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La providence selon Wilfred Monod
Wilfred Monod, comme Jean Calvin, a la passion de la gloire de Dieu. Mais
cette gloire, il la comprend de manière très différente. Pour le
Réformateur, on blasphème, on méconnaît, on obscurcit la grandeur et la
majesté de Dieu si on ne reconnaît pas qu'il dispose d'une souveraineté
absolue à laquelle rien n'échappe, si on ne lui accorde pas une sorte de
monopole du pouvoir; sa volonté détermine entièrement les choses, les êtres
et les événements. Au contraire, Monod pense qu'on le défigure, qu'on
l'insulte et qu'on contredit le message évangélique si on attribue à Dieu,
si peu que ce soit, la responsabilité des malheurs, des misères, des
souffrances qui accablent les créatures. On transforme alors le Père aimant
dont parle Jésus Christ en despote cruel et odieux. Calvin et Monod veulent
proclamer l'honneur de Dieu, en rendre compte et en témoigner. Ce qui
conduit Calvin à développer une sorte de monisme, en ce sens que tout ce
qui arrive et existe dépend entièrement et seulement de la volonté de Dieu.
Monod, de son côté, s’oriente vers un dualisme; il estime que dans le monde
et dans son histoire s'affrontent des forces antagonistes. Bien des choses
arrivent qui ne correspondent pas à la volonté de Dieu, qui s'y opposent
même, que Dieu réprouve, condamne et combat, mais qu'il ne peut pas
empêcher. Il aura, certes, le dernier mot; il finira par l'emporter sur
toutes les forces mauvaises. Mais pour le moment, elles lui résistent, lui
désobéissent, et elles règnent sur une partie de notre monde. Pour Calvin,
l'adoration intense du Dieu qui nous sauve en Jésus-Christ implique la
toute-puissance; pour Monod, elle l'exclut.
1. Situer Wilfred Monod.
1. Indications biographiques
Wilfred Monod est né en 1867 et mort en 1943. Il appartient à une grande
famille protestante, très connue et influente au cours du dix-neuvième
siècle, et qui comporte de nombreux pasteurs. Après avoir obtenu une
licence de philosophie, il entreprend des études de théologie à la Faculté
de Montauban (1881-1891). En 1891-1892, il fait une année d’études à
Berlin, où il suit le cours du grand historien Adolf Harnack sur Marcion
(ce qui influencera sa pensée sur la Providence). Il est successivement
pasteur à Condé sur Noireau, à Rouen et enfin à Paris, à l'Oratoire du
Louvre. Tout en ayant la charge de cette importante paroisse, il enseigne
de 1909 à 1937 la théologie pratique à la Faculté de théologie protestante
de Paris. Il a un très grand rayonnement et marque beaucoup ceux qui
l'approchent, mais, à la fin de sa vie, il est contesté par les étudiants
et la nouvelle génération « barthienne » s’écarte voire se moque de lui.
Dans la ligne du méthodisme, dont il a subi l'influence, il joint une
ardente piété à un souci de perfection morale qui va jusqu'à l'austérité.
Il a une vive sensibilité, beaucoup d'originalité et d'indépendance. Ses
écrits témoignent d'un goût prononcé pour les images qui abondent sous sa
plume et d'un lyrisme qui a vieilli. Il se laisse souvent emporter par son
verbe, et son expression est parfois excessive.
2. Les engagements de Monod.
Trois grandes préoccupations dominent son ministère et ses activités.
1. D'abord, il porte une très grande attention aux problèmes sociaux. A
Rouen, au début du siècle, il découvre avec horreur les conditions de vie
et de travail du prolétariat. Il dénonce avec véhémence la complicité des
Églises et des chrétiens embourgeoisés qui laissent faire, qui se
désintéressent complètement du sort des petits, des faibles, des pauvres.
Il s'engage dans le mouvement du Christianisme social, dont il
fut, avec Elie Gounelle, l'un des animateurs en France. Il écrit que
l'obéissance à l'évangile oblige à lutter pour ce qu'il appelle "une
réforme sociale", par quoi il entend un ordre économique de type socialiste
et non capitaliste. Dans la même perspective, il se préoccupe de la
condition féminine, et il milite activement dans des campagnes contre
l'alcool, le tabac, la pornographie et la prostitution.
2. En deuxième lieu, Monod s'intéresse vivement et activement à
l'œcuménisme. Il lutte pour que les diverses Églises réformées alors
existantes en France s'unissent; il contribue à regrouper luthériens,
réformés, baptistes, méthodistes au sein de la Fédération protestante de France. Sur le plan international, il
joue un rôle important dans la naissance du Conseil Œcuménique des Églises. À ses yeux, l'œcuménisme doit se
donner pour objectif l'action. Il ne s'agit pas de se réunir pour le
plaisir de se trouver ensemble mais pour, ensemble, essayer de transformer
le monde, de le faire progresser vers le Royaume de Dieu. Chercher l'unité
chrétienne ne signifie pas, selon lui, formuler une "orthodoxie", c'est à
dire une doctrine que tous accepteraient, mais mettre en œuvre une
"orthopraxie", une militance commune contre les forces du mal.
