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ADOLF von HARNACK
L’ESSENCE DU CHRISTIANISME

 

L’essence du christianisme fait partie des grands classiques de la théologie [1]. Tous les historiens de la pensée chrétienne moderne le mentionnent, tellement il paraît typique d’une époque et d’un courant de pensée. Au moment de sa publication, en 1900, il a connu un succès considérable. On raconte que les exemplaires fraichement sortis de presse partaient par wagons entiers pour toutes les directions de l’Europe. En quelques années, il a été traduit en 14 langues et tiré à plus de 100.000 exemplaires. Il a été amplement lu, commenté et discuté. Dans un article de 1903, Henri Bois écrit qu’il a suscité « des flots d’encre qui ont inondé la littérature théologique et religieuse de l’Allemagne et des autres pays » [2].

 

Les raisons d’un succès

Pourquoi ce retentissement ? Il tient, me semble-t-il, à la conjonction de trois facteurs : la personnalité de son auteur, la question qu’il examine, la manière dont il la traite.

1. Adolf Harnack (1851-1930) est un historien des origines de l’Église. Ses travaux font autorité tant par l’étendue des connaissances que par la sûreté méthodologique. Il enseigne à Berlin et il a ses entrées auprès de l’Empereur. À une époque où l’Université allemande passe, non sans raisons, pour la meilleure du monde, il en est l’un des représentants les plus connus. Ecclésiastiquement, il se trouve dans une situation délicate et il en souffre : la puissante orthodoxie protestante ne l’apprécie guère et s’efforce, autant qu’elle le peut, de limiter son influence. Elle lui reproche sa critique du symbole dit des apôtres et des dogmes définis pas les grands conciles. Elle l’accuse d’ébranler les fondements mêmes de la foi en les soumettant à un examen historique. Elle voit en lui un des chefs de file d’un protestantisme libéral qui lui paraît aussi inquiétant que l’est, à la même époque, le modernisme aux yeux de nombreux catholiques.

En 1899-1900, on lui confie une série de seize conférences destinées à « des étudiants de toutes les Facultés » (ils seront environ 600 à les suivre) : il s’adresse donc à un auditoire universitaire, mais non spécialisé. Il ne vise pas seulement le cercle des experts en histoire et en théologie ; il s’efforce d’atteindre le grand public cultivé à qui il communique les résultats de sa recherche et les conclusions qu’il en tire.

2. Harnack a choisi comme thème pour ces conférences : l’essence du christianisme. Il s’agit de cerner la nature du christianisme. Comment le définir ? En quoi consiste-t-il exactement ? À quoi, dans ses diverses manifestations, attribuer une valeur centrale, essentielle, décisive ? Qu’est-ce qui relève du secondaire ou du périphérique ? Que peut-on considérer comme une déviation ou une altération ? À partir de quel critère estimer que quelque chose ou quelqu’un lui appartient, peut s’en réclamer légitimement ou, au contraire, s’en écarte, s’en sépare ou se situe au dehors ?

Ce questionnement traduit la transformation qu’a introduite en Europe la modernité (telle qu’elle se développe à partir du dix-huitième siècle). Auparavant, pour la plupart, le christianisme semblait aller de soi, comme le climat où on vit ou l’atmosphère qu’on respire. On ne se demandait guère ce qu’il était ; en général, on pensait le savoir et il n’y avait pas lieu de beaucoup s’en préoccuper. Avec la sécularisation qui s’amorce, voilà qu’il devient une option facultative et un objet qu’on peut considérer du dehors. Il importe désormais de le décrire le plus exactement possible pour pouvoir le comprendre et l’évaluer. C’est ce qu’essaient de faire au début du 19ème siècle le théologien protestant Schleiermacher et le philosophe, également protestant, Hegel.

