Introduction
1. Délimitation du sujet
Quand on traite de "religion" d’un point de vue théologique, il y a trois démarches possibles. La première consiste à s'interroger sur l'essence ou la nature de la religion; la seconde à entreprendre une analyse des dialogues interreligieux dans l'histoire et aujourd'hui; la troisième à se préoccuper du jugement, positif, négatif ou mitigé que le christianisme peut ou doit porte sur les religions non chrétiennes. Je décris rapidement ces trois démarches en indiquant d'emblée que dans la suite je suivrai la troisième.
1. La notion de religion
1. La première démarche possible serait d'entreprendre une recherche sur la notion même de religion. Que faut-il exactement entendre par "religion"? Quelles caractéristiques doivent présenter une manifestation, un comportement, une cérémonie, un groupe, un mouvement pour qu'on les qualifie de religieux? La question se pose parce qu’on rencontre des phénomènes ambigus, qu’on ne sait pas bien comment classer ou qualifier. Par exemple, en Océanie, dans les années 50, on a vu se développer des "cultes du cargo" : la population de certaines îles attendaient et espéraient la venue d'un cargo qui leur apporterait des biens en abondance. S'agit-il d'une aspiration religieuse ou socio-économique, ou des deux à la fois ? Autre exemple, entre les deux guerres mondiales, à la grande colère des communistes, Berdiaev a soutenu que le marxisme présentait beaucoup plus les traits d’une église et d’une religion que ceux d’un mouvement politique ; aujourd’hui encore on relève des parentés troublantes entre les cellules ou sections de certains partis et des groupes ecclésiaux. Á l’inverse, on se demande souvent si on ne doit pas considérer le bouddhisme comme une philosophie plutôt que comme une religion et s’il ne faut pas voir dans l’islamisme un phénomène foncièrement politique qui utilise et manipule la religion. Ce qui se présente comme religieux ne l’est pas toujours et ce qui se refuse à être religieux l’est parfois. Comment faire le tri ? Le problème ici porte sur la nature, ou, selon une expression classique, sur l'essence de la religion.
2. Les quelques exemples que je viens de donner montrent le caractère flou et imprécis de la notion de religion. On en a parfois contesté la pertinence. En 1964, le canadien Cantwell Smith*, un philosophe et historien des religions publie un livre Le sens et la fin de la religion, où il propose d’écarter et d’éliminer le concept de « religion » qu’il juge vide et égarant. L’islam, le bouddhisme, l'animisme n'ont, en fait, rien de commun et on les regroupe artificiellement sous la même étiquette. Beaucoup de langues asiatiques, africaines ou océaniennes n'ont d'ailleurs pas de mot équivalent à « religion », et elles s'en passent très bien. Au contraire, un autre historien des religions, Mircéa Eliade, a essayé de montrer que toutes les religions ont des caractéristiques communes, des constantes, qui autorisent à les ranger sous la même étiquette. Aux États-Unis, s'opposent sur ce point l'école de Yale qui s'inscrit dans la ligne de Cantwell Smith et celle de Chicago marquée par les travaux d'Eliade*. Dans un livre intitulé La religion en Occident, Michel Despland, a repéré quarante définitions différentes du mot « religion » depuis l'Antiquité, et son enquête s'arrête à la fin du dix-huitième siècle. Les définitions ensuite se multiplient de sorte qu'on ne peut pas plus les compter et les répertorier que les sables de la mer ou les étoiles du ciel. Cette abondance témoigne plus d'un manque que d'un surplus de sens. Si on peut en proposer autant de définitions, cela ne vient-il pas de ce que le mot « religion » ne veut, en réalité, rien dire et qu’on peut l’appliquer à n’importe quoi ?