3. Enfin, Monod travaille à entretenir et à restaurer la piété parmi les
croyants. Il crée dans ce but une confrérie de prière et d'adoration, le Tiers Ordre des Veilleurs. Lui-même structure sa vie personnelle
autour de moments de recueillement, de prière, d'adoration et d'exercices
de piété, comme la récitation quotidienne des béatitudes. Chaque jour, il
lit et médite à genoux la Bible. Il demande aux étudiants en théologie et
aux pasteurs de s'imposer une discipline spirituelle assez stricte, ainsi
de scander leur journée par des moments liturgiques. Comme la vie physique,
la vie de la foi a besoin d'être soignée, entretenue, développée, ce que
les croyants oublient trop, d'où leurs faiblesses et leurs défaillances, en
particulier dans l'action pratique.
Monod estime que dans les trois domaines que je viens de mentionner, les
Églises, quelles qu'elles soient, ont failli à leur mission. Elles n'ont su
ni proclamer ni appliquer l'évangile. Monod ne les rejette cependant pas,
ni ne les abandonne pour vivre une foi "hors Église". Il les appelle et il
travaille à une triple conversion et à un triple redressement social,
œcuménique et spirituel. Il annonce la fin non pas du
christianisme, mais d'un christianisme (c'est le titre de l'un de
ses livres).
3. Une théologie de la corrélation.
Pour Monod, la théologie a pour fonction d'exprimer dans la culture, en
fonction de la conceptualité de notre époque, ce que vit et expérimente la
foi. Elle a une double tâche.
1. D'abord, elle doit tenir compte de la culture, et donc suivre le
mouvement des idées philosophiques, scientifiques et politiques, porter la
plus grande attention à ce qui se passe dans le monde. Monod invite la
réflexion chrétienne à refuser l'anachronisme, à cesser de parler et de
penser en fonction du monde d'autrefois, à accepter ce qu'il appelle
"l'esprit moderne"[1]. Ainsi,
dit-il, les travaux de Galilée et de Darwin modifient "la notion de
création, et, par là même, notre conception du créateur". On ne peut pas
l'ignorer et répéter imperturbablement une dogmatique ancienne que les
faits ont démenti. De même, le socialisme nous conduit à comprendre
autrement que nos ancêtres le politique, l'économique et donc les devoirs
et les responsabilités du chrétien dans la société. "Les disciples du
Christ, affirme Monod, doivent penser avec les savants de notre siècle et
agir avec les réformateurs de notre époque". Monod appelle donc à une
théologie qui ne canonise pas ses formulations classiques, qui n'hésite pas
à les réviser et à se moderniser, et à une théologie qui s'engage
résolument dans les combats de ce monde.
2. En second lieu, pour Monod, la théologie exprime ce que vit et
expérimente le croyant. Son rôle consiste à conceptualiser le sentiment
religieux (par quoi il faut entendre le lien existentiel avec Dieu). La
théologie dépend de la spiritualité. Elle ne fait que la traduire et
l'expliciter; on ne peut pas l'en dissocier. Significativement, Monod
commençait et terminait toujours ses cours par une prière. Dans ses livres,
constamment, la méditation, l'adoration, le témoignage, la confession
spirituelle se mêlent au raisonnement et à l'argumentation. La pensée du
chrétien découle de sa piété; sa réflexion naît et se nourrit de son vécu
existentiel.
Deux corrélations définissent donc la théologie. D'abord, la corrélation
avec le savoir, la culture, avec les connaissances scientifiques et la
réflexion philosophique. Corrélation, ensuite, avec l'expérience religieuse
née de la rencontre avec le Dieu-père que Jésus Christ nous révèle dans la
foi. La doctrine a pour objectif de mettre en rapport la réalité vue avec
la foi vécue, de tisser entre elles des liens qui permettent une cohérence.
La théologie est certes une activité intellectuelle, mais elle se nourrit
de la spiritualité et débouche sur l'action. La réflexion n'a ni sa source
ni son but en elle-même. Elle ne se suffit pas; on ne doit pas la séparer,
l'isoler de l'expérience dont elle sort et dépend, ni de la pratique
qu'elle vise.
