ADOLF von HARNACK
L’ESSENCE DU CHRISTIANISME
L’essence du christianisme
fait partie des grands classiques de la théologie [1]. Tous les historiens de
la pensée chrétienne moderne le mentionnent, tellement il paraît typique
d’une époque et d’un courant de pensée. Au moment de sa publication, en
1900, il a connu un succès considérable. On raconte que les exemplaires
fraichement sortis de presse partaient par wagons entiers pour toutes les
directions de l’Europe. En quelques années, il a été traduit en 14 langues
et tiré à plus de 100.000 exemplaires. Il a été amplement lu, commenté et
discuté. Dans un article de 1903, Henri Bois écrit qu’il a suscité « des
flots d’encre qui ont inondé la littérature théologique et religieuse de
l’Allemagne et des autres pays » [2].
Les raisons d’un succès
Pourquoi ce retentissement ? Il tient, me semble-t-il, à la conjonction de
trois facteurs : la personnalité de son auteur, la question qu’il examine,
la manière dont il la traite.
1. Adolf Harnack (1851-1930) est un historien des origines de l’Église. Ses
travaux font autorité tant par l’étendue des connaissances que par la
sûreté méthodologique. Il enseigne à Berlin et il a ses entrées auprès de
l’Empereur. À une époque où l’Université allemande passe, non sans raisons,
pour la meilleure du monde, il en est l’un des représentants les plus
connus. Ecclésiastiquement, il se trouve dans une situation délicate et il
en souffre : la puissante orthodoxie protestante ne l’apprécie guère et
s’efforce, autant qu’elle le peut, de limiter son influence. Elle lui
reproche sa critique du symbole dit des apôtres et des dogmes définis pas
les grands conciles. Elle l’accuse d’ébranler les fondements mêmes de la
foi en les soumettant à un examen historique. Elle voit en lui un des chefs
de file d’un protestantisme libéral qui lui paraît aussi inquiétant que
l’est, à la même époque, le modernisme aux yeux de nombreux catholiques.
En 1899-1900, on lui confie une série de seize conférences destinées à «
des étudiants de toutes les Facultés » (ils seront environ 600 à les
suivre) : il s’adresse donc à un auditoire universitaire, mais non
spécialisé. Il ne vise pas seulement le cercle des experts en histoire et
en théologie ; il s’efforce d’atteindre le grand public cultivé à qui il
communique les résultats de sa recherche et les conclusions qu’il en tire.
2. Harnack a choisi comme thème pour ces conférences : l’essence du
christianisme. Il s’agit de cerner la nature du christianisme. Comment le
définir ? En quoi consiste-t-il exactement ? À quoi, dans ses diverses
manifestations, attribuer une valeur centrale, essentielle, décisive ?
Qu’est-ce qui relève du secondaire ou du périphérique ? Que peut-on
considérer comme une déviation ou une altération ? À partir de quel critère
estimer que quelque chose ou quelqu’un lui appartient, peut s’en réclamer
légitimement ou, au contraire, s’en écarte, s’en sépare ou se situe au
dehors ?
Ce questionnement traduit la transformation qu’a introduite en Europe la
modernité (telle qu’elle se développe à partir du dix-huitième siècle).
Auparavant, pour la plupart, le christianisme semblait aller de soi, comme
le climat où on vit ou l’atmosphère qu’on respire. On ne se demandait guère
ce qu’il était ; en général, on pensait le savoir et il n’y avait pas lieu
de beaucoup s’en préoccuper. Avec la sécularisation qui s’amorce, voilà
qu’il devient une option facultative et un objet qu’on peut considérer du
dehors. Il importe désormais de le décrire le plus exactement possible pour
pouvoir le comprendre et l’évaluer. C’est ce qu’essaient de faire au début
du 19ème siècle le théologien protestant Schleiermacher et le
philosophe, également protestant, Hegel.
