En 1906, il y a exactement un siècle, naissait Dietrich Bonhoeffer. Ce centenaire donne l’occasion de s’interroger sur l’apport de cet homme dont on a fait une des figures de proue du christianisme au vingtième siècle.
Un engagement exemplaire
Un point paraît évident et incontestable. La lucidité et le courage de Bonhoeffer dans son refus du nazisme méritent toute notre admiration. Il a vu immédiatement clair et il a participé avec détermination à la résistance d’abord ecclésiastique, ensuite politique et activiste. S’il n’est pas le seul à avoir sauvé l’honneur du protestantisme allemand, son engagement est particulièrement exemplaire et, avec son arrestation et son exécution, il en a lourdement payé le prix. À cet égard il n’est absolument pas surfait, même si son utilisation après guerre paraît parfois suspecte. On ne s’est pas référé à lui seulement à cause de son authentique grandeur ; le désir de se dédouaner a aussi joué un rôle. On a été bien content de trouver un pasteur dont la conduite contrastait avec le manque de clairvoyance, l’indécision, l’ambiguïté, la passivité, les compromissions voire la complicité de beaucoup de personnalités et d’institutions chrétiennes. Quelle que soit la valeur propre de son œuvre, elle n’aurait pas eu le même succès s’il n’avait pas été un martyr (au double sens de témoin et de victime).
Son apport théologique
Que dire de son apport théologique ? Tenter de l’évaluer demande beaucoup de nuances et de prudence. Si les écrits de Bonhoeffer antérieurs à la deuxième guerre ont un niveau honorable, ils sont loin d’avoir la portée et la puissance innovatrices de ceux de Barth, de Bultmann et de Tillich. Ils sont plutôt conservateurs, voire réactionnaires (pensons à son livre La vie communautaire aux orientations impraticables et insupportables). Mais on peut justement faire valoir que Bonhoeffer, mort jeune, n’a pas eu le temps de mûrir et d’approfondir sa pensée à la différence des théologiens que je viens de citer.
Par contre, ses écrits de guerre, déjà son Éthique et surtout les papiers de prisons publiés sous le titre de Résistance et soumission, ébauchent des thèmes révolutionnaires : celui de la faiblesse et de la souffrance de Dieu (devenu depuis banal, mais à l’époque assez original), celui du monde sécularisé où tout s’explique et fonctionne sans recours à Dieu, celui de l’homme devenu adulte qui n’a plus besoin du secours de la religion, celui d’un christianisme non religieux, à la fois adapté à notre époque et fidèle à l’évangile, tourné vers le concret et non vers le surnaturel, aspirant non plus à régenter mais à servir.
Bonhoeffer critique le christianisme existant et appelle à une transformation radicale. Il ne dit pas des choses très différentes des chrétiens sociaux, par exemple et entre autres de Léonard Ragaz, de Wilfred Monod, de Nicolas Berdiaeff et de Paul Tillich. Mais ils étaient oubliés ou méconnus dans les années 60 quand on découvre Résistance et Soumission. Ce livre a eu un effet positif en soulevant des questions et en suscitant des recherches, qui jusqu’à lui n’étaient pas inédites, mais marginales. Même si l’élan ainsi provoqué dans les années 70 a, en partie, avorté (Jacques Ellul avait déjà à l’époque signalé certaines des impasses où il conduisait), on est reconnaissant à Bonhoeffer d’avoir su l’impulser.
Quelle cohérence ?
Y a-t-il continuité ou rupture entre les écrits d’avant guerre et ceux de la captivité ? Les deux thèses ont été soutenues et les spécialistes en ont largement discuté. Peu importe au fond, c’est un problème d’universitaire. Toutefois, selon la réponse qu’on lui apporte, l’évaluation différera. Si on prend en compte l’ensemble de l’œuvre, on aboutit à des interprétations qui émoussent et banalisent les propos de Résistance et Soumission, alors que les théologies de la mort de Dieu, de la sécularisation et du primat de la politique, qui au contraire les radicalisent, se réclament ou s’inspirent presque uniquement des papiers de prison. Bonhœffer est-il vraiment le père des christianismes contestataires et politiques, ou s’agit-il d’une filiation mythique et illégitime ? Il paraît impossible de trancher cette question qui demanderait, sans doute, une réponse complexe en demi-teinte. André Dumas a justement souligné combien, en fin de compte, Bonhœffer apparaît « indécis par rapport à lui-même ».
Ce qui pose un problème de cohérence. Dans une lettre de 1967, où il mélange subtilement critique et éloge, Karl Barth a mis en doute la capacité de systématisation de Bonhœffer. En tout cas, Résistance et soumission ne contient pas des textes soigneusement élaborés et mis au point, mais des papiers rédigés à la hâte que Bonhœffer se proposait de reprendre plus tard, de « filtrer », comme il l’écrit, de reformuler, d’approfondir et de préciser; il dit lui-même qu’il s’agit d’une expression « maladroite », « sommaire », « grossière » de sa pensée. On a souvent le sentiment de contradictions : ne vit-il pas et ne maintient-il pas ce qu’il déclare vouloir éliminer : le recours à Dieu dans la détresse, un piétisme qui cultive un domaine à part (avec l’appel à une discipline de l’arcane) ?
Des suggestions, mais non des fondements
Cet inachèvement et ces tensions internes ont probablement fait l’attrait et la force des papiers de prisons. Ils suggèrent et laissent le lecteur poursuivre. Chacun peut y trouver ce qui lui parle et tirer Bonhœffer en son sens. Le livre achevé, équilibré, bien construit qu’il projetait aurait eu, sans doute, moins d’impact et de fécondité que ces brouillons et ébauches quelque peu chaotiques. De même, on peut supposer que sous forme de fragments, les Pensées de Pascal ont plus de force que n’en aurait eu l’apologie dont ils étaient les notes préparatoires.
Je ne cherche nullement à dénigrer ou à rabaisser la théologie de Bonhoeffer. Pour moi, il est un penseur important sans faire partie des plus grands. Il a secoué, semé, mais guère construit. On ne peut pas le lui reprocher puisque la mort, conséquence de son engagement, l’a brutalement et cruellement fauché. On ignore s’il aurait pu être un bâtisseur et ce qu’il aurait tenté d’édifier.
Par contre, je ne cache pas ma perplexité et mon inquiétude devant l’engouement pour Bonhoeffer. Quand on voit en lui un modèle, une icône ou une référence ne le surfait-on pas ? Ne traduit-on pas une incapacité ou un refus d’aller plus loin, de dépasser des slogans, d’approfondir et de construire ? En ressassant ce qui s’est passé et ce qui a été dit autrefois dans une situation qui n’est plus du tout la nôtre, ne révèle-t-on pas la faiblesse et le vide de notre pensée théologique incapable de relever les défis actuels? Questions peut-être inconvenantes dont je ne me cache pas qu’elles m’atteignent moi-même à mon modeste niveau.
André Gounelle
Le Protestant, février 2006