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Trœltsch vu par Vermeil
En 1921, Edmond Vermeil publie dans la Revue d’Histoire et Philosophie Religieuses trois articles sur la pensée religieuse de Trœltsch. L’année suivante, ces articles sont groupés dans une brochure d’environ 70 pages, qui sera rééditée en 1990. Ma communication porte sur cette brochure. Dans un premier temps j’en situerai le contexte, un deuxième temps en analysera le contenu et un troisième temps en esquissera une évaluation.
1. Le contexte
En 1919, Edmond Vermeil est nommé professeur d’histoire de la culture et de la littérature allemandes à l’Université française de Strasbourg, très rapidement créée ou récréée après la fermeture de l’Université allemande. En 1921, la Faculté de Théologie protestante de Strasbourg, renouant avec ce qu’elle faisait sous le Second Empire, décide de lancer une revue théologique, la Revue d’Histoire et de Philosophie Religieuses, qui en est aujourd’hui à sa 91ème année de publication. Son titre indique bien qu’elle se veut plus universitaire que pastorale, à la différence des revues alors existantes dans le protestantisme français. Les études de Vermeil sur Trœltsch paraissent dans les trois premiers numéros de cette revue. On devine sans peine les raisons qui conduisent à cette publication. Le corps professoral de la Faculté de Théologie recomposée est politiquement très francophile, mais de formation et de culture plutôt allemandes. Il a le souci d’établir des ponts entre la pensée théologique de l’Allemagne et celle de la France. Or, Troeltsch joue un rôle important dans la vie intellectuelle et politique allemande ; par contre, les français n’en ont pratiquement pas entendu parler. Dans le climat politique d’alors, où les alsaciens sont vite suspectés, il vaut mieux qu’il soit présenté par un « français de l’intérieur », ancien combattant, expert du gouvernement français pour les questions relatives à l’Allemagne et, au demeurant, parfaitement qualifié.
Ernst Trœltsch est alors en Allemagne un universitaire éminent, à la fois influent et controversé. Il naît en 1865 et meurt en 1923, deux ans après la publication de l’étude de Vermeil. Il enseigne successivement à Heidelberg dans le cadre de la Faculté de Théologie, puis, à partir de 1915, à Berlin où il occupe une chaire de philosophie. Il est un philosophe de la religion qui s’inscrit, de manière assez originale, dans le courant kantien et néokantien. Il est également historien et sociologue des religions. Il est proche, amicalement et intellectuellement, de Max Weber ; à Heidelberg, ils habitent des étages différents de la même maison et travaillent en une étroite collaboration. Trœltsch est également théologien, mais son œuvre principale dans ce domaine, Glaubenslehre, ne paraît qu’en 1925, après sa mort ; Vermeil n’a évidemment pas pu la prendre en compte dans son étude de 1921. Trœltsch a aussi des relations avec l’école dite de l’histoire des religions, qui renouvelle l’étude des textes bibliques en montrant leurs liens avec le monde religieux du Proche Orient ancien. Sévère, comme Vermeil, à l’égard du luthéranisme allemand, Troeltsch est, autant sinon plus qu’Adolph Harnack, un représentant de la théologie du protestantisme libéral. Politiquement, il n’a pas approuvé la guerre et souhaité une paix de compromis. Après la défaite, il plaide pour que l’Allemagne accepte la démocratie ; il est l’un des rares grands intellectuels allemands qui se rallie à la République de Weimar. Il exerce même quelque mois des fonctions de sous secrétaire d’État, de vice ministre, pour les affaires ecclésiales.
Si, en ce début du 20ème siècle, Trœltsch est très connu en Allemagne, par contre les français l’ignorent largement. Seuls deux articles de lui ont été traduits dans notre langue, des traductions mauvaises, maladroitement abrégées, parfois incompréhensibles, avec de nombreux contre-sens. De rares recensions de ses ouvrages ont paru dans des revues spécialisées, dont quatre signées par Alfred Loisy. Il faut attendre 1960 pour que des sociologues des religions, principalement Jean Seguy, redécouvrent l’importance dans leur domaine des travaux de Trœltsch. À partir de 1990 avec le déclin en protestantisme français de la dominance de la théologie dialectique, plus ou moins inspirée de Barth, se manifeste un certain intérêt pour la théologie et la philosophie de Trœltsch. Se succèdent un colloque à Lausanne, deux séminaires interdisciplinaires à Québec ainsi que plusieurs traductions et études. Si les éditions Labor et fides rééditent en 1990 la brochure de Vermeil, c’est qu’entre temps, rien ne l’avait remplacée ou complétée, elle restait la seule présentation correcte de la pensée religieuse de Trœltsch existante à cette date dans notre langue.