3. Dans la théologie protestante du second tiers du vingtième siècle, une réflexion a été menée sur le religieux, en particulier par Barth, Bonhoeffer et Tillich. Il s'agit, ici, du religieux tel qu'il existe dans l'Occident chrétien et que cultivent les églises tant catholiques que protestantes. Barth et Bonhoeffer jugent très négativement ce religieux soi-disant chrétien. Ils y voient un paganisme baptisé qui parasite et risque d'étouffer la foi. Ils estiment que le Nouveau Testament ne propose pas une religion, mais une anti religion ou une contre religion. Les disciples de Barth et de Bonhoeffer ont plaidé pour que les églises se débarrassent du religieux, afin de redécouvrir l'évangile et de le vivre dans son authenticité. Tillich, par contre, estime que la religion représente à la fois une nécessité et un danger pour la foi. La foi, selon lui, doit s'incarner dans des structures religieuses pour ne pas devenir évanescente, fantomatique, mais ces structures nécessaires représentent aussi un danger constant : elles risquent de fossiliser, et de dénaturer la foi. En fait, quand on compare de près ces théologiens, on se rend vite compte qu'ils ne donnent pas du tout le même contenu au mot religion : ce terme désigne pour eux des réalités très différentes, ce qui relance la question : que faut-il entendre exactement par religion ? Quelle est la nature du religieux ?
4. Je ne vais pas résumer les recherches et les débats sur cette question. Je signale seulement la solution proposée l'américain John Cobb qui me semble intéressante*. Il suggère de remplacer la notion de religion par celle de « voie », qui lui semble plus appropriée : voie selon laquelle l'être humain dirige sa vie ; voie par laquelle il compte acquérir ou recevoir la vérité, le sens et le bonheur ; voie qui le conduit à une existence authentique. Cette terminologie ne va pas de soi ; si j'avais intitulé ce cours « théologie des voies », qu'auriez-vous pensé ? Peut-être que j’allais parler des chemins de fer ou des routes. Il n’en demeure pas moins que la notion de voie présente de nombreux avantages. Elle permet de caractériser assez bien l'ensemble des phénomènes que nous appelons « religions ». Le bouddhisme, l'hindouisme, l'Islam, le judaïsme, le christianisme sont des religions, en ce sens qu'ils offrent ou proposent à l'être humain une voie grâce à laquelle il peut découvrir ou accueillir le sens de son existence. Ce sens, certains le cherchent dans la politique, le sport, la musique, qui prennent alors une dimension religieuse. Pour ce cours, je laisse de côté, tout en reconnaissant son importance et sa complexité, la problématique de l'essence de la religion et, à titre d'hypothèse de travail, j'adopte la définition de la religion proposée par Cobb qui me semble commode et opératoire au moins pour démarrer la réflexion.
2. Le dialogue interreligieux
1. La deuxième démarche possible pour une réflexion théologique serait d'examiner et d'étudier les dialogues et rencontres entre responsables et fidèles de diverses religions. Il y en a eu à toute époque, en particulier entre juifs, chrétiens et musulmans, mais, pendant longtemps, ils sont restés ponctuels et limités. Une étape a été franchie avec la réunion, en septembre 1893, à l'occasion du quatrième centenaire de la découverte de l'Amérique, d'un parlement mondial des religions à Chicago. Quelques grandes organisations internationales se sont alors créées et ont organisé des contacts réguliers. Depuis une trentaine d'années, les relations se sont beaucoup développées et sont encouragées aussi bien par le Conseil Œcuménique des Églises que par le Vatican. Cantwell Smith a plaidé pour que l’on passe du dialogue au colloque, c’est-à-dire à une concertation et à une collaboration constantes. De même, J. Cobb souhaite qu’on aille « au-delà du dialogue. Nous n’en sommes pas encore là, même si dans divers pays on a vu se créer « des conseils des religions ».