4. Une démarche inductive
Monod qualifie d'inductive sa démarche théologique. L'induction part du
vécu, c'est à dire de que l'on constate et de ce que l'on éprouve, de ce
que l'on voit et de ce que l'on sent. Elle analyse l'expérience et elle
essaie d'en rendre compte dans une doctrine. Monod oppose cette démarche à
celle des théologiens déductifs qui, eux, tirent ou croient tirer une
doctrine de la Bible. Ensuite, ils essaient d'accorder, tant bien que mal,
au prix de toutes sortes d'acrobaties intellectuelles, les faits à leurs
théories a priori. Ils fonctionnent selon le schéma suivant :
Bible -----> doctrine -----> vécu
Selon eux, la Bible enseigne et impose une doctrine; la vie, le vécu
doivent se soumettre de gré ou de force à cette doctrine. À ce schéma qu'il
juge déformant et égarant, Monod oppose celui de la théologie inductive qui
lui paraît beaucoup plus juste :
Bible -----> vécu -----> doctrine
La Bible, lue dans un esprit de prière et d'adoration, fait naître en nous
"une expérience révélée". Ensuite, la théologie réfléchit sur cette
expérience, l'explique, l'éclaire, la pense. Elle n'expose pas
l'enseignement biblique, elle exprime l'expérience croyante née d'un
contact vivant avec la Bible.
5. Le rôle de la Bible.
Comment Monod comprend-il la Bible ?
1. Premièrement, il estime qu'on se trompe quand on en fait un manuel, ou
un ouvrage didactique qui aurait pour but de donner un enseignement. "Elle
ne contient pas une doctrine de Dieu". La Bible fonctionne plutôt comme une
œuvre d'art qui nous fait vibrer, nous émeut, éveille et suscite en nous
quantité de choses.
"La Bible n'est ni un ouvrage de science, ni un ouvrage de logique. C'est
une littérature. Les paroles du Christ n'y apparaissent pas comme des
axiomes à démontrer, des syllogismes à construire, mais comme des hymnes
d'âme, des intuitions du cœur, des rayons de lumière ... Il y a des paroles
du Seigneur que je n'aurais pas plus la tentation de presser, de
concrétiser en doctrines que je n'ai la tentation de traduire en formules
dogmatiques un son, un parfum, une extase, un élan d'amour, un acte de
sainteté"[2]
2. Deuxièmement, Monod distingue nettement Bible et parole de Dieu. La
Bible elle-même nous dit que "la parole de Dieu s'est faite chair non
livre". Ce qui a autorité sur ma vie, ce qui me révèle le vrai visage de
Dieu, c'est le Christ vivant, et non des écrits. Les écrits n'ont de sens
et de valeur que dans la mesure où ils conduisent au Christ. Pour rendre
plus fidèlement compte de la pensée de Monod, dans le schéma du paragraphe
précédent, il faudrait mettre "le Christ" à la place de la Bible. Dans la
démarche déductive, Monod décèle une idolâtrie latente, celle du texte
assimilé à la parole de Dieu, de l'écrit qui tend à se substituer à la
parole vivante, à la personne du Christ. On trouve dans la Bible quantité
de choses qui sont culturellement datées que nous ne pouvons pas ni ne
devons faire nôtres aujourd'hui. Elle contient aussi des affirmations
inacceptables, révoltantes, en contradiction avec l'évangile, à côté de
pages fondamentales et sublimes. La Bible, malgré ses imperfections, est
infiniment précieuse, parce qu'elle nous fait rencontrer le Christ et à
travers lui le Dieu Père. Il y a donc un tri à faire, ou plutôt un
discernement à opérer à partir d'un "canon dans le canon" qui, pour Monod,
est la croix du Christ.
3. Troisièmement, Monod ne cesse de lire et de méditer les Écritures avec
attention et respect. Mais il le fait de manière originale et
non-conformiste, en se servant beaucoup des travaux les plus récents des
exégètes. Il pense que les théologies et les Églises, aveuglées par des
habitudes et des doctrines établies, comprennent et expliquent mal la Bible
; il se méfie des interprétations reçues et des exégèses traditionnelles
qui nous font considérer comme biblique ce qui ne l'est pas. Nous sommes
souvent prisonniers d'idées préconçues, de catégories qui fonctionnent
comme des lunettes déformantes. Si on compare les pages que Calvin et que
Monod consacrent à la Providence, on constate, non sans étonnement, que
Monod rend compte d'un plus grand nombre de textes bibliques (mais pas de
tous), et en donne souvent (pas toujours) une explication plus
satisfaisante et littéralement plus fidèle que Calvin.
2. Nier la toute-puissance.
Nous allons maintenant voir comment la souffrance humaine conduit Monod à
nier que Dieu soit tout-puissant. Cette deuxième partie comportera deux
étapes.