Vermeil se réfère aux travaux de Trœltsch et les utilise expressément en 1913 dans sa thèse de doctorat sur Möhler et l’école catholique de Tubingen. S’il connaît bien et depuis longtemps l’œuvre, par contre, il n’a jamais rencontré l’homme. En 1923, lors d’un voyage à Berlin, il avait projeté d’aller le voir ; malheureusement, leur rendez-vous a été annulé par la maladie dont Trœltsch devait mourir quelques jours après.
2. Le contenu
J’en arrive à ma deuxième partie qui va porter sur le contenu de ces trois articles devenus trois chapitres de la brochure qui les reprend sans modifications.
1. Le premier s’intitule « La méthode ». Vermeil y présente le projet ou l’objectif de la réflexion de Trœltsch. Elle part du constat que la pensée religieuse se trouve partagée entre deux positions et deux démarches aussi insatisfaisantes et stériles l’une de l’autre : d’une part un supranaturalisme dogmatique, d’autre part un immanentisme positiviste.
Pour le supranaturalisme dogmatique, qu’on rencontre dans les milieux ecclésiaux dits « orthodoxes », le christianisme est « un phénomène miraculeux ». À la différence des autres religions, il bénéficie d’une révélation surnaturelle, venant directement de Dieu. La doctrine chrétienne dépend donc d’une autorité ou d’un principe « soustrait au devenir ». Elle ne relève pas d’un examen historique critique, elle échappe à tout relativisme. Elle jouit d’une certitude absolue. Ce supranaturalisme, qui favorise l’autoritarisme ecclésial, est devenu avec la modernité caduc, impensable et intenable. Même si beaucoup continuent à le défendre, il a aujourd’hui perdu toute pertinence
Pour l’immanentisme positiviste, les religions, le christianisme comme les autres, sont des phénomènes purement humains, psychologiques et sociologiques, qui ne relèvent nullement d’une réalité qui dépasserait le monde. Elles sont des interprétations du monde, irrationnelles et affectives, sans base objective. Pour Trœltsch, cet immanentisme, s’il permet de décrire justement bien des aspects de la religion, échoue à en saisir la nature, il la vide de sa substance. Elle a en effet une spécificité irréductible, elle est « un élément constitutif essentiel de la conscience » qu’on ne peut pas comprendre sans recours à une transcendance.
Trœltsch refuse le supranaturalisme qui fonde la religion sur une révélation absolue et rejette le positivisme qui l’explique par causalité naturelle. Pour définir une autre voie, vous me pardonnerez ici de simplifier excessivement une pensée complexe et subtile, il se tourne vers Kant qui élimine la métaphysique sans tomber dans l’empirisme en s’interrogeant sur les conditions transcendantales de nos perceptions, autrement dit, en se demandant ce que rend possibles les expériences que nous faisons. Trœlstch ne pose pas un divin hors de toute contingence ou de toute compromission comme les orthodoxes. Il ne nie pas le divin, comme les positivistes. Il veut montrer qu’il est l’apriori nécessaire du sentiment religieux, de même que nos perceptions présupposent les catégories d’espace et de temps. Il entend relativiser la religion sans la mutiler d’une présence ou d’une source absolue sous-jacente.
2. Le deuxième article ou chapitre de Vermeil porte sur les relations entre christianisme et civilisation. Je relève les deux thèmes les plus importants.
Premièrement, la modernité, qui émerge durant la deuxième moitié du 18ème siècle, provoque une rupture et une révolution religieuses de grande ampleur. On pourrait presque dire qu’elle donne naissance à un nouveau christianisme très différent de l’ancien. Selon Trœltsch, Luther et Calvin appartiennent encore au Moyen Âge ; ils sont plus proches de la tradition et la scolastique catholiques de leur temps que du protestantisme contemporain. Il y a bien sûr des différences fortes entre les Réformateurs et leurs adversaires romains ; néanmoins les problématiques, les notions, les modes d’argumentation sont les mêmes, alors que nous vivons dans un autre monde conceptuel.