2. On peut ranger ces dialogues dans trois grandes catégories :
- D'abord, des rencontres à dominante sociopolitique, qui se donnent pour but d'établir des relations paisibles et pacifiques entre les diverses communautés. Ainsi l'I.A.R.F., fondée en 1900, (j’ai siégé quelques années à son conseil mondial) entend développer la liberté religieuse (liberté des religions et liberté à l'intérieur de chaque religion). La Conférence des religions pour la paix (W.C.R.P.), créée plus récemment, en 1971, dont j’ai été également membre, se donne pour objectif de lutter contre les conflits. Ces organisations n'ignorent pas les questions de doctrine et de spiritualité, mais elles s'assignent pour objectif essentiel de créer une bonne entente, voire une solidarité entre ceux qui professent des croyances différentes.
- On a, en deuxième lieu, des rencontres en général d’intellectuels et de spirituels qui portent sur des questions plus directement théologiques, chacun essayant de comprendre l'autre et de lui expliquer ses propres convictions. J'ai participé pendant de dix ans à un groupe de ce genre qui réunissait chaque mois à Montpellier deux rabbins, un dominicain, un prêtre orthodoxe, deux pasteurs, un imam, et un bouddhiste. Dans de telles rencontres, les questions sociopolitiques ne sont pas ignorées, mais elles passent au second plan. On y met l'accent sur la foi, la doctrine, le spirituel. Dans la même ligne, je cite les rencontres entre moines catholiques et bouddhistes.
- Enfin, depuis une vingtaine d'années, se sont formés des groupes de proximités. Dans des quartiers de villes petites ou moyennes, se réunissent et discutent des fidèles de diverses religions (en Europe, essentiellement, juifs, musulmans et chrétiens). Les débats ont en général moins d'envergure et de profondeur que dans les cas précédents, mais ils ont l'avantage de toucher beaucoup de monde, d'atteindre la base, et pas seulement des responsables ou des intellectuels. Souvent, ils partent de questions tout à fait matérielles, et débouchent assez vite sur une véritable réflexion spirituelle.
Le classement que je viens d'esquisser est approximatif, et il n'y a pas de cloisons étanches entre ces différentes catégories. Les « amitiés judéo-chrétiennes », limitées à deux religions et « La fraternité d'Abraham », tripartite s’occupent à la fois de questions sociopolitiques et de problèmes de théologie et de spiritualité et, à côté de congrès, on y développe des groupes de proximité.
Je situe hors catégorie la journée de prière d'Assise, organisée le 27 octobre 1986 par Rome, où des dirigeants religieux de haut niveau sont venus non pas dialoguer, mais prier pour la paix*. Selon les termes du Vatican, on ne les invitait pas à prier ensemble, mais à être ensemble pour prier, une subtilité qui avait pour but de désamorcer toute accusation de syncrétisme et d'écarter les problèmes théologiques qu'aurait posé une prière commune. L'invitation comportait une autre ambiguïté : elle précisait que cette journée devait s'abstenir de toute politique, comme si la paix et une manifestation pour la paix ne relevaient pas forcément de la politique.
3. À partir de l'expérience, qui commence à être considérable, de ces rencontres, on peut tenter de définir les procédures du dialogue interreligieux : comment le mener, sur quelles bases, dans quel but ? Jean-Claude Basset a mené une réflexion de ce type dans son livre Le dialogue interreligieux. Pour ma part, je distingue trois méthodologies du dialogue. La première cherche à dégager les ressemblances et les points communs entre diverses religions ; rencontrer l'autre signifie, ici, découvrir chez lui ce qu'il partage avec nous et se retrouver soi-même en lui. La deuxième, au contraire, met l’accent sur les différences ; rencontrer l’autre veut dire le rencontrer précisément comme autre, non comme semblable, et le rencontrer dans son irréductible spécificité. La troisième s’intéresse à la quête spirituelle, aux interrogations existentielles auxquelles répondent les religions. Rencontrer l'autre c’est ici s’intéresser à son questionnement, à ses démarches plus qu’à ses positions.