On voit surgir des analyses qui cherchent l’essence du christianisme
ailleurs que dans son message explicite. En 1841, Ludwig Feuerbach fait
paraître un livre intitulé, comme celui d’Harnack,
L’essence du christianisme [3]
. Pour Feuerbach, le christianisme a une vérité, mais cette vérité, masquée
ou déguisée, contredit et détruit celle qu’il proclame ou revendique
explicitement. Ce qu’il dit de Dieu à la fois cache et traduit un discours
sur l’homme. Son essence est anthropologique et non théologique, ce que
soutiendront dans des registres très différents des auteurs tels que Marx,
Nietzsche et Freud.
À l’intérieur même du christianisme, la modernité entraîne une triple
mutation qui entraîne des révisions, des réajustements, voire des
révolutions[4]. Avec la
critique historique, le rapport avec le texte se modifie, on lit autrement
la Bible. Avec la critique de la connaissance, liée au kantisme, on ne voit
plus dans le dogme la formulation absolue de la vérité. Avec la
sécularisation, le rapport de la religion avec la culture devient
problématique. S’interroger sur l’essence du christianisme signifie se
demander si, en s’adaptant à la situation nouvelle qui constitue ou que
génère la modernité, on se montre fidèle à l’évangile, ce que pensent
libéraux, ou si on le trahit, ce dont les orthodoxes sont convaincus. Les
deux partis s’affrontent parfois durement.
Dans ces conférences, Harnack ne prend pas, comme le font parfois les
historiens, un thème sans rapport avec le présent. Il choisit un problème
d’une actualité brûlante qui préoccupait alors, à des titres divers,
quantité de gens.
3. Pour traiter son sujet, Harnack entend suivre une démarche purement
historique. Il veut écarter toute argumentation apologétique ou
philosophique et s’appuyer uniquement sur l’analyse des documents et des
faits (Y réussit-il ? C’est une autre question). Certes, à la différence de
ce qu’il fait dans d’autres ouvrages [5], il n’entre pas dans des
discussions techniques ou détaillées qui auraient lassé ses auditeurs et
qui, surtout, l’auraient empêché, dans le temps dont il disposait, de mener
son propos à bonne fin. Il livre ses conclusions sans indiquer comment il
les a obtenues. Mais, même si elle ne s’étale pas, la science est bien là,
on la sent à chaque page. Harnack se veut universitaire et n’entend pas
ressembler à ceux qu’il nomme, avec mépris, « des historiens de réunion
publique ».
Toutefois, derrière cette objectivité scientifique affichée percent des
convictions et des engagements personnels (on lui a parfois fait grief de
mettre ses connaissances au service de ses préférences [6]). Harnack est pieux et sa
ferveur, qui se laisse deviner à plusieurs reprises, se dévoile pleinement
dans la dernière page, à la fois témoignage et prédication, où, au nom de
sa « propre expérience », il affirme son attachement à la science pure,
proclame son utilité, mais la déclare insuffisante. Il appelle ses
auditeurs à adhérer aux « réalités fécondes et précieuse de l’Évangile » et
à vivre dans la certitude « de Dieu, du Dieu que Jésus-Christ a appelé son
Père et qui est aussi notre Père » (p. 273-274). Pour Harnack, le dernier
mot revient à la spiritualité et non à l’histoire ; toutefois, à ses yeux,
loin d’ignorer ou de mépriser l’histoire, une authentique spiritualité
chrétienne s’en nourrit. Selon une formule de Paul Tillich, L’essence du Christianisme est « le témoignage religieux d’un des
plus grands érudits du siècle » [7].
Ce mélange de savoir étendu et de ferveur profonde, d’exigence
intellectuelle et d’engagement existentiel correspond bien aux aspirations
de cette époque. Refuser des alternatives ruineuses, allier la foi et la
science, conjuguer une critique du texte biblique avec une lecture
croyante, voilà l’idéal que le protestantisme libéral n’a jamais cessé de
poursuivre, refusant aussi bien l’obscurantisme que l’irréligion. Sur ce
point, on peut penser qu’Harnack a fasciné ses auditeurs et ses lecteurs,
comme Bultmann devait le faire pour des raisons analogues un demi siècle
plus tard.
En quoi consiste le christianisme ?