1. De l'expérience au problème de la souffrance.
1. L'expérience de la souffrance, de la misère et de l'injustice est,
hélas, banale et fréquente. Tout être humain la fait un jour ou l'autre et
le pasteur la rencontre constamment. "À peine voué au saint ministère,
écrit Monod, ... j'ai été mis en contact journalier par l'activité
paroissiale à des problèmes de chair et de sang, avec le mystère des voies
de Dieu, avec l'énigme de la Providence". Monod repère et signale trois
sortes de souffrances :
- D'abord, celles qui sont dues à l'être humain et en particulier celles
qui viennent de la manière dont il organise la société : souffrances de la
classe ouvrière, des marginaux, des peuples exploités. Ces souffrances
engagent directement notre responsabilité. Nous portons tous ici une part
de culpabilité. Il faut se battre pour la diminuer en changeant les
structures et les systèmes.
- Il existe, ensuite, des souffrances que l'on peut qualifier de
naturelles, comme les maladies, les accidents, les catastrophes dues à des
tremblements de terre ou des éruptions volcaniques. Dans la plupart des
cas, nous n'y pouvons rien; nous n'avons pas les moyens de les éliminer.
Elles nous menacent à tout moment, et ici nous n'avons pas de
responsabilités; nous sommes seulement des victimes.
- Monod signale, enfin, la souffrance animale, à laquelle, comme
Schweitzer, il se montre très sensible à une époque où l'on ne s'en
préoccupait guère. Elle lui paraît particulièrement absurde et scandaleuse.
En effet, par sa force spirituelle, l'être humain peut parfois arriver à
donner sens à ses souffrances, à en faire un "bon usage" comme disait
Pascal, à les vivre positivement et à faire en sortir un bien. L'animal n'a
pas cette capacité. Sa souffrance "pour rien" constitue un terrible
plaidoyer contre la nature qui se montre impitoyable.
Devant l'expérience de la souffrance, l'attitude de Monod est aussi simple
et claire que celle de Rieux et de Tarrou dans La peste de Camus :
il faut soigner, soulager autant qu'on le peut, compatir, et guérir si
possible.
2. Cette expérience de la souffrance, la théologie déductive va la
transformer en un problème insoluble et angoissant en posant la doctrine de
la toute puissance de Dieu. L'impasse et le tourment ne viennent pas de la
vie mais d'une doctrine, d'une dogmatique de théoricien qui n'arrive pas à
concilier ses affirmations avec les faits. Avec une ironie cinglante, Monod
dénonce ce qu'ont d'odieux parfois de ridicule certains propos religieux.
Il cite, par exemple, un article paru en 1905 dans le Journal des Missions, qui raconte qu'aux Indes, un missionnaire
priait assidûment pour que Dieu lui accorde dix mille conversions. Et voilà
qu'une famine s'abat sur la région où il se trouve, et tue cinq millions
cinq cent mille hindous. Le missionnaire se dévoue, multiplie les secours;
son action touche beaucoup de gens et à la fin de la famine dix mille
personnes se convertissent et il les baptise. Le Journal des missions, tout content, termine l'article par ses
lignes : "Aucun miracle des temps apostoliques ne révèle plus clairement
l'action de Dieu". Commentaire de Monod : "On voit là comment la Providence
a fourni ses preuves en tuant cinq millions cinq cent mille hommes par la
famine pour obtenir près de dix mille baptêmes. Le prix de revient du
chrétien fut de 550 cadavres". La Providence ainsi conçue manque
singulièrement d'efficacité et elle a un rendement bien faible.
Pour Monod, les faits interdisent d'affirmer en même temps la
toute-puissance et l'amour de Dieu. Quand on pose un Dieu qui peut et qui
fait tout, dont la volonté détermine les êtres, les choses et les
événements, on nie bel et bien son amour. Il devient un monstre sanguinaire
qui prend plaisir à torturer ses créatures. De même que Calvin, Monod
récuse la distinction entre ce que Dieu veut et ce qu'il permet. Si une
mère laisse violer sa fille, écrit-il, alors qu'elle a les moyens de l'en
empêcher, il ne faut pas dire qu'elle a permis ce viol, mais qu'elle l'a
bel et bien voulu. Si Dieu peut arrêter les souffrances humaines et
animales, s'il ne le fait pas, il n'en est pas moins coupable que s'il les
infligeait directement. Avec la doctrine de la toute-puissance, impossible
de s'en sortir; on se trouve dans une impasse; on ne peut pas la concilier
avec le message de Jésus qui nous parle d'un Dieu d'amour.