Ces questions ne manquent pas d'intérêt. Elles resteront, cependant, marginales dans ce cours. En fait, ces dialogues soulèvent vite des problèmes théologiques fondamentaux, et ce sont ces problèmes-là que nous aborderons.
3. La valeur théologique des religions
La troisième démarche, celle que j'ai choisie pour ce cours, s'interroge non pas sur l'essence de la religion, ni sur les dialogues interreligieux, mais sur la valeur et la signification théologiques des religions du point de vue de la foi chrétienne. Comment les comprendre et les évaluer ? Quelle attitude adopter à leur égard ? Faut-il les condamner totalement ? Y trouve-t-on, au contraire, des valeurs et des vérités que l'on doit reconnaître et saluer ? Représentent-elles des révélations authentiques et spécifiques, autonomes par rapport à celle qui nous est donnée en Jésus le Christ ? Ces questions ont beaucoup préoccupé durant les premiers siècles de notre ère les chrétiens aux prises avec les paganismes gréco-romains, les courants gnostiques, les religions à mystère. Elles n'ont jamais disparu (en particulier, l'apparition de l'Islam les a ravivées durant le Moyen Age). Elles resurgissent actuellement avec force, et une littérature, surtout en anglais, actuellement surabondante en traite. Je fais trois remarques sur ce qui va être notre thème.
1. D'abord, bien évidemment, les trois démarches que je viens de distinguer ne peuvent pas être totalement séparées ni isolées. Il existe entre elles des croisements et des interrelations. Le jugement que l'on porte sur les religions dépend de l'idée que l'on se fait de l'essence ou de la nature de la religion. Le dialogue s'engagera différemment selon l’image qu'on a de l'autre, et la compréhension qu'on a d'une religion étrangère change quand on a concrètement rencontré leurs fidèles ou leurs représentants. Chacune des démarches conduit aux deux autres. En privilégier l'une ne signifie donc pas écarter, et encore moins disqualifier les deux autres.
2. À la question : « quelle valeur et quelle signification accorder ou reconnaître aux autres religions ? », les chrétiens donnent des réponses extrêmement différentes. Leurs jugements, leurs appréciations, les attitudes qu'ils adoptent non seulement divergent, mais s'opposent et se contredisent parfois radicalement. Ainsi, les réactions ont été très contrastées quand lors de l'assemblée œcuménique de Canberra, en 1991, une théologienne réformée coréenne, Mme Chung, a fait un rapprochement entre le Saint-Esprit et l'esprit des ancêtres des religions traditionnelles de son pays ; les uns l’ont félicitée de son audace et de son ouverture ; d’autres l’ont accusée de trahir le message et la fidélité évangéliques. Je me souviens d’un colloque de la Fédération Protestante de France à Strasbourg au cours duquel un débat a opposé deux intervenants. Selon le premier, Allah, le dieu de l’Islam n’a rien de commun avec le Dieu de Jésus-Christ, ce n’est pas le même dieu ; l’autre lui répondait que musulmans et chrétiens se référent au Dieu d’Abraham, d‘Isaac, de Jacob et de Jésus-Christ, et que le comprendre en partie différemment n’empêchait pas qu’il s’agisse bien du même dieu. On constate donc de profonds désaccords. C'est pourquoi je n'ai pas intitulé ce cours « Théologie chrétienne », au singulier, « des religions », mais « Théologies chrétiennes » au pluriel. Le titre le plus exact, mais un peu long, aurait été : « comment les diverses théologies chrétiennes comprennent-elles et jugent-elles les religions ou les "voies" non-chrétiennes ? » Je ne chercherai pas tellement à prendre parti et à vous faire opter dans un sens ou dans l'autre, mais à vous faire comprendre les options en présence, saisir leur logique, et entendre leurs argumentations. Aussi ce cours sera-t-il résolument pluraliste. Il ne défendra pas une thèse ou une position. Il en exposera plusieurs, même si j’indiquerai, en fin de parcours, mes préférences et mes choix personnels.