À la question de l’essence du christianisme, Harnack répond : le
christianisme, c’est d’abord l’évangile, par quoi il faut entendre la
prédication de Jésus telle que la rapporte le Nouveau Testament ; c’est
ensuite ce qu’on a fait de l’évangile, la manière dont la « génération
apostolique » et ensuite les diverses églises l’ont compris, vécu et
concrétisé. Le champ d’enquête relativement restreint dans la première
partie (il porte sur quelques pages des synoptiques) devient immense dans
la seconde (il s’étend sur plusieurs siècles et sur plusieurs aires
géographiques). Le christianisme ne se définit donc pas seulement par son
commencement et son essence ne limite pas à son état originel. Il est un
mouvement ou un processus qui se développe à partir d’un germe [8].
1. Selon Harnack, la prédication de Jésus comporte trois thèmes principaux
: « le Royaume de Dieu et sa venue » ; « Dieu le Père et la valeur infinie [9] de l’âme humaine » ; « la
justice supérieure et le commandement d’amour ». Trop souvent, on n’a
retenu que le deuxième thème, en le résumant par une formule augustinienne
que cite Harnack, « Dieu et l’âme » [10]. On reproché à Harnack
d’être le représentant et le défenseur d’une sorte de piétisme qui
concentre la religion dans l’intériorité (dans le dialogue intime entre le
croyant et son Père céleste) et qui se désintéresse du monde, en
particulier de la cité[11].
Il n’en est rien et on aurait tort d’oublier ou de négliger les deux autres
thèmes. Harnack n’escamote pas l’annonce eschatologique d’un monde nouveau,
celui du Royaume[12] et il
a toujours plaidé pour une foi soucieuse de justice et donc très engagée
socialement (p. 273)[13].
En formulant le contenu de l’évangile initial, Harnack ne mentionne pas le
Christ, et il s’en explique dans des pages qui ont été très discutées. Le
message de Jésus ne porte pas sur sa personne ; il ne s’annonce pas ou ne
se prêche pas lui-même. En termes d’école, l’evangelium Christi, le
« premier évangile » (celui qu’a formulé et annoncé Jésus lui-même) ignore
l’evangelium de Christo (ce que disent de Jésus ses disciples et
apôtres quand ils prêchent l’évangile) que Harnack appelle le « second
évangile »[14]. « Le Père
seul et non le Fils est partie intégrante de l’Évangile tel que Jésus l’a
prêché » écrit-il (p. 178) en ajoutant toutefois, immédiatement après, que
Jésus est son évangile [15] : il ne se contente
pas de le proclamer, il en est « la réalisation personnelle et la force».
L’évangile, c’est la prédication et la personne de Jésus. Harnack
veut qu’on « n’oublie pas le fondateur au profit de son message ni le
message au profit de fondateur » (p. 272). Il ne s’agit donc nullement
d’écarter Jésus du message chrétien primitif ni d’amoindrir son importance.
Paradoxalement on pourrait parler d’un christocentrisme non christologique.
Jésus occupe une place fondamentale et décisive dans la foi évangélique ( evangelium Christi); pourtant, à proprement parler, il n’en est pas
l’objet. Là aussi, on retrouve une tendance très présente dans le
protestantisme libéral où un fort attachement à Jésus se combine avec un
refus des dogmes qui le concernent.
2. Après le temps de Jésus, Harnack analyse les principales formes qu’a
prises à travers les siècles le christianisme.
À la prédication de Jésus succède celle des disciples et apôtres. Elle met
l’accent sur la mort et la résurrection de Jésus. Dans la période initiale,
l’évangile est essentiellement une prédication et une personne ;
l’importance décisive de Jésus vient de ce qu’il illustre et incarne sa
prédication. Dans la période apostolique, l’évangile est avant tout un «
événement » celui du vendredi saint et de Pâques ; Jésus a une importance
décisive parce qu’il est le seigneur crucifié et ressuscité. Ce « second
évangile » (evangelium de Christo) n’élimine pas le « premier » ( evangelium Christi), mais l’englobe et l’élargit. Paul est le
personnage dominant de « l’époque apostolique ». Son œuvre est
considérable. Tout en conservant l’Ancien Testament, il « a fait sortir la
religion chrétienne du judaïsme » (p. 200) et lui a donné une portée
universelle. Cette entreprise, à bien des égards « téméraire » (p. 202),
était légitime ; elle se situe bien dans le prolongement du « premier »
évangile. Elle a permis de repousser le polythéisme, de combattre le
dualisme et d’éliminer la religion politique. En contrepartie, sans à
proprement parler les entraîner nécessairement, elle a ouvert la porte à de
fâcheuses évolutions : l’édification d’une Église du dogme et de la loi,
l’hellénisation doctrinale du message évangélique.
