprit agit en elles, les travaille, et leur injecte des éléments de vérité. Ainsi, elles conduisent sur le chemin du salut, même si elles ne permettent pas d’aller pas jusqu'au bout de ce chemin, jusqu'à la réalité pleine du salut que seul apporte le Christ. Dans une encyclique de 1986, donc dans un texte ayant autorité magistérielle*, le pape déclare :

« Nous devons porter plus loin notre regard et avancer vers le large, en sachant que le vent souffle où il veut ... Le Concile de Vatican 2 ... nous rappelle que l'Esprit Saint agit aussi à l'extérieur du corps visible de l'Église. Il parle justement de tous les hommes de bonne volonté dans le cœur desquels invisiblement agit la grâce ... Nous devons tenir que l'Esprit Saint offre à tous, d'une façon que Dieu connaît, la possibilité d'être associé au mystère pascal ».

2. Religions et prières : Assise

On voit se dégager et s’imposer petit à petit l'idée que les religions relèvent de la prière, sont des prières. Du coup la question de la valeur des religions dépend de la manière dont on comprend la prière : faut-il voir dans la prière la recherche de Dieu qui n'est pas là, la demande de la grâce qui nous manque ? Ou la prière témoigne-t-elle de la présence de Dieu dans nôtre vie, du travail de la grâce en nous ?

Dans cette perspective, on comprend l'importance et l'éclat donnés par Jean-Paul 2 à la rencontre d'Assise en 1986. Il invite les représentants des diverses religions à une journée de prière, ce qui lui paraît possible sans trahison ni compromission théologique, puisque la prière définit à ses yeux le statut théologique des religions. Il les invite à prier dans le même lieu, mais pas à prier ensemble, pas à s'unir dans une prière commune, ce qui effacerait la différence entre le christianisme et les religions. Même s'il y a une présence de Dieu dans toute prière, il n'en demeure pas moins que sa présence dans la prière chrétienne à un caractère unique, ce qui interdit de la mettre sur le même plan que celle des autres et d'envisager une prière commune.

3. Après 1997

J’en arrive à la troisième période, après 1997, marquée par un raidissement du magistère. Nous avons vu que si les textes conciliaires affirment clairement et nettement la possibilité du salut des non chrétiens, par contre ils restent dans le vague ou le flou sur la valeur et le statut des religions non chrétiennes. Ils autorisent un éventail de positions plus ou moins larges et plus ou moins restrictives. Karl Rahner le note bien au lendemain du Concile. « Le problème essentiel ... est resté ouvert, écrit-il , ... la qualité théologique des religions non chrétiennes demeure indéfinie ». De même, le jésuite américain Paul Knitter estime que subsiste « une ambiguïté résiduelle dans [la] manière de comprendre le degré d'efficacité de la vérité et de la grâce contenues dans ces religions ».

Diverses interprétations des textes conciliaires restent donc possibles dans le cadre du catholicisme tant que le magistère n'a pas tranché entre elles. Il pourrait parfaitement décider de ne pas trancher, de laisser la question ouverte. En fait, depuis 1997, progressivement mais de plus en plus nettement, il s’achemine vers une décision en faveur des positions les plus strictes, les plus restrictives.

1. L’évolution de Rome

Á partir des années 80, le dialogue interreligieux et la réflexion théologique sur les religions connaissent en catholicisme un développement exponentiel. Les publications se multiplient, de nombreux colloques ont lieu. Les conférences épiscopales d’Asie en parlent beaucoup. Les Universités et Facultés de Théologie catholiques, en particulier mais pas seulement les francophones ouvrent des Instituts de Science et de Théologie des Religion. La réflexion qui se déploie conduit des thèses et à des révisions de plus en plus hardies. Tous les chapitres de la dogmatique y sont examinés et discutés. Assez vite, l’inclusivisme y tombe en discrédit. Alors que dans les années 60-70, on y voyait une avancée et une ouverture extraordinaires, on le juge insuffisant et arrogant à cause de l’affirmation de la supériorité chrétienne qu’il implique. Le pluralisme qui met sur un pied d’égalité diverses spiritualités et refuse d’accorder, en tout cas a priori, un quelconque privilège au christianisme gagne du terrain, ce qui conduit évidemment à reprendre et à modifier de nombreuses positions théologiques traditionnelles. Ce glissement de l’inclusivisme vers le pluralisme qu’opèrent plusieurs théologiens inquiète Rome qui tente de le freiner, voire de l’arrêter.