2. La solution de Monod.
Puisqu'il y a incompatibilité entre toute-puissance et amour, Monod va
petit à petit, et non sans hésitations, opter pour l'amour et rejeter la
toute-puissance. En tremblant devant sa propre audace, il en vient en
affirmer que Dieu ne veut pas la souffrance, qu'il ne la permet pas, mais
qu'il ne peut pas l'empêcher. Il n'a pas le pouvoir de l'arrêter, de
l'éliminer. Deux argumentations différentes, mais convergentes le
conduisent à cette conviction.
1. La première relève d'une démarche inductive. Ni l'organisation de la
nature, ni le déroulement de l'histoire, ni nos existences individuelles ne
témoignent de la souveraineté d'un Dieu d'amour qui dirigerait toutes
choses selon ses desseins et à qui tout obéirait. Les faits démentent la
doctrine de la toute-puissance, la rendent absurde, odieuse et
insoutenable. Elle ne résiste pas à l'évidence.
2. À ce constat, les théologiens déductifs opposent l'enseignement
biblique. Monod va s'efforcer de leur répondre par une seconde
argumentation qui utilise la démarche de ses adversaires en procédant de
manière déductive. Non seulement, les Écritures n'enseignent pas la
toute-puissance (ce sont les traducteurs qui l'ont introduite dans les
textes) mais, de plus, cette doctrine est incompatible avec les trois
affirmations essentielles de la Bible, à savoir celle de la création
originelle, celle du salut en Jésus Christ et celle du Royaume à venir.
Prenons, d'abord, la création. D'après le récit de la Genèse, Dieu produit
le monde comme un artisan fabrique un objet. Il lui confère une structure
propre et lui donne une autonomie. Il en fait une "nature", c'est à dire un
ensemble qui fonctionne par lui-même. Monod compare la création à la
paternité ou à la maternité. Les parents donnent la vie à leurs enfants;
mais cette vie, une fois donnée, appartient aux enfants; elle se détache
des parents pour acquérir son indépendance. Il en va de même pour Dieu et
pour le monde. Si Dieu faisait tout, s'il déterminait entièrement les êtres
et les événements, comme l'affirme Calvin, alors le monde serait une émanation de la divinité, pas une création. La création
implique une distance, une différence entre Dieu et le monde, et une
liberté relative, mais réelle des créatures.
Voyons maintenant le salut. Le Nouveau Testament nous le présente comme une
entreprise difficile, coûteuse. Pour nous sauver, il a fallu que Dieu
s'engage à fond; son Fils a dû donner sa vie pour nous. Toute l'histoire du
salut et la Croix elle-même ne seraient qu'une comédie si tout obéissait à
Dieu et se faisait selon la volonté. La Bible ne nous parle pas d'un Dieu
tout-puissant, mais d'un Dieu qui rencontre des obstacles, qui se heurte à
des difficultés, qui parfois échoue, mais qui s'efforce de reprendre les
choses en mains et de transformer l'univers. Ce Dieu, pour le moment faible
et vaincu, continue à lutter et finira par l'emporter. "Ce qui distingue le
Dieu chrétien de tous les autres, écrit Monod [3], c'est qu'il est
vulnérable. À ceux qui l'adorent, il n'apparaît plus avant tout, comme un
formidable potentat ... c'est la couronne d'épines qui signale notre Dieu.
Où chercher son trône? Non au sommet d'un arc de triomphe, mais sur la
Croix".
Considérons, enfin, l'eschatologie. Que sera le Royaume qu'annonce la Bible
sinon un univers où, comme le dit l'apôtre Paul [4], "Dieu sera tout en tous"
et où "toutes choses lui seront soumises" ? Ces futurs indiquent bien qu'il
n'en va pas ainsi actuellement. Si Dieu est tout-puissant, quelle
différence existe-t-il entre le monde actuel et le Royaume à venir? Quelle
signification et quel contenu aurait l'annonce d'un temps eschatologique?
Pour Monod, la foi chrétienne ne se caractérise pas tellement par
l'affirmation d'une présence que par l'attente d'un avenir. "La
manifestation suprême de Dieu est à venir", affirme-t-il [5]."Au mystère impasse
orienté en arrière succède le mystère tunnel orienté en avant, vers
l'avenir"[6]. À une logique
statique et bloquée qui s'interroge sur les causes, Monod substitue une
dynamique tournée vers le but, la fin, l'aboutissement.
Ces deux argumentations permettent, selon Monod, de nier la toute-puissance
actuelle de Dieu. Les faits suffisent à la réfuter et, de plus, elle
contredit le message biblique. Par contre, nous devons croire de toutes nos
forces en une toute-puissance à venir et contribuer à l'avancée de ce
Royaume où la volonté de Dieu sera faite sur la terre comme au Ciel.