Ensuite, vient l’examen des trois grandes versions historiques du
christianisme : l’orthodoxe orientale (ou « catholicisme grec »), la
catholique romaine et enfin la protestante. Dans chaque cas, après une
description de ce qui a été accompli ou réalisé, Harnack dresse un bilan
qui s’efforce à l’objectivité : quels sont les problèmes qu’il a fallu
résoudre, quelles transformations a-t-on apportées à l’évangile primitif et
qu’en a-t-il été conservé ? Si la balance penche évidemment en faveur du
protestantisme, Harnack a le souci de rendre justice aux autres versions du
christianisme ; en toutes subsiste quelque chose de la « religion
chrétienne », mais aucune n’échappe à des déformations. L’orthodoxie
orientale, très sévèrement jugée, tombe dans un traditionalisme, un
doctrinarisme et un ritualisme plus païens que chrétiens ; elle maintient,
cependant, « bien que dans une mesure très restreinte, la connaissance de
l’évangile » et le monachisme y représente une authentique expérience
spirituelle. Le catholicisme romain a eu une action civilisatrice et
éducative importante ; il a assuré l’indépendance de l’Église vis-à-vis de
l’État ; par contre, il a développé un impérialisme et un cléricalisme
contraires à l’évangile ; il a pourtant formé des saints et développé une
piété profonde. Le protestantisme a amené un renouveau religieux important
; il est une réformation en ce qu’il a purifié et recentré la piété
(autrement dit la relation vécue avec Dieu et l’expérience du salut) ; il
est une révolution en ce qu’il a détruit le système hiérarchique et
sacerdotal édifié par le Moyen Age. Mais cette œuvre positive a été
accomplie aux prix d’une rupture de l’unité de l’Occident et il n’a pas
tiré toutes les conséquences du bouleversement qu’il a initié (p. 260,
266).
3. Harnack voit dans le christianisme une puissance vivante et innovante ;
à partir d’un germe initial, qui est décisif en ce qu’il a « libéré » (p.
93, 195) des énergies, il ne cesse d’avancer, de produire et d’inventer. Il
n’est pas une structure fixe ou figée, mais un mouvement, un dynamisme, une
histoire. Il ne se limite pas à la prédication de Jésus-Christ. Définir son
essence ne veut pas dire s’en tenir au temps canonique du christianisme
primitif. Il faut écarter la démarche illusoire et impossible de la restitutio (retour au point de départ, à l’époque
néo-testamentaire), mais décrire, expliquer et apprécier « les réactions et
les effets » qui se succèdent (p. 93). Pour évaluer les formes diverses que
prend le christianisme, le message de Jésus (evangelium Christi),
certes compris et interprété en fonction de son contexte mais non enfermé
dans sa littéralité et son environnement [16], sert de critère.
L’évangile initial n’est pas le tout du christianisme, mais il permet de
juger ce qui le suit. Ici, on sort d’une perspective purement historienne,
qui se refuse à des jugements de valeurs, pour une approche plus normative
commandée par une conviction théologique sous-jacente.