On voit surgir des analyses qui cherchent l’essence du christianisme ailleurs que dans son message explicite. En 1841, Ludwig Feuerbach fait paraître un livre intitulé, comme celui d’Harnack, L’essence du christianisme [3] . Pour Feuerbach, le christianisme a une vérité, mais cette vérité, masquée ou déguisée, contredit et détruit celle qu’il proclame ou revendique explicitement. Ce qu’il dit de Dieu à la fois cache et traduit un discours sur l’homme. Son essence est anthropologique et non théologique, ce que soutiendront dans des registres très différents des auteurs tels que Marx, Nietzsche et Freud.

À l’intérieur même du christianisme, la modernité entraîne une triple mutation qui entraîne des révisions, des réajustements, voire des révolutions[4]. Avec la critique historique, le rapport avec le texte se modifie, on lit autrement la Bible. Avec la critique de la connaissance, liée au kantisme, on ne voit plus dans le dogme la formulation absolue de la vérité. Avec la sécularisation, le rapport de la religion avec la culture devient problématique. S’interroger sur l’essence du christianisme signifie se demander si, en s’adaptant à la situation nouvelle qui constitue ou que génère la modernité, on se montre fidèle à l’évangile, ce que pensent libéraux, ou si on le trahit, ce dont les orthodoxes sont convaincus. Les deux partis s’affrontent parfois durement.

Dans ces conférences, Harnack ne prend pas, comme le font parfois les historiens, un thème sans rapport avec le présent. Il choisit un problème d’une actualité brûlante qui préoccupait alors, à des titres divers, quantité de gens.

3. Pour traiter son sujet, Harnack entend suivre une démarche purement historique. Il veut écarter toute argumentation apologétique ou philosophique et s’appuyer uniquement sur l’analyse des documents et des faits (Y réussit-il ? C’est une autre question). Certes, à la différence de ce qu’il fait dans d’autres ouvrages [5], il n’entre pas dans des discussions techniques ou détaillées qui auraient lassé ses auditeurs et qui, surtout, l’auraient empêché, dans le temps dont il disposait, de mener son propos à bonne fin. Il livre ses conclusions sans indiquer comment il les a obtenues. Mais, même si elle ne s’étale pas, la science est bien là, on la sent à chaque page. Harnack se veut universitaire et n’entend pas ressembler à ceux qu’il nomme, avec mépris, « des historiens de réunion publique ».

Toutefois, derrière cette objectivité scientifique affichée percent des convictions et des engagements personnels (on lui a parfois fait grief de mettre ses connaissances au service de ses préférences [6]). Harnack est pieux et sa ferveur, qui se laisse deviner à plusieurs reprises, se dévoile pleinement dans la dernière page, à la fois témoignage et prédication, où, au nom de sa « propre expérience », il affirme son attachement à la science pure, proclame son utilité, mais la déclare insuffisante. Il appelle ses auditeurs à adhérer aux « réalités fécondes et précieuse de l’Évangile » et à vivre dans la certitude « de Dieu, du Dieu que Jésus-Christ a appelé son Père et qui est aussi notre Père » (p. 273-274). Pour Harnack, le dernier mot revient à la spiritualité et non à l’histoire ; toutefois, à ses yeux, loin d’ignorer ou de mépriser l’histoire, une authentique spiritualité chrétienne s’en nourrit. Selon une formule de Paul Tillich, L’essence du Christianisme est « le témoignage religieux d’un des plus grands érudits du siècle » [7].

Ce mélange de savoir étendu et de ferveur profonde, d’exigence intellectuelle et d’engagement existentiel correspond bien aux aspirations de cette époque. Refuser des alternatives ruineuses, allier la foi et la science, conjuguer une critique du texte biblique avec une lecture croyante, voilà l’idéal que le protestantisme libéral n’a jamais cessé de poursuivre, refusant aussi bien l’obscurantisme que l’irréligion. Sur ce point, on peut penser qu’Harnack a fasciné ses auditeurs et ses lecteurs, comme Bultmann devait le faire pour des raisons analogues un demi siècle plus tard.

 

En quoi consiste le christianisme ?