Dans les années 90-95, le pape exprime des réticences et des réserves dans plusieurs allocutions qui font contraste avec l’ouverture dont il faisait preuve dix ans plus tôt. Ces déclarations n’ont pas le statut de documents magistériels. Elles ont moins d’éclat et de portée. Elles traduisent, cependant, les préoccupations et les orientations de Rome.

En 1997, la Commission théologique internationale publie un long document d’environ 70 pages intitulé Le christianisme et les religions. Il fait honnêtement l'état de la question ; il accumule un peu pêle-mêle, sans les mettre en perspective, ni en faire une exégèse historique et critique, les citations bibliques. Il se termine pas un sévère avertissement contre ce qu'il appelle le pluralisme, qui en donnant une valeur théologique positive aux diverses religions lui paraît effacer la différence du christianisme* :

« Les religions parlent "du" Saint, "de" Dieu, "sur" lui, "à sa place", "en son nom". Ce n'est que dans la religion chrétienne que Dieu lui-même parle à l'homme par sa parole. »

Très nettement, ce document revient à une position inclusiviste classique : « Le dessein de Dieu, affirme-t-il, n'est rien d'autre que de récapituler toutes choses dans le Christ ». Les religions ont une valeur positive dans la seule mesure où elles préparent et conduisent à l'évangile.

En 2000, la Congrégation pour la Doctrine de la foi met en examen un ouvrage pourtant modéré et nuancé, publié en 1997, Vers une théologie chrétienne du pluralisme religieux, écrit par un jésuite âgé et très respecté, le Père Jacques Dupuis. La Congrégation en donne une appréciation assez sévère ; elle ne condamne certes pas le livre, mais elle en dénonce les « graves ambiguïtés … qui peuvent conduire le lecteur à des opinions erronées ou dangereuses ». La principale ambiguïté concerne la valeur des religions non chrétiennes. Le catholicisme admet qu’elles contiennent des éléments qui peuvent servir à acheminer vers le salut ; mais on aurait tort d’en déduire qu’elles sont en elles-mêmes, dans leur globalité, des instruments de salut. Autrement dit, qu’il y ait de bonnes choses dans les religions n’autorise pas à les considérer comme bonnes. On écarte donc la thèse de Rahner et Schlette que Dupuis avait en partie reprise. La Congrégation émet des réserves sur le titre même du livre de Dupuis : si elle estime légitime et nécessaire une théologie chrétienne des religions, par contre elle juge le pluralisme théologique contraire à la foi catholique. Il ne peut donc pas faire l’objet d’une « théologie chrétienne » Dupuis fera amende honorable, dans des conditions assez humiliantes à nos yeux, et se soumettra.

2. Dominus Jesus

Durant l’été 2000, paraît la déclaration Dominus Jesus qui ramasse et synthétise les avertissements antérieurs. Elle émane également de la Congrégation pour la Doctrine de la foi, reprend les objections adressées à Dupuis et elle est approuvée par le pape « avec science certaine et autorité apostolique » (ce qui, m’a-t-on dit, ne lui donne qu’une valeur relative).

Dominus Jesus s’en prend à l’affirmation, qualifiée de relativiste et de pluraliste, que « toutes les religions sont également valides comme moyen de salut » . Cette affirmation contredit, dit-elle, l’enseignement de l’Église catholique sur six points fondamentaux qu’énumère la Congrégation.

Premièrement, souligne-t-elle, la révélation de Jésus est complète et définitive. On ne peut donc pas soutenir ou supposer que les religions lui apportent des compléments ou des parallèles. Dans les religions s’expriment une expérience et une réflexion en recherche alors que le christianisme repose sur une révélation. Les croyances religieuses sont d’origine humaine, tandis la foi chrétienne « est l’accueil dans la grâce de la vérité révélée ». Il y a donc une différence fondamentale.