Toutefois, nier que Dieu soit tout puissant ne signifie pas pour Monod
qu'il ne fait rien et qu'il ne peut rien faire actuellement. Son impotence
ou impuissance n'est pas totale [7]. Dieu agit sans cesse. Il
est, écrit Monod, "l'effort partout manifesté pour transformer la réalité".
Et ce Dieu faible utilise la plus grande des forces, celle qui en fin de
compte vaincra et dominera toutes les autres, celle de l'amour.
3. Vers un dualisme.
Au début de son énorme ouvrage Le problème du bien (plus de 2500
pages en trois volumes), Monod explique que moralement et spirituellement
satisfait de la solution qu’il a trouvée, il a cependant éprouvé le besoin
d'aller plus loin, et "d'opérer un réajustement dans le domaine des
concepts". Il passe donc du domaine de l'expérience religieuse à celui de
la métaphysique. Il fait là une entorse à ses principes. Il dit souvent, en
effet, qu'on ne peut pas connaître les choses et les êtres tels qu'ils
sont; nous savons seulement comment ils nous apparaissent, comment nous les
percevons. Les théologiens parlent de leur expérience de Dieu, de leur
relation avec Dieu, de ce que Dieu représente pour eux; ils ignorent l'être
même de Dieu, et ne peuvent pas pénétrer son secret. Monod a conscience de
l'audace et de la fragilité de ses spéculations; pourtant elles s'imposent
à son esprit, on a le sentiment qu'elles l'emportent malgré lui, qu'il ne
peut pas les taire.
Monod suggère que l'hypothèse la meilleure rationnellement et la plus
conforme à la foi chrétienne pourrait bien être celle de l'existence de
deux dieux.
Il y aurait, d'une part, le Dieu théiste créateur et auteur du monde, un
démiurge qui serait à l'origine de la nature. Ce dieu-démiurge a un visage
ambigu, à la fois admirable (car, par bien des côtés, la nature est une
merveille) et épouvantable (car la nature a des aspects horribles). La
réflexion permet de découvrir ce Dieu de la nature, car pour Monod, le
monde demeure inexplicable, incompréhensible sans une cause intelligente à
son origine. Toutefois, il faut reconnaître que le travail du démiurge
n'aboutit pas à un résultat très satisfaisant. Cet univers où se mélangent
le meilleur et le pire donne le sentiment d'un gâchis.
Il y a, d'autre part, le Dieu de l'évangile, le dieu d'amour qui vient
réparer les dégâts du créateur, délivrer le monde du mal. Il se révèle en
Jésus-Christ; nous le connaissons, nous le rencontrons et nous éprouvons
son action par et en Jésus. Il se présente à nous comme le crucifié de
Golgotha. Il a été "excommunié de l'Univers" et actuellement, il cherche à
y pénétrer. Il a commencé à s'y introduire pour le conquérir et le
transformer, pour défaire et refaire ce qu'a mal fait le dieu de la nature.
Le Père dont parle Jésus-Christ lutte contre le démiurge qui est le prince
de ce monde. Ce Père diffère considérablement du Dieu que présente la
dogmatique chrétienne traditionnelle, ce Dieu omniprésent, omniscient,
omnipotent; Monod ajoute "omnivore" (pensez au Paneloux de La peste de Camus qui parle de la "tendresse dévorante de Dieu"
dans sa première prédication).
La foi chrétienne consisterait donc à prendre parti contre le dieu de la
nature, contre le démiurge, contre le fabriquant de ce monde pour le Dieu
sauveur qui transforme et renouvelle toutes choses. "Voici mon credo, écrit
Monod, je nie Dieu, j'affirme le Père". Le christianisme contredit le
théisme et oppose au Dieu théiste créateur le Dieu sauveur de l'évangile,
que, pour éviter toute confusion, Monod appelle le Père (mais en précisant
qu'il s'agit d'un "père-mère"; Monod a été féministe bien avant l'heure).
Pour appuyer cette hypothèse, Monod utilise de nombreux arguments
exégétiques. J'en mentionne un seul, il s'agit de l'interprétation des
premiers versets de la Genèse. Monod cite un vétéro-testamentaire anglais
qui écrit: "J'ouvre ma Bible, et je lis « au commencement Dieu créa le ciel
et la terre ». Tout théologien un peu philologue sait qu'il n'y a pas un
mot de cela dans le texte hébreu". En effet, bereschit ne veut pas
dire "au commencement", "au début", mais "dans des temps anciens", "à une
époque reculée". Bara ne signifie pas créer, mais "tailler,
découper, dissocier". Enfin le pluriel elohim désigne des êtres
divins. Selon cet exégète, la traduction exacte de Genèse 1/1 donnerait:
"dans les temps anciens, des êtres divins dégagèrent (sous entendu du chaos
initial, du tohu-bohu et de l'océan primordial) l'étendue terrestre et
l'étendue céleste". Sur un point, Monod marque son désaccord avec cette
interprétation; il pense qu'il faut comprendre elohim au sens de
Dieu, et comme on l'a toujours fait, et non pas au sens d'êtres divins.