À la question de l’essence du christianisme, Harnack répond : le christianisme, c’est d’abord l’évangile, par quoi il faut entendre la prédication de Jésus telle que la rapporte le Nouveau Testament ; c’est ensuite ce qu’on a fait de l’évangile, la manière dont la « génération apostolique » et ensuite les diverses églises l’ont compris, vécu et concrétisé. Le champ d’enquête relativement restreint dans la première partie (il porte sur quelques pages des synoptiques) devient immense dans la seconde (il s’étend sur plusieurs siècles et sur plusieurs aires géographiques). Le christianisme ne se définit donc pas seulement par son commencement et son essence ne limite pas à son état originel. Il est un mouvement ou un processus qui se développe à partir d’un germe [8].

1. Selon Harnack, la prédication de Jésus comporte trois thèmes principaux : « le Royaume de Dieu et sa venue » ; « Dieu le Père et la valeur infinie [9] de l’âme humaine » ; « la justice supérieure et le commandement d’amour ». Trop souvent, on n’a retenu que le deuxième thème, en le résumant par une formule augustinienne que cite Harnack, « Dieu et l’âme » [10]. On reproché à Harnack d’être le représentant et le défenseur d’une sorte de piétisme qui concentre la religion dans l’intériorité (dans le dialogue intime entre le croyant et son Père céleste) et qui se désintéresse du monde, en particulier de la cité[11]. Il n’en est rien et on aurait tort d’oublier ou de négliger les deux autres thèmes. Harnack n’escamote pas l’annonce eschatologique d’un monde nouveau, celui du Royaume[12] et il a toujours plaidé pour une foi soucieuse de justice et donc très engagée socialement (p. 273)[13].

En formulant le contenu de l’évangile initial, Harnack ne mentionne pas le Christ, et il s’en explique dans des pages qui ont été très discutées. Le message de Jésus ne porte pas sur sa personne ; il ne s’annonce pas ou ne se prêche pas lui-même. En termes d’école, l’evangelium Christi, le « premier évangile » (celui qu’a formulé et annoncé Jésus lui-même) ignore l’evangelium de Christo (ce que disent de Jésus ses disciples et apôtres quand ils prêchent l’évangile) que Harnack appelle le « second évangile »[14]. « Le Père seul et non le Fils est partie intégrante de l’Évangile tel que Jésus l’a prêché » écrit-il (p. 178) en ajoutant toutefois, immédiatement après, que Jésus est son évangile [15] : il ne se contente pas de le proclamer, il en est « la réalisation personnelle et la force». L’évangile, c’est la prédication et la personne de Jésus. Harnack veut qu’on « n’oublie pas le fondateur au profit de son message ni le message au profit de fondateur » (p. 272). Il ne s’agit donc nullement d’écarter Jésus du message chrétien primitif ni d’amoindrir son importance. Paradoxalement on pourrait parler d’un christocentrisme non christologique. Jésus occupe une place fondamentale et décisive dans la foi évangélique ( evangelium Christi); pourtant, à proprement parler, il n’en est pas l’objet. Là aussi, on retrouve une tendance très présente dans le protestantisme libéral où un fort attachement à Jésus se combine avec un refus des dogmes qui le concernent.

2. Après le temps de Jésus, Harnack analyse les principales formes qu’a prises à travers les siècles le christianisme.

À la prédication de Jésus succède celle des disciples et apôtres. Elle met l’accent sur la mort et la résurrection de Jésus. Dans la période initiale, l’évangile est essentiellement une prédication et une personne ; l’importance décisive de Jésus vient de ce qu’il illustre et incarne sa prédication. Dans la période apostolique, l’évangile est avant tout un « événement » celui du vendredi saint et de Pâques ; Jésus a une importance décisive parce qu’il est le seigneur crucifié et ressuscité. Ce « second évangile » (evangelium de Christo) n’élimine pas le « premier » ( evangelium Christi), mais l’englobe et l’élargit. Paul est le personnage dominant de « l’époque apostolique ». Son œuvre est considérable. Tout en conservant l’Ancien Testament, il « a fait sortir la religion chrétienne du judaïsme » (p. 200) et lui a donné une portée universelle. Cette entreprise, à bien des égards « téméraire » (p. 202), était légitime ; elle se situe bien dans le prolongement du « premier » évangile. Elle a permis de repousser le polythéisme, de combattre le dualisme et d’éliminer la religion politique. En contrepartie, sans à proprement parler les entraîner nécessairement, elle a ouvert la porte à de fâcheuses évolutions : l’édification d’une Église du dogme et de la loi, l’hellénisation doctrinale du message évangélique.