On aurait pu attendre une conférence de conclusion qui aurait esquissé des
perspectives sur l’avenir du christianisme, et ceci d’autant plus que pour
Harnack une des tâches de l’historien est de préparer par ses études sur le
passé les orientations à prendre en vue du futur. Si Harnack s’en abstient,
c’est parce que pour lui le protestantisme, même s’il doit être achevé,
complété et fortifié, incarne cet avenir. Harnack ne se satisfait pas du
protestantisme existant ; il le sait fragile, menacé par un dogmatisme, un
ritualisme et un ecclésiocentrisme qui risquent de le détruire. Il n’est
pas impossible qu’il devienne « un pâle doublet du catholicisme » et qu’il
trahisse son principe (p. 269-271), mais en lui-même ce principe est
indépassable et irremplaçable (p. 273). En prolongeant le propos de
Harnack, on pourrait dire que, pour qu’il soit vraiment une alternative au
catholicisme grec ou latin et pas seulement un catholicisme alternatif, il
faut encore plus protestantiser le protestantisme, au nom même de
l’évangile, par une relativisation et une interprétation existentielle
(comme on le dira plus tard) des dogmes et des rites dans une piété
d’autant plus vivante et agissante (y compris socialement) qu’elle saura se
centrer sur l’essentiel, autrement dit sur l’essence.
L’essence agit et vit dans des manifestations historiques (doctrines,
cultes et communautés organisées) qui sont nécessaires ; mais elle ne se
confond avec aucune d’elles. Il y a un protestantisme authentique ou un
christianisme fidèle à son essence quand on a conscience que l’évangile,
s’il a besoin de formes concrètes, les dépasse et les juge toutes.
L’essence du christianisme et la France
Le livre de Harnack est très vite connu en France. Dès 1901, la Revue chrétienne (une revue généraliste protestante) publie la
traduction d’un chapitre de L’Essence du christianisme qui venait
tout juste de paraître en allemand. Le 23 mai 1902, Le Christianisme au XXème siècle lui consacre un article. En 1902,
Charles Correvon assez brièvement dans la Revue chrétienne, Jules
Dejarnac plus longuement dans la Revue du Christianisme social
expriment leur accord avec la méthode et l’orientation de Harnack, tout en
estimant que ses analyses sont incomplètes, comportent des « manques » et
que certaines de ses positions ou conclusions sont « exagérées ». Ils l’en
excusent en estimant que ces défauts s’expliquent en partie par l’auditoire
non religieux auquel Harnack s’adressait.
Toujours en 1902, paraît le livre de Loisy, L’Évangile et l’Église,
qui a soulevé une tempête. Loisy encore catholique, mais déjà entré dans le
processus qui le conduira à la rupture, y discute longuement de l’ouvrage
de Harnack, qu’il juge, comme le font aussi beaucoup de protestants, proche
d’Auguste Sabatier qui vient de mourir. Il reproche, assez injustement, à
Harnack de ne pas voir que l’évangile primitif ne pouvait pas vivre sans se
développer, se transformer et devenir une institution. En simplifiant
l’argumentation de Loisy, on pourrait presque dire que, pour lui,
l’évangile ne s’est maintenu et n’a vécu que grâce à l’invention et au
développement de l’Église ; c’est donc dans cette dernière, plus que dans
l’évangile, que réside « l’essence du christianisme ». On a le sentiment
que Loisy projette sur le livre de Harnack l’image qu’à tort ou à raison il
se forge du protestantisme libéral plus qu’il n’en examine et discute les
thèses et argumentations.
En 1903 et 1904, la Revue de théologie et des questions religieuses,
éditée par la Faculté de Théologie de Montauban (l’ancêtre d’ Études théologiques et religieuses), publie deux longs articles
critiques. Ils sont dus à l’un de ses professeurs les plus connus, Henri
Bois, qui reproche essentiellement à Harnack de ne pas voir qu’on peut
donner à Jésus une place centrale dans l’evangelium Christi sans
pour cela « accepter le théorème ecclésiastique de la trinité et de la
déité essentielle de Jésus-Christ ». « Renoncer aux spéculations sur la
substance de Jésus, écrit-il, ce n’est certes pas renoncer à la foi en la
personne de Jésus-Christ ». L’« aversion, par ailleurs légitime » de
Harnack pour ces dogmes aurait faussé son analyse.