Mais pour le reste, il adopte cette lecture, il lui donne raison. Il pense
que dans Genèse 1, Dieu n'intervient pas pour créer le monde, mais pour le
sauver, pour le faire sortir du magma initial, du tohu-bohu. Le premier
chapitre de la Genèse parle du commencement de l'histoire du salut, non du
point de départ de l'Univers. Il raconte le premier acte de la lutte du
Dieu sauveur, du Dieu-père contre le dieu de la nature, le dieu du chaos,
le démiurge. Le dernier acte sera l'événement eschatologique qui résultera
de la victoire du Dieu de Jésus-Christ.
Dans cette perspective, il n'y a pas, à proprement parler providence, c'est
à dire gouvernement du monde par Dieu. Il y a un combat de Dieu pour
établir sa souveraineté sur le monde. La foi nous mobilise, nous engage,
fait de nous des militants et des soldats de Dieu dans sa lutte pour le
triomphe du bien. Il nous appartient en partie de faire en sorte que la
providence devienne une réalité, c'est à dire que le monde soit gouverné
par Dieu. "Avoir foi en Dieu, écrit Monod, ce n'est pas une simple croyance
intellectuelle, c'est un acte héroïque, c'est un enrôlement personnel au
service de la vérité, de la justice et de l'amour". D’où cette phrase :
"Dieu existe; il faut vouloir que Dieu soit". Dieu existe (c'est à dire, il
agit, il intervient) en tant que force à l'œuvre, au combat. Il faut
vouloir que Dieu soit, c'est à dire vouloir qu'il soit vraiment Dieu, qu'il
soit pleinement manifesté, obéi, adoré, vouloir qu'il règne sur cette
terre.
3. Remarques conclusives.
Je termine par quatre remarques conclusives sur les positions de Monod.
1. Les craintes et les hésitations de Monod.
Je souligne d'abord, que Monod n'expose pas ses idées et ses réflexions
tranquillement, sereinement, avec assurance. Elles l'inquiètent, lui font
peur, l'angoissent, l'épouvantent. Ce qu’il écrit est très prenant pour le
lecteur, parce qu'on sent qu'on n'a pas affaire à un auteur qui jongle avec
des concepts, mais un homme qui se bat avec sa propre pensée. Le tourment
de Monod se manifeste de trois manières.
1. D'abord, à chaque instant, il rappelle qu'il ne propose rien de plus
qu'une hypothèse discutable [8]. Même s'il paraît de plus
en plus persuadé au fil des années qu'il tient la solution, il ne la
présente jamais comme une certitude. Il ne considère pas qu'elle soit
prouvée, démontrée ou solidement établie. Il s'agit, dit-il, d'un ensemble
d'intuitions, d'un "essai ... trop ... souvent énigmatique". Il rappelle
qu’"aucune hypothèse ne recouvre la réalité". Ses formulations restent
parfois floues. En particulier, la portée exacte qu'il donne au thème
étrange, qu’on peut juger extravagant, de deux dieux n'apparaît pas
clairement. S'agit-il, dans l'esprit de Monod d'une expression frappante
pour traduire ce qui est vécu dans l'expérience chrétienne ou bien
exprime-t-il une vérité ontologique? Il est très difficile de le dire.
2. En deuxième lieu, sa façon même de les présenter montre que Monod n'est
pas arrivé facilement à ses hypothèses. Il ne les a pas acceptées sans
débat intérieur. Elles ont rencontré en lui des résistances profondes.
Elles provoquent en lui, dit-il, une sorte de vertige qui l'effraie. Il a
cherché, travaillé et lutté pour parvenir à une autre solution. Longtemps,
il s’est demandé si refuser la toute puissance ne revient pas à nier la
divinité, si parler de deux dieux n'est pas un blasphème; et pourtant si
blasphème il y a, il y est conduit par l'adoration.
3. Troisièmement, chaque fois qu'il expose ses idées, Monod le fait en
hésitant, en tremblant, avec une angoisse qu'on perçoit [9]. Il n'est pas un
théologien de cabinet, mais un pasteur qui a charge d'âmes. Il ne se
préoccupe pas seulement de la vérité de ses propos, mais aussi de leur
effet sur les gens auxquels il s'adresse. Il redoute que sa solution, même
si elle est juste, fasse du mal, ébranle la paix, la confiance et la foi de
certains lecteurs. Il leur demande d'arrêter tout de suite de le lire s'ils
se sentent troublés. Il se décide néanmoins à écrire parce qu'il a le
sentiment que ses propos peuvent aussi faire du bien, et qu'il espère aider
ceux dont la foi chancelle à cause de ce problème de la souffrance.