Deuxièmement, la Congrégation souligne que Jésus n’est pas un inspiré ou un prophète à côté et parmi d’autres, mais Dieu fait homme. Il est la seule incarnation de Dieu. Il est le logos. Les dogmes trinitaires et christologiques interdisent d’imaginer une présence du Logos en dehors de Jésus de Nazareth (l’extra calvinisticum est donc explicitement rejeté) et d’envisager une action salvatrice de l’Esprit là où Jésus-Christ n’est pas connu. L’Esprit n’est rien d’autre que l’esprit du Christ et n’agit pas en dehors de lui.

Troisièmement, le salut a sa source en Christ qui est unique et universel ; il n’y a pas d’autre voie que lui. Les divers itinéraires qu’offrent les religions n’ont de valeur que dans la mesure où ils conduisent à cette voie ; ils ne constituent pas des voies parallèles, mais des chemins pour rejoindre la seule voie.

Quatrièmement, le Christ agit uniquement dans l’Église c’est à dire dans l’Église catholique. La Congrégation précise que les communautés protestantes « ne sont pas des églises au sens propre », ce qui a provoqué quelques remous dans les milieux œcuméniques.

Cinquièmement, le Royaume n’a aucun sens en dehors de l’Église et du Christ ; ce qui récuse l’idée que juifs et chrétiens peuvent se rencontrer et communier dans l’attente du Royaume, ou que la réalité du Royaume puisse englober des communautés religieuses non chrétiennes.

Sixièmement, Dieu peut sauver des gens en dehors de l’Église, mais ce salut passe cependant par l’Église dont l’action bénéfique dépasse les frontières. L’Église est instrument de salut pour toute l’humanité, et elle est le seul instrument de salut. Elle est « sacrement universel du salut ». Bien entendu, certains de ceux qui ne lui appartiennent pas sont sauvés, mais ils sont sauvés par son moyen, même s’ils ne le savent pas et si on ne peut pas dire comment.

La supériorité et le monopole du christianisme tant dans le domaine du salut que dans celui de la vérité sont donc fortement soulignés et tout ce qui pourrait les atténuer est écarté. C’est seulement dans la mesure où il prépare à recevoir la vérité chrétienne, où il y achemine qu’un élément appartenant à une autre religion a une valeur positive. On a donc un inclusivisme étroit.

Remarques

Je termine par trois remarques sur cette évolution après 1997.

Premièrement, les textes et documents que je viens de citer n’ont pas le même poids que les décrets conciliaires et que les encycliques pontificales. Ils ont une autorité moindre et sont révisables, amendables, nullement définitifs. Il n’en demeure pas moins qu’on a l’impression d’une gradation montante : les allocutions du pape, le rapport de la commission théologique, la condamnation de Jacques Dupuis, la déclaration Dominus Jesus représentent une progression qui, si elle se continue, devrait aboutir à une encyclique, donc à un texte faisant pleinement autorité.

Deuxièmement, rarement une déclaration du Vatican s’est heurtée dans le catholicisme à une telle résistance ni a soulevé autant de protestations que Dominus Jesus. J’ai souvent entendu critiqué en privé par des prêtres et des théologiens des textes émanant de Rome, mais dans cette affaire la contestation s’est publiquement exprimée. Signe, peut-être que les choses changent et que la soumission à la curie ne va plus de soi.

 Troisièmement, on ne peut pas ignorer le contexte politique de cette évolution de Rome. Elle se produit dans une atmosphère de fin de règne. Jean-Paul 2 est plutôt conservateur ; néanmoins il y a vingt ans dans le domaine du dialogue interreligieux, il s’est montré audacieux et a fait avancer les choses. En vieillissant ne perd-il pas sa capacité d’initiative et de contrôle ? Ne devient-il pas plus craintif et traditionaliste ? D’autre part, la bataille de succession s’est engagée sous le manteau, de manière feutrée ; entre les camps, des comptes se règlent. Ce qui veut dire qu’avec un nouveau pape et une nouvelle équipe, les orientations peuvent changer en partie, à moins qu’entre temps une encyclique ne vienne verrouiller le débat. Qui vivra verra.*

André Gounelle

Notes :

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André Gounelle