Fischbacher, le grand éditeur protestant de l’époque, publie une première
traduction française très défectueuse de L’essence du christianisme
en 1903. Elle est, écrit Henri Bois, « déplorable … elle manque d’élégance
et de clarté … elle fourmille d’erreurs » [17]. En 1908, Fischbacher
la remplace par une nouvelle traduction, bien meilleure, établie par un
jeune pasteur André Numa Bertrand [18], qui a été une des
personnalités les plus marquantes du protestantisme français et du courant
libéral pendant la première moitié du 20ème siècle. Cette
traduction était épuisée depuis longtemps. De plus, Harnack a apporté des
corrections et ajouts à son texte initial au cours des éditions qui se sont
succédées : la traduction de Bertrand était antérieure au dernier état du
texte. C’est donc une heureuse initiative qu’a prise un des meilleurs
connaisseurs francophones de la théologie allemande des deux derniers
siècles, Jean-Marc Tétaz, d’établir et de publier une nouvelle traduction
de L’essence du christianisme, publiée par Labor et fides Une
introduction très complète précède et éclaire utilement le texte de
Harnack.
En annexe de sa traduction, Tétaz a eu la bonne idée de publier trois
textes qui donnent un aperçu des débats qu’a suscités Harnack. Le premier
est du à un penseur juif, Léo Bäck (qui publia en 1905, un livre intitulé L’Essence du Judaïsme, contrepartie du livre d’Harnack) ; il estime
qu’Harnack expose sa propre religion et l’attribue à Jésus en opérant ainsi
une modernisation anachronique et il lui reproche de noircir injustement le
judaïsme du premier siècle. Le deuxième texte, très technique, est une
réflexion méthodologique d’Ernst Trœltsch sur la notion d’essence qui
soutient et justifie, tout en signalant ses limites et ses dangers, la
démarche de Harnack. Le dernier texte a été écrit par Bultmann à l’occasion
du cinquantenaire de la parution de l’Essence du christianisme. Pour
Bultmann, Harnack n’a pas été assez attentif à l’apport de l’école
d’histoire des religions ; il n’a pas vu l’étrangeté de Jésus et le
caractère eschatologique de sa prédication. On pourrait presque dire qu’aux
yeux de Bultmann, Harnack n’est pas assez libéral ou, plus exactement,
qu’il est trop loin de ces deux grands représentants de la théologie
libérale que sont Trœltsch et Schweitzer. En fait, plus qu’il ne critique
Harnack, Bultmann le défend (on ne peut qu’être frappé de la proximité
entre l’analyse que fait Harnack de la prédication de Jésus et celle que
développe Bultmann dans son Jésus[19]).
Il y a entre eux une nette différence de conceptualité. Harnack, dans le
cadre d’une philosophie de la conscience, voit surtout dans l’évangile une
« expérience vive » (p. 255-256). Bultmann, marqué par la pensée
existentielle, comprend l’évangile avant tout comme une interpellation qui
appelle à la décision. Les deux perspectives sont-elles antinomiques et
incompatibles ? Pas forcément, elles ont en commun de mettre en question
l’intellectualisme du dogme : l’évangile n’est pas une doctrine, mais une
vie. On a le sentiment que pour Bultmann, Harnack va dans la bonne
direction, mais qu’il n’a pas su ou pu aller assez loin.
Depuis une vingtaine d’années, on redécouvre l’actualité et la pertinence
de la théologie de la fin du 19ème siècle et du début du 20 ème siècle que beaucoup avaient jugé, un peu vite, dépassée. La
question de l’essence du christianisme ne cesse de se poser et on lui a
donné de multiples réponses. Parmi beaucoup d’autres exemples possibles, je
mentionne, parce qu’il sort du lot par sa qualité, l’ouvrage de Gehrard
Ebeling, publié en 1959,
L’essence de la foi chrétienne [20]
. Le livre de Harnack n’est pas seulement un éclairage sur le passé. Il
représente, comme l’écrit Bultmann (p. 357-359) une pièce « de la plus
haute importance » dans une problématique toujours très vivante.
André Gounelle
Études Théologiques et Religieuses
, 2016/2
[1]
Adolf von Harnack, L’Essence du Christianisme. Textes et débats, édition,
traduction, introduction et notes par Jean-Marc Tétaz. Genève,
Labor et fides, 2015. 23 cm., 378 p. ISBN 978-2-8309-1502-0. 49€.
Les numéros de page entre parenthèses dans le texte de cet article
renvoient à ce volume.
[2]
« La personne de Jésus et l’évangile de Jésus d’après Harnack », Revue de théologie et des questions religieuses, 1903, p.