La modernité entraine trois mutations. D’abord l’approche de la Bible change. La science historique nous apprend à voir en elle non pas un texte venu du Ciel, dicté ou inspiré jusque dans sa lettre par Dieu, mais un ensemble des documents conçus, élaborés, rédigés par des hommes dont les écrits témoignent certes d’une authentique rencontre avec Dieu, mais ne sont pas à proprement parler « parole de Dieu ». Ensuite, se modifie le statut du dogme. Il n’énonce pas, comme on le pensait autrefois, des vérités intemporelles et absolues ; il ne définit pas l’être même de Dieu, mais il dit comment Dieu nous touche, nous atteint et s’inscrit dans notre existence à un moment et en un lieu donnés. La théologie est donc relative, elle ne formule pas ce qu’il faut croire (elle n’est pas Dogmatik), elle explicite de manière réfléchie et critique la manière de croire d’une époque et d’une culture (elle est Glaubenslehre). Enfin, dernière transformation, avec la modernité, s’effondre l’idéal d’une cité chrétienne qui associe, entremêle État et Église et, du coup, se pose en termes très différents la question de la place et du rôle des institutions ecclésiales dans la société.
Que nous en ayons conscience ou non, que cela nous plaise ou pas, aujourd’hui la foi se vit et se pense tout autrement que dans les périodes précédentes ; nous sommes entrés dans un néo-christianisme.
Dans les analyses de Trœltsch, un deuxième élément joue un rôle important. Il s’agit de la distinction entre les trois formes sociales que prend le christianisme, à savoir l’Église, la secte et le spiritualisme. L’Église se caractérise par son ouverture à la société, par une porosité ou une symbiose qui va parfois jusqu’à l’identification ; elle se veut religion de la Cité. La secte, au contraire, forme un groupe séparé, distinct, à part, en marge ; elle trace des frontières très nettes ; elle ne se préoccupe guère de la cité, parfois s’oppose à elle ; elle se considère comme extérieure à ce qu’elle appelle le monde. Le spiritualisme préconise et cultive une religion intérieure, personnelle, volontiers individualiste et mystique. Il se manifeste à l’intérieur des deux formes précédentes et, à première vue, peut paraître sociologiquement moins significatif. Il exerce pourtant une influence importante. Il empêche l’Église de devenir purement profane par fusion avec la société et il empêche la secte de complètement se replier sur elle-même. Il les maintient l’une et l’autre religieusement vivante.
3. Le troisième article ou chapitre de l’étude Vermeil porte sur les défis et les enjeux auxquels le christianisme est confronté. Trœltsch en relève quatre.
Il y a d’abord, la lutte très vive au sein des diverses Églises entre les partisans du vétéro et ceux du néo christianisme. Trœltsch, sans trop d’illusion, espère beaucoup qu’en protestantisme les libéraux et qu’en catholicisme les modernistes (auquel il est très attentif) l’emporteront. Il y va de l’avenir du christianisme.
Ensuite, il faut revoir les rapports de l’Église et de l’État. Trœltsch voudrait éviter aussi bien le mélange que la séparation (il trouve mauvaise la solution française de 1905). Il préconise une indépendance assortie d’accords pour réglementer les relations et permettre des collaborations.
Autre défi à affronter, celui du scientisme athée. Trœltsch pense ici que le développement de la philosophie et de la science le rend caduc.
Enfin, se pose le problème de l’attitude à adopter envers les autres religions et en particulier du sens et des méthodes de l’entreprise missionnaire.
L’introduction générale de l’étude de Vermeil et la phrase qui termine le troisième article laissent prévoir une suite qui ne viendra jamais, on ne sait pas pourquoi. Il se proposait d’y traiter de l’attitude de Troeltsch entre 1914 et 1920, fort intéressante pour des français. En effet, favorable avant la guerre à une démocratisation de son pays, Trœltsch se montre très réservé, voire réticent envers la politique de Guillaume II. À la différence de plusieurs théologiens allemands de renom (dont Harnack), il ne signe pas le manifeste des 93 intellectuels proclamant, le 4 octobre 1914, que dans la guerre qui vient d’éclater la cause de l’Allemagne est « juste et noble » et sa conduite irréprochable. Après 1918, il soutient la République, mal aimée, de Weimar, et il y occupe des responsabilités importantes. Vermeil continuera de collaborer à la Revue, il sera même membre de son comité de rédaction, mais ne publiera pas ce dernier article. Son étude ne comporte pas non plus de conclusion générale. Elle donne le sentiment d’un ensemble inachevé.
3. Évaluation
Je termine en risquant une évaluation. Je fais trois remarques.