Ensuite, vient l’examen des trois grandes versions historiques du christianisme : l’orthodoxe orientale (ou « catholicisme grec »), la catholique romaine et enfin la protestante. Dans chaque cas, après une description de ce qui a été accompli ou réalisé, Harnack dresse un bilan qui s’efforce à l’objectivité : quels sont les problèmes qu’il a fallu résoudre, quelles transformations a-t-on apportées à l’évangile primitif et qu’en a-t-il été conservé ? Si la balance penche évidemment en faveur du protestantisme, Harnack a le souci de rendre justice aux autres versions du christianisme ; en toutes subsiste quelque chose de la « religion chrétienne », mais aucune n’échappe à des déformations. L’orthodoxie orientale, très sévèrement jugée, tombe dans un traditionalisme, un doctrinarisme et un ritualisme plus païens que chrétiens ; elle maintient, cependant, « bien que dans une mesure très restreinte, la connaissance de l’évangile » et le monachisme y représente une authentique expérience spirituelle. Le catholicisme romain a eu une action civilisatrice et éducative importante ; il a assuré l’indépendance de l’Église vis-à-vis de l’État ; par contre, il a développé un impérialisme et un cléricalisme contraires à l’évangile ; il a pourtant formé des saints et développé une piété profonde. Le protestantisme a amené un renouveau religieux important ; il est une réformation en ce qu’il a purifié et recentré la piété (autrement dit la relation vécue avec Dieu et l’expérience du salut) ; il est une révolution en ce qu’il a détruit le système hiérarchique et sacerdotal édifié par le Moyen Age. Mais cette œuvre positive a été accomplie aux prix d’une rupture de l’unité de l’Occident et il n’a pas tiré toutes les conséquences du bouleversement qu’il a initié (p. 260, 266).

3. Harnack voit dans le christianisme une puissance vivante et innovante ; à partir d’un germe initial, qui est décisif en ce qu’il a « libéré » (p. 93, 195) des énergies, il ne cesse d’avancer, de produire et d’inventer. Il n’est pas une structure fixe ou figée, mais un mouvement, un dynamisme, une histoire. Il ne se limite pas à la prédication de Jésus-Christ. Définir son essence ne veut pas dire s’en tenir au temps canonique du christianisme primitif. Il faut écarter la démarche illusoire et impossible de la restitutio (retour au point de départ, à l’époque néo-testamentaire), mais décrire, expliquer et apprécier « les réactions et les effets » qui se succèdent (p. 93). Pour évaluer les formes diverses que prend le christianisme, le message de Jésus (evangelium Christi), certes compris et interprété en fonction de son contexte mais non enfermé dans sa littéralité et son environnement [16], sert de critère. L’évangile initial n’est pas le tout du christianisme, mais il permet de juger ce qui le suit. Ici, on sort d’une perspective purement historienne, qui se refuse à des jugements de valeurs, pour une approche plus normative commandée par une conviction théologique sous-jacente.

On aurait pu attendre une conférence de conclusion qui aurait esquissé des perspectives sur l’avenir du christianisme, et ceci d’autant plus que pour Harnack une des tâches de l’historien est de préparer par ses études sur le passé les orientations à prendre en vue du futur. Si Harnack s’en abstient, c’est parce que pour lui le protestantisme, même s’il doit être achevé, complété et fortifié, incarne cet avenir. Harnack ne se satisfait pas du protestantisme existant ; il le sait fragile, menacé par un dogmatisme, un ritualisme et un ecclésiocentrisme qui risquent de le détruire. Il n’est pas impossible qu’il devienne « un pâle doublet du catholicisme » et qu’il trahisse son principe (p. 269-271), mais en lui-même ce principe est indépassable et irremplaçable (p. 273). En prolongeant le propos de Harnack, on pourrait dire que, pour qu’il soit vraiment une alternative au catholicisme grec ou latin et pas seulement un catholicisme alternatif, il faut encore plus protestantiser le protestantisme, au nom même de l’évangile, par une relativisation et une interprétation existentielle (comme on le dira plus tard) des dogmes et des rites dans une piété d’autant plus vivante et agissante (y compris socialement) qu’elle saura se centrer sur l’essentiel, autrement dit sur l’essence.