390.
[3]
Traduction française chez Gallimard, 1992.
[4]
Voir dans mon livre Penser la foi (Van Dieren, 2006) les
pages 20-25.
[5]
Voir, par exemple, ceux traduits en français : Précis de l'histoire des dogmes, Paris, Fischbacher, 1893
(réédition chez Labor et Fides, 1994) ; Marcion. L’évangile du Dieu étranger (1920-1924), Cerf, 2003
;
Mission et expansion du christianisme dans les trois premiers
siècles
(1902-1924). Cerf, 2004.
[6]
C’est ce que lui reprochait, par exemple, son collègue Julius
Kaftan (auteur lui-même d’un livre intituléL’essence de la religion chrétienne, publié en 1881), voir Revue du Christianisme social, 1902, p. 582. Même reproche
du penseur juif Léo Bäck (voir texte en annexe de l’édition de
Labor et fides p. 283).
[7]
A History of Christian Thought
, Simon and Schuster, 1972, p. 518.
[8]
Ce qu’Alfred Loisy, dans L’Évangile et l’Église, A. Picard
et fils, Paris, 1902 (nous citons d’après l’édition de 1908, « chez
l’auteur »), p. XXIII, ne semble pas avoir perçu. C’est dans ce
livre qu’on trouve, p. 153, la fameuse phrase : « Jésus annonçait
le royaume et c’est l’Église qui est venue ».
[9]
Il me parait possible que « valeur infinie » signifie, dans la
ligne de Kant, que la personne humaine ne doit jamais être un moyen
pour autre chose ; elle est, par nature, une fin en soi.
[10]
Par exemple, Alfred Loisy 1908, reproche à Harnack de « résumer
toute la religion dans l’union actuelle de l’âme avec Dieu » (p.
50) et d’affirmer que « Jésus n’a eu en vue que les individus » (p.
62 ; cf. p. 94).
[11]
Ainsi, Jules Dejarnac trouve que Harnack présente un évangile « pas
assez social », Revue du christianisme social, 1902, p. 594.
[12]
Voir le témoignage d’Albert Schweitzer, « Lettre inédite », Études théologiques et religieuses, 1985/2, p. 161-162.
[13]
Voir Klauspeter Blaser, Le Christianisme social, Van Dieren,
2003, p. 33.
[14]
P. 93 note. Cf. les textes cités dans l’introduction de Jean-Marc
Tétaz, p. 36-37.
[15]
Henri Bois, dans Revue de théologie et des questions religieuses, 1903, p.
401, 406, 410 et 1904, p. 55, estime qu’il y a là une «
inconséquence » ; ces deux propositions sont contradictoires ;
elles ne s’accordent pas l’une avec l’autre. Si Jésus est
l’évangile, il en est bien partie intégrante.
[16]
Harnack parle de l’exigence de « ne pas s’attacher aux mots, mais
de dégager l’essentiel », p.95.
[17]
Revue de théologie et des questions religieuses
, 1903, p. 392.
[18]
Le volume n’indique pas le nom du traducteur. André-Numa Bertrand
se situe dans la ligne de Sabatier (voir son livre,
La pensée religieuse au sein du protestantisme libéral, ses
déficits actuels, son orientation prochaine
, Fischbacher, 1903, p. 145-163), ce qui renforce l’idée d’une
proximité théologique entre Sabatier et Harnack.
[19]
Publié en 1926, traduction française au Seuil en 1968.
[20]
Traduction française au Seuil en 1970. Il s’agit de conférences qui
s’inscrivent dans un cadre qui évoque celui de Harnack : elles sont
données à Zurich « aux étudiants de toutes les Facultés ». Le
changement de titre : « foi chrétienne » et non « christianisme »
indique bien ce qui distingue les deux approches.
En 1900, Harnack professeur à l’Université de Berlin, publie un livre, L’essence du christianisme qui s’inscrit dans la ligne du
protestantisme libéral et qui est un des grands classiques de la théologie
moderne. La parution d’une nouvelle traduction française nous donne
l’occasion de présenter à nos lecteurs ce livre et son auteur.