Dans cette perspective et dans cet esprit, j'ai classé les positions chrétiennes en quatre grandes catégories : 1. celles qui rejettent et condamnent les autres religions et qu’on qualifie d’ exclusivistes ; 2. celles qui les subordonnent à Christ, qui les mettent au service de l'évangile, on les nomme inclusivistes ; 3. celles qui considèrent que toutes les religions se valent ; on parle alors de relativisme ; 4. enfin, celles qui accordent une valeur à toutes les religions en les soumettant à un jugement fondé sur un certain nombre des critères, ce que j'appelle un pluralisme avec normes. D'autres classements auraient été envisageables*, mais celui-ci m'a paru le plus commode. Chaque catégorie sera représentée par plusieurs théologiens dont je présenterai les analyses et les thèses.
3. On aurait tort de considérer cette question du jugement à porter sur les religions non chrétiennes comme théologiquement marginale et secondaire. Elle représente une sorte de nœud ou de carrefour où se rencontrent, s'entrecroisent et s'articulent quantité de thèmes essentiels. Je mentionne les principaux un peu en vrac : celui de la révélation (est-elle unique ou diverse et plurielle ? Comment Dieu se fait-il connaître et sentir aux humains ?) ; celui de la christologie avec la tension entre l'universel, signifié par le titre de Christ ou la notion de Logos, et le particulier, indiqué par le nom de Jésus (autrement et plus simplement dit : y a-t-il d'autres christs que Jésus, et le christique se limite-t-il à sa personne ?*) ; celui de l'articulation entre la création (l'action de Dieu dans le monde entier) et l'histoire du salut (l'action de Dieu dans une ligne particulière, celle de l'Ancien et du Nouveau Testament) ; celui de la communauté ecclésiale (ses membres sont-ils les seuls bénéficiaires de l'action salvatrice de Dieu ?) ; celui de la relation entre le divin et l'humain (Dieu renverse-t-il l'humain, le retourne-t-il ou l'exauce-t-il et l'accomplit-il ?). La réflexion sur les religions conduit aux questions qui touchent au coeur de la compréhension de la foi évangélique.
4. Les raisons d’un choix
Pourquoi avoir choisi ce sujet ? Évidemment à cause de son actualité, ou, plus exactement, de son retour dans l’actualité. Pendant la majeure partie du vingtième siècle, la théologie chrétienne, majoritairement européenne, a beaucoup réfléchi en fonction de la libre-pensée, de l'incroyance ou de l'athéisme. Elle s'est préoccupée de penser et de dire la foi chrétienne dans un monde en voie de sécularisation, dominé par les développements spectaculaires de la science et de la technique. Cette réflexion a atteint son apogée dans les années 60-70 où fleurissent les théologies de la mort de Dieu*, et celles de la sécularisation. Par ailleurs, durant ces mêmes années, les chrétiens cherchent le dialogue ou la confrontation avec le marxisme et le freudisme qui leur posent, l'un et l'autre, des questions redoutables auxquels ils ne savaient pas bien que répondre. Par contre, les questions posées par l'existence d'autres religions semblaient exotiques, marginales, secondaires. Elles ne présentaient aucune urgence, et ceux qui s'en occupaient passaient pour des farfelus irresponsables (il y en avait incontestablement quelques-uns), peu soucieux de faire face aux défis concrets ou réels de l'heure. Différents facteurs ont changé cet état d'esprit.
D'abord, on a pris conscience que l'on s'était peut-être trompé dans l'analyse et l'appréciation de la situation en Occident. Il y a trente ans, Jacques Ellul* et Jean Brun* ont dénoncé dans la sécularisation une apparence, un faux-semblant. Nous vivons, selon eux, dans un monde hyper religieux, mais d'une religiosité aux formes nouvelles, étranges, inhabituelles. D’autres ont parlé d’un « retour du religieux » : la conscience moderne marquée par la sécularisation technicienne cèderait la place en Occident à une conscience postmoderne préoccupée de spiritualité, mais d’une spiritualité non-chrétienne. Le religieux non-chrétien apparaît beaucoup plus présent et puissant qu’on ne le pensait, il y a trente ans.