L’essence agit et vit dans des manifestations historiques (doctrines, cultes et communautés organisées) qui sont nécessaires ; mais elle ne se confond avec aucune d’elles. Il y a un protestantisme authentique ou un christianisme fidèle à son essence quand on a conscience que l’évangile, s’il a besoin de formes concrètes, les dépasse et les juge toutes.

 

L’essence du christianisme et la France

Le livre de Harnack est très vite connu en France. Dès 1901, la Revue chrétienne (une revue généraliste protestante) publie la traduction d’un chapitre de L’Essence du christianisme qui venait tout juste de paraître en allemand. Le 23 mai 1902, Le Christianisme au XXème siècle lui consacre un article. En 1902, Charles Correvon assez brièvement dans la Revue chrétienne, Jules Dejarnac plus longuement dans la Revue du Christianisme social expriment leur accord avec la méthode et l’orientation de Harnack, tout en estimant que ses analyses sont incomplètes, comportent des « manques » et que certaines de ses positions ou conclusions sont « exagérées ». Ils l’en excusent en estimant que ces défauts s’expliquent en partie par l’auditoire non religieux auquel Harnack s’adressait.

Toujours en 1902, paraît le livre de Loisy, L’Évangile et l’Église, qui a soulevé une tempête. Loisy encore catholique, mais déjà entré dans le processus qui le conduira à la rupture, y discute longuement de l’ouvrage de Harnack, qu’il juge, comme le font aussi beaucoup de protestants, proche d’Auguste Sabatier qui vient de mourir. Il reproche, assez injustement, à Harnack de ne pas voir que l’évangile primitif ne pouvait pas vivre sans se développer, se transformer et devenir une institution. En simplifiant l’argumentation de Loisy, on pourrait presque dire que, pour lui, l’évangile ne s’est maintenu et n’a vécu que grâce à l’invention et au développement de l’Église ; c’est donc dans cette dernière, plus que dans l’évangile, que réside « l’essence du christianisme ». On a le sentiment que Loisy projette sur le livre de Harnack l’image qu’à tort ou à raison il se forge du protestantisme libéral plus qu’il n’en examine et discute les thèses et argumentations.

En 1903 et 1904, la Revue de théologie et des questions religieuses, éditée par la Faculté de Théologie de Montauban (l’ancêtre d’ Études théologiques et religieuses), publie deux longs articles critiques. Ils sont dus à l’un de ses professeurs les plus connus, Henri Bois, qui reproche essentiellement à Harnack de ne pas voir qu’on peut donner à Jésus une place centrale dans l’evangelium Christi sans pour cela « accepter le théorème ecclésiastique de la trinité et de la déité essentielle de Jésus-Christ ». « Renoncer aux spéculations sur la substance de Jésus, écrit-il, ce n’est certes pas renoncer à la foi en la personne de Jésus-Christ ». L’« aversion, par ailleurs légitime » de Harnack pour ces dogmes aurait faussé son analyse.