2. L'attitude du croyant.
Sur le plan pastoral, qui importe au premier chef à Monod, sa position
signifie que nos révoltes devant le malheur ne sont pas des refus de Dieu.
Au contraire, c'est le Dieu de Jésus Christ qui suscite, inspire et
entretient nos indignations, nos colères, nos rejets. Pour Monod, il y a
contradiction entre l'évangile du Christ et une prédication qui invite à
accepter la souffrance, à s'y résigner, à y consentir. Le chrétien ne se
soumet pas au monde; il ne cesse de lutter pour sa transformation. Il est
toujours un révolté. Reprenant à sa manière une phrase célèbre du manifeste
communiste, Monod déclare : "les chrétiens n'ont pas pour mandat
d'expliquer le monde; ils ont pour mission de le changer".
Monod comprend la prière dans cette perspective. Elle exprime, selon lui,
notre refus de l'état actuel des choses. Le Dieu de l'évangile veut entrer
dans notre monde. Il se tient à la porte, qu'un mauvais maître a fermé, et
il frappe. Quand nous prions, nous lui ouvrons la porte, nous le faisons
entrer chez nous, dans notre vie, et, par là dans le monde. Nous devenons
une tête de pont pour son offensive. Aussi Monod écrit-il que lorsque nous
prions, nous exauçons Dieu, nous répondons à son appel, nous lui donnons ce
qu'il désire : des témoins et des ouvriers de son Royaume.
3. Forces et faiblesses de Monod.
Tentons une évaluation. Au crédit de Monod, j'inscris que par rapport à la
théodicée classique, il fait intervenir une dimension nouvelle, qui modifie
la problématique : celle du temps. Il voit dans le monde une histoire qui
avance, qui progresse ou recule, mais en tout cas qui bouge. Pour lui, Dieu
vit et évolue; il subit des rebuffades, des défaites, il fait des avancées.
Petit à petit, pas à pas, patiemment, difficilement, il introduit et
installe la souveraineté, la toute-puissance de l'amour. Monod réfléchit en
fonction du Royaume à venir, et il situe la Providence dans une perspective
eschatologique. Elle est une promesse, une espérance et non une réalité
actuelle. On ne sort de l'impasse que représente le problème de la
souffrance que si on prend en compte l'inachèvement de l'histoire, que si
on voit qu'elle est en mouvement, en route, et qu'elle n'est pas arrivée à
sa fin. La volonté de Dieu ne se manifeste pas dans la situation présente
du monde, mais dans le but auquel il nous appelle, vers lequel il nous
conduit et pour lequel il nous demande de nous engager.
Par contre, on peut reprocher à Monod la dissociation qu'il opère, sous
l’influence de Marcion, entre la création et le salut, conséquence dernière
d'une théologie de la Croix poussée jusqu'au bout qui finit par éliminer le
Dieu créateur. On peut aussi estimer qu’il n’a pas assez développé sa
réflexion sur la puissance. Il parle de l'impotence de Dieu, mais, en fait,
lui reconnaît une puissance, celle de l'amour, qui finit par l'emporter sur
toutes les autres. Il manque une analyse de la nature et du mode d'action
de cette puissance. Là me paraissent résider les points faibles de sa
pensée.
4. Le problème du bien.
Dans Le problème du bien. Monod nous invite et nous conduit à une
sorte de renversement. Nous nous indignons et nous nous scandalisons du
malheur. Pourtant, n'est-il pas naturel, c'est à dire conforme à la nature
du monde? Ce qui devrait nous étonner, c'est que quelqu'un vienne à notre
secours, nous sauve, fasse surgir une nouvelle création. Qu'il y ait malgré
tout de la joie, du bonheur, de la bonté dans le monde, voilà un juste, un
véritable, un profond motif de stupéfaction. Plus que du problème du mal
qui nous obsède, préoccupons-nous du vrai problème, celui du bien. Nous
devrions être émerveillés, emplis de joie et de reconnaissance pour ce qui
nous est donné, pour cette révélation du Dieu Père, du Dieu amour, du Dieu
de Jésus Christ qui vient nous délivrer de la puissance cruelle et
indifférente de la nature, pour cette espérance du Royaume que le Christ a
mis en nous et qui nous mobilise.
André Gounelle (cours)
[1]
ACAA, p.22-23. (ACAA : Aux croyants et aux athées)
[2]
ACAA, p.235-236 ; cf. p.59.
[3]
PB, 2, p.729. (PB : Le problème du bien)
[7]
"je ne songe pas à nier qu'une action divine intervienne dans le
monde", ACAA, p.225
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