1. Au début de son premier article ou chapitre, Vermeil écrit que « nous avons, en ce lendemain de guerre, l’impérieux devoir d’étudier, avec plus d’objectivité que jamais, la science et la pensée allemandes ». Cette intention d’objectivité se traduit par une grande neutralité de l’exposé. Vermeil analyse effectivement l’œuvre de Trœltsch comme un objet qu’il décrit sans beaucoup s’engager personnellement. Certes il souligne l’originalité et la profondeur de l’apport de Trœltsch dans les débats intellectuels de l’Allemagne. Il indique également que ses positions répondent aux attentes des libres croyants. Mais il n’entre pratiquement jamais dans une discussion de fond. On ne trouve une critique qu’à la fin du chapitre 2. Troeltsch estime que seul le christianisme maintient dans le monde occidental le sens de la transcendance ; Vermeil écrit que l’art le fait également, ce qui me paraît assez juste ; Vermeil anticipe ici ce que diront plus tard Paul Tillich, Charles Taylor et aussi Luc Ferry ; mais il ne développe pas cette idée. À plusieurs reprises, Vermeil signale en passant, sans y insister, le caractère foncièrement germanique des solutions proposées et des jugements portés sur la France par Trœltsch. En fait, on ne sait pas vraiment ce que Vermeil pense de l’œuvre de Trœltsch, sinon qu’elle présente un grand intérêt. Maintenant, il est tout à fait possible qu’il ait prévu d’exprimer son opinion personnelle en conclusion dans le quatrième article ou chapitre qui n’a pas vu le jour.
2. Incontestablement, Vermeil a lu attentivement et connaît bien l’œuvre de Trœltsch. Sur un point, cependant, son exposé me semble déficient ou insuffisant. Il s’agit de la rencontre entre les religions que Vermeil aborde sous l’angle, à mon avis rétrécissant, des missions, même si Trœltsch y est très attentif et en traite longuement. Certes, Vermeil ne pouvait pas connaître les conférences de 1923, rédigées en vue d’une tournée de conférence en Grande Bretagne, que la mort a empêché Trœltsch de prononcer. Mais je me suis même demandé si Vermeil ne s’en était pas tenu à l’édition de 1901 de L’absoluité du christianisme et s’il avait pris connaissance de l’édition de 1912, où Troeltsch, comme il le dit lui-même, a « clarifié et développé un texte par trop concis » ; en fait comme l’écrit un spécialiste de Troeltsch, J.M. Tétaz, il opère une « reprise en profondeur ». Vermeil cite en bibliographie l’édition de 1912, je ne suis pas sûr qu’il lui ait apporté suffisamment d’attention, ce qui expliquerait en partie l’insuffisance sur ce point de sa brochure.
3. Si sur le fond, à part la réserve que je viens d’exprimer, il n’y a pas grand chose à redire à l’exposé de Vermeil, il n’en va pas de même, à mon avis, pour sa pédagogie. Vermeil, ce qu’il ne fait que rarement dans ses autres livres pour ce que j’en connais, me semble succomber au travers très universitaire du professeur qui écrit pour des professeurs, en l’occurrence un germaniste pour d’autres germanistes. Paradoxalement, ces études faites pour présenter Trœltsch ne peuvent être vraiment appréciées à leur juste valeur que par des lecteurs qui connaissent déjà passablement Trœltsch et son contexte. Le premier article ou chapitre me paraît caractéristique à cet égard. Vermeil dégage très bien l’objectif de Trœltsch : trouver une voie qui évite les impasse du supranaturalisme dogmatique et du positivisme immanentisme, objectif commun à la plupart des néo-kantiens. Mais plutôt que de s’attacher directement à la solution proposée par Trœlstch, Vermeil consacre de nombreuses pages à le distinguer des autres néo-kantiens ; je doute que des lecteurs qui ne sont pas, par ailleurs, au fait de ces débats puissent comprendre. J’ajoute que Vermeil emploie des termes savants rarissimes (parfois des hapax), et qu’il y a des ruptures d’argumentation (signalées par des tirets à l’intérieur du texte) qui n’en facilitent pas la lecture. Ce n’est pas par hasard si la brochure de Vermeil n’a eu aucun écho. Elle n’était pas adaptée au public français.
Il faut reconnaître à Vermeil le grand mérite d’avoir été probablement le seul français de sa génération qui ait lu Trœlstch, l’ait compris et ait perçu l’importance de sa pensée. Par contre, il n’est pas vraiment arrivé, comme il l’aurait voulu et comme il aurait été souhaitable, à l’introduire dans le débat français.
André Gounelle
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