Fischbacher, le grand éditeur protestant de l’époque, publie une première traduction française très défectueuse de L’essence du christianisme en 1903. Elle est, écrit Henri Bois, « déplorable … elle manque d’élégance et de clarté … elle fourmille d’erreurs » [17]. En 1908, Fischbacher la remplace par une nouvelle traduction, bien meilleure, établie par un jeune pasteur André Numa Bertrand [18], qui a été une des personnalités les plus marquantes du protestantisme français et du courant libéral pendant la première moitié du 20ème siècle. Cette traduction était épuisée depuis longtemps. De plus, Harnack a apporté des corrections et ajouts à son texte initial au cours des éditions qui se sont succédées : la traduction de Bertrand était antérieure au dernier état du texte. C’est donc une heureuse initiative qu’a prise un des meilleurs connaisseurs francophones de la théologie allemande des deux derniers siècles, Jean-Marc Tétaz, d’établir et de publier une nouvelle traduction de L’essence du christianisme, publiée par Labor et fides Une introduction très complète précède et éclaire utilement le texte de Harnack.

En annexe de sa traduction, Tétaz a eu la bonne idée de publier trois textes qui donnent un aperçu des débats qu’a suscités Harnack. Le premier est du à un penseur juif, Léo Bäck (qui publia en 1905, un livre intitulé L’Essence du Judaïsme, contrepartie du livre d’Harnack) ; il estime qu’Harnack expose sa propre religion et l’attribue à Jésus en opérant ainsi une modernisation anachronique et il lui reproche de noircir injustement le judaïsme du premier siècle. Le deuxième texte, très technique, est une réflexion méthodologique d’Ernst Trœltsch sur la notion d’essence qui soutient et justifie, tout en signalant ses limites et ses dangers, la démarche de Harnack. Le dernier texte a été écrit par Bultmann à l’occasion du cinquantenaire de la parution de l’Essence du christianisme. Pour Bultmann, Harnack n’a pas été assez attentif à l’apport de l’école d’histoire des religions ; il n’a pas vu l’étrangeté de Jésus et le caractère eschatologique de sa prédication. On pourrait presque dire qu’aux yeux de Bultmann, Harnack n’est pas assez libéral ou, plus exactement, qu’il est trop loin de ces deux grands représentants de la théologie libérale que sont Trœltsch et Schweitzer. En fait, plus qu’il ne critique Harnack, Bultmann le défend (on ne peut qu’être frappé de la proximité entre l’analyse que fait Harnack de la prédication de Jésus et celle que développe Bultmann dans son Jésus[19]). Il y a entre eux une nette différence de conceptualité. Harnack, dans le cadre d’une philosophie de la conscience, voit surtout dans l’évangile une « expérience vive » (p. 255-256). Bultmann, marqué par la pensée existentielle, comprend l’évangile avant tout comme une interpellation qui appelle à la décision. Les deux perspectives sont-elles antinomiques et incompatibles ? Pas forcément, elles ont en commun de mettre en question l’intellectualisme du dogme : l’évangile n’est pas une doctrine, mais une vie. On a le sentiment que pour Bultmann, Harnack va dans la bonne direction, mais qu’il n’a pas su ou pu aller assez loin.

Depuis une vingtaine d’années, on redécouvre l’actualité et la pertinence de la théologie de la fin du 19ème siècle et du début du 20 ème siècle que beaucoup avaient jugé, un peu vite, dépassée. La question de l’essence du christianisme ne cesse de se poser et on lui a donné de multiples réponses. Parmi beaucoup d’autres exemples possibles, je mentionne, parce qu’il sort du lot par sa qualité, l’ouvrage de Gehrard Ebeling, publié en 1959, L’essence de la foi chrétienne [20] . Le livre de Harnack n’est pas seulement un éclairage sur le passé. Il représente, comme l’écrit Bultmann (p. 357-359) une pièce « de la plus haute importance » dans une problématique toujours très vivante.

André Gounelle
Études Théologiques et Religieuses , 2016/2



[1] Adolf von Harnack, L’Essence du Christianisme. Textes et débats, édition, traduction, introduction et notes par Jean-Marc Tétaz. Genève, Labor et fides, 2015. 23 cm., 378 p. ISBN 978-2-8309-1502-0. 49€. Les numéros de page entre parenthèses dans le texte de cet article renvoient à ce volume.

[2] « La personne de Jésus et l’évangile de Jésus d’après Harnack », Revue de théologie et des questions religieuses, 1903, p. 390.

[3] Traduction française chez Gallimard, 1992.

