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Élie Lauriol
Ni trop court, ni trop long

 

J’ai eu le privilège de compter pendant quelques années Élie Lauriol parmi mes paroissiens. Il avait pris sa retraite à Nîmes, et s’était rattaché à la paroisse de l’Oratoire dont j’étais l’un des pasteurs. Il en suivait chaque dimanche avec une ponctualité exemplaire le culte et il venait souvent aux conférences de la Société d’histoire du protestantisme. Son âge et sa santé lui interdisaient de prendre la parole en public et de sortir le soir. Madame Lauriol veillait sur lui avec beaucoup de vigilance et l’empêchait de faire les imprudences qui, parfois, le tentaient. Je crois qu’il lui doit beaucoup; sans la manière dont elle a pris soin de lui et l’a obligé de se discipliner voire de se restreindre, n’aurait-il pas rapidement été épuisé par des activités dévorantes? Si, durant sa retraite, il refusait de présider des cultes et de donner des conférences, par contre sa porte était toujours ouverte. J’allais le voir; avec beaucoup de tact et de finesse, il savait conseiller et encourager le jeune pasteur que j’étais alors, un peu perdu dans les labyrinthes, parfois complexes, du protestantisme nîmois. Il invitait toujours à prendre de la hauteur et à ne pas s’attarder dans les méandres des petites choses. Il me parlait de Wilfred Monod, de mes oncles Elie et Théodore Gounelle, d’André Philip, de Maurice Albaric, du docteur Antonin et de bien d’autres. Je me souviens avec beaucoup de reconnaissance de ces entretiens.

De lui, j’ai reçu un message et un enseignement que je résume par le titre donné à ces lignes : ni trop court ni trop long. Il ne s’agit pas d’un conseil donné au prédicateur (et l’on sait que Lauriol en fut un exceptionnel), mais bel et bien de la manière de comprendre et de vivre l’Evangile.

Pas trop court.

On raconte qu’un jour, à quelqu’un qui le questionnait, Elie Lauriol répondit : “Le christianisme social, c’est le christianisme tout court; tout court, mais pas trop court”. Cette formule, spirituelle et pédagogique, traduit bien une de ses convictions fondamentales. La foi chrétienne est avant tout une pratique; elle se traduit par un comportement et des engagements. Le message évangélique a des conséquences concrètes : il implique une manière de vivre et entraîne une action. Il ne s’agit pas de dire à longueur de journées “Seigneur, seigneur”, mais de faire ce que Jésus nous demande.

Cela est vrai sur le plan personnel comme sur le plan politique et social (à supposer que l’on puisse distinguer ces deux dimensions, étroitement mêlées, de l’existence humaine). Un chrétien et une Église trahissent l’évangile quand ils refusent de prendre parti en dénonçant les injustices et les scandales de la société, en luttant pour une ordre politique et économique plus humain. Trop souvent, par paresse ou lâcheté, par manque de lucidité ou compromission, les croyants hésitent, s’arrêtent, restent dans leurs sanctuaires et sacristies; ils oublient la cité. Ils ont tort et, inlassablement, il faut les inviter à aller plus loin. L’évangile nous mobilise et fait de nous des militants, sans haine, mais résolus.

L’évangile a une dimension morale ou éthique ; quand on la néglige on le mutile. La morale évangélique n’a rien de légaliste. Elle ne consiste pas à se conformer à des règles générales définies d’avance, à des préceptes formels préétablis. Elle est concrète, personnelle et contextuelle. Elle tient le plus grand compte des circonstances et des situations. En toutes occasions, elle cherche le bien, elle travaille pour un mieux, même relatif. Elle se définit par l’amour, et donc par le respect et le service des autres, aussi bien au niveau de l’individu qu’à celui de la société.

Pas trop long

L’insuffisance éthique d’un christianisme “trop court” s’accompagne souvent d’un excès dogmatique. Ici, on a été “trop long” : les doctrines, les définitions et les discours des chrétiens vont bien au delà de ce que l’évangile nous apprend et de ce que les êtres humains peuvent savoir. Trop modestes et réservées sur le plan social, les Eglises se sont montrées souvent incontinentes et outrecuidantes dans le domaine de la théologie.

On m’a raconté qu’un jour, dans un train qui le ramenait d’un synode, Elie Lauriol a assisté à une vive discussion entre deux pasteurs au sujet de la trinité que l’un jugeait essentielle à la foi chrétienne et que l’autre estimait non biblique. Au bout d’un moment, Lauriol intervint : “En réalité, vous avez exactement la même théologie”; et devant la mine étonnée de ses interlocuteurs, il expliqua : “Vous croyez savoir beaucoup de chose sur Dieu et quand vous comparaîtrez devant lui et que vous découvrirez que ce que vous avez raconté est totalement inutile, cela vous ennuiera beaucoup. L’évangile, un enfant de cinq ans peut le comprendre ; tout le reste relève du superflu”. Il y avait chez Lauriol un rejet très vif de la spéculation. Il ne refusait certes pas le travail intellectuel, mais il ne voulait pas qu’il devienne un jeu gratuit de la pensée et il avait conscience des limites de nos connaissances. Il tenait, par exemple, à des prédications soigneusement réfléchies et préparées, mais devenait caustique quand elles tombaient dans le pédantisme ou prétendaient dévoiler les secrets de Dieu.

Au cours des discussions qui aboutirent en 1938 à la fusion de diverses églises (orthodoxes, libérales, méthodistes, libristes), pour constituer l’Eglise Réformée de France, Lauriol, avec beaucoup de vigueur et de clarté, s’est battu pour qu’on n’impose pas aux fidèles et aux pasteurs des conditions dogmatiques, qu’on ne les oblige pas, par exemple, de croire en la matérialité ou en l’historicité de la naissance virginale. Par contre, il a insisté pour que l’Église Réformée inscrive dans ses principes “la lutte contre les fléaux sociaux”. Il ne faut pas se tromper dans les priorités et situer précisément l’essentiel de la foi chrétienne.

Chrétien social et protestant libéral.

Ce qui me semble caractériser Lauriol, c’est son immense honnêteté spirituelle et intellectuelle qui se manifeste aussi bien dans sa volonté d’aller jusqu’au bout des exigences pratiques de l’évangile que dans son refus d’affirmer sur le plan théorique plus qu’on ne sait. “Ce qui dérange dans les paroles de Jésus, aimait-il dire, ce ne sont pas les obscurités qu’on y trouve, mais ce qu’elles disent clairement”. Plutôt que de se complaire à définir des mystères, qui de toutes manières lui sont inaccessibles, le chrétien doit vivre et agir dans le sens que lui indique, sans aucune ambiguïté, le Nouveau Testament. L’évangile nous dérange parce qu’il nous bouscule, nous transforme, nous mobilise sans échappatoire possible et non parce qu’il ne résout pas toutes les énigmes de l’être et de l’univers. Le christianisme social invite à ne pas rester trop court dans l’engagement pratique, et le protestantisme libéral à ne pas aller trop loin dans l’affirmation dogmatique.

André Gounelle
Autres temps, 1991/2

 

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André Gounelle

Professeur émérite de la faculté de théologie protestante de Montpellier

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