Ensuite pendant longtemps, un « provincialisme » européen a fait considérer comme importants et universels les problèmes de l'Occident et négligeables ceux qui se posaient dans le reste du monde. Cet européocentrisme n'a pas disparu, mais il s'atténue par la force des choses. Ce qui naguère était lointain, inaccessible, étranger nous est devenu proche et de plus en plus nous avons pour contexte le monde en son ensemble. Or en Asie, en Afrique, aux Antilles ou en Océanie, les religions sont vivantes, actives. Les christianismes africain, asiatique et américain s’en préoccupent et s’interrogent à leur sujet. À l'échelle de la planète, ces questions semblent plus décisives que celles posées par la sécularisation. Forcément, elles nous atteignent à travers nos partenaires et interlocuteurs des autres continents
J’ajoute, enfin, que la pluralité religieuse s'installe en Europe. Pendant très longtemps, il a existé une sorte de répartition géographique des religions. On avait des régions musulmanes, des pays bouddhistes, des terres chrétiennes. Il y avait, certes, des zones frontières et des exceptions, comme le judaïsme. Mais, en règle générale, à l'intérieur d'une contrée, une religion prédominait largement, les autres en étaient absentes ou marginales. De manière analogue, dans le Proche-Orient de l'Antiquité, chaque divinité avait une zone d'autorité et de compétence et il arrivait qu'un voyageur au gré de ses déplacements passe d'un dieu à un autre. La géographie déterminait le culte. Notre situation ressemble plutôt au polythéisme de l'Empire romain où plusieurs divinités se proposaient au même endroit à la dévotion des gens et parfois se les disputaient. Un immense brassage s'est produit qui fait que désormais les frontières géographiques ne forment plus des cloisons étanches et ne jouent plus un rôle de partage et de démarcation. Dans nos rues, dans nos écoles, dans nos immeubles et jusque dans nos familles se côtoient des croyants d'obédience diverse. Il y a un quart de siècle, à Oxford, au cours d'un congrès, j'avais été frappé par l'intervention véhémente, passionnée d'un participant qui suppliait les autorités des diverses religions de s'accorder et de fusionner ; en me renseignant sur cet homme, j'ai appris qu'il était né d'un père chrétien, d'une mère bouddhiste, et qu'il avait épousé une musulmane. Des situations de ce genre se rencontrent maintenant en Europe, et beaucoup de pasteurs s’y trouvent confrontés tout à fait concrètement un jour ou l’autre.
La question des autres religions et de la valeur à leur accorder a donc une grande actualité. Elle me semble l'une des plus importantes et des plus épineuses parmi celles qui se posent aujourd'hui aux églises, aux chrétiens et à leur théologie. D’où le choix de ce sujet.
André Gounelle
Notes :
* The Meaning and the End of Religion, New American Library, 1964.
* Voir K. Blaser, Les théologies nord-américaines, Labor et fides, 1995.
* "Le christianisme est-il une religion? Concilium, 1980.
* F. Boespfug et Y. Labbé (ed.) Assise. Dix ans après 1986-1996. Cerf, 1996.
* J'ai proposé un classement un peu différent dans mon article « Théologie chrétienne des religions du monde », Chemins de Dialogue, 1993/1.
* Sur cette problématique, voir mes livres Le Christ et Jésus, et Parler du Christ.
* Voir mon livre Après la mort de Dieu, L'Age d'Homme, 1974.
* J. Ellul, Les nouveaux possédés, Arthème Fayard, 1973.
* J. Brun, Le retour de Dionysos, Les Bergers et les Mages, 1976.