[4] Voir dans mon livre Penser la foi (Van Dieren, 2006) les pages 20-25.

[5] Voir, par exemple, ceux traduits en français : Précis de l'histoire des dogmes, Paris, Fischbacher, 1893 (réédition chez Labor et Fides, 1994) ; Marcion. L’évangile du Dieu étranger (1920-1924), Cerf, 2003 ; Mission et expansion du christianisme dans les trois premiers siècles (1902-1924). Cerf, 2004.

[6] C’est ce que lui reprochait, par exemple, son collègue Julius Kaftan (auteur lui-même d’un livre intituléL’essence de la religion chrétienne, publié en 1881), voir Revue du Christianisme social, 1902, p. 582. Même reproche du penseur juif Léo Bäck (voir texte en annexe de l’édition de Labor et fides p. 283).

[7] A History of Christian Thought , Simon and Schuster, 1972, p. 518.

[8] Ce qu’Alfred Loisy, dans L’Évangile et l’Église, A. Picard et fils, Paris, 1902 (nous citons d’après l’édition de 1908, « chez l’auteur »), p. XXIII, ne semble pas avoir perçu. C’est dans ce livre qu’on trouve, p. 153, la fameuse phrase : « Jésus annonçait le royaume et c’est l’Église qui est venue ».

[9] Il me parait possible que « valeur infinie » signifie, dans la ligne de Kant, que la personne humaine ne doit jamais être un moyen pour autre chose ; elle est, par nature, une fin en soi.

[10] Par exemple, Alfred Loisy 1908, reproche à Harnack de « résumer toute la religion dans l’union actuelle de l’âme avec Dieu » (p. 50) et d’affirmer que « Jésus n’a eu en vue que les individus » (p. 62 ; cf. p. 94).

[11] Ainsi, Jules Dejarnac trouve que Harnack présente un évangile « pas assez social », Revue du christianisme social, 1902, p. 594.

[12] Voir le témoignage d’Albert Schweitzer, « Lettre inédite », Études théologiques et religieuses, 1985/2, p. 161-162.

[13] Voir Klauspeter Blaser, Le Christianisme social, Van Dieren, 2003, p. 33.

[14] P. 93 note. Cf. les textes cités dans l’introduction de Jean-Marc Tétaz, p. 36-37.

[15] Henri Bois, dans Revue de théologie et des questions religieuses, 1903, p. 401, 406, 410 et 1904, p. 55, estime qu’il y a là une « inconséquence » ; ces deux propositions sont contradictoires ; elles ne s’accordent pas l’une avec l’autre. Si Jésus est l’évangile, il en est bien partie intégrante.

[16] Harnack parle de l’exigence de « ne pas s’attacher aux mots, mais de dégager l’essentiel », p.95.

[17] Revue de théologie et des questions religieuses , 1903, p. 392.

[18] Le volume n’indique pas le nom du traducteur. André-Numa Bertrand se situe dans la ligne de Sabatier (voir son livre, La pensée religieuse au sein du protestantisme libéral, ses déficits actuels, son orientation prochaine , Fischbacher, 1903, p. 145-163), ce qui renforce l’idée d’une proximité théologique entre Sabatier et Harnack.

[19] Publié en 1926, traduction française au Seuil en 1968.

[20] Traduction française au Seuil en 1970. Il s’agit de conférences qui s’inscrivent dans un cadre qui évoque celui de Harnack : elles sont données à Zurich « aux étudiants de toutes les Facultés ». Le changement de titre : « foi chrétienne » et non « christianisme » indique bien ce qui distingue les deux approches.

En 1900, Harnack professeur à l’Université de Berlin, publie un livre, L’essence du christianisme qui s’inscrit dans la ligne du protestantisme libéral et qui est un des grands classiques de la théologie moderne. La parution d’une nouvelle traduction française nous donne l’occasion de présenter à nos lecteurs ce livre et son auteur.

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André Gounelle

Professeur émérite de la faculté de théologie protestante de Montpellier

Webmaster : Marc Pernot