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Benoit XVI, le discours de Ratisbonne
Le 12 septembre 2006, Benoit XVI prend la parole pour une conférence ou une
leçon publique à l’Université de Ratisbonne où il avait naguère enseigné.
Il ne cache pas son émotion de se trouver et de s’exprimer à nouveau dans
un cadre universitaire. Il entend développer une réflexion sur les
relations entre raison et foi et, plus précisément, affirmer la dimension
rationnelle de la foi qui donne à la théologie sa place légitime au sein de
l’Université.
Joseph Ratzinger et Benoît XVI
La conférence de Ratisbonne part d’une citation d’un Empereur byzantin de
la fin du quatorzième siècle qui déclare que « ne pas agir raisonnablement
est contraire à la nature divine ». Selon l’habitude universitaire, cette
citation est située, à vrai dire assez longuement, dans son contexte, celui
d’une controverse entre chrétiens et musulmans. Comme exemple de conduite
déraisonnable, l’Empereur mentionne le comportement des musulmans qui
convertissent par force, ce qui est déraisonnable parce que contraire à la
nature de Dieu et à celle de l’âme humaine. Entre parenthèses, les
huguenots français auraient bien aimé que le catholicisme français du
dix-huitième siècle professe et applique ce principe.
Les musulmans ont très mal réagi au choix de cet exemple. Ils ont estimé
que le pape laissait entendre qu’existait un lien intrinsèque entre l’islam
et la violence, et que, par son insistance sur la volonté première et
absolue de Dieu, antérieure et supérieure à la raison, l’islam
disqualifierait la rationalité (alors qu’il se veut et se déclare
rationnel). Si telle était la pensée de l’Empereur byzantin, ce qui est
bien possible, Benoit XVI/Ratzinger ne la fait pas sienne ; il relève «
l’étonnante brusquerie » du propos qui, dit-il, est pour nous «
inacceptable ». Comme il le rappelle en réponse aux protestations
musulmanes (en particulier à la lettre des Oulémas, publiée en octobre
2016), il se contente de citer et de cette citation il ne retient ensuite
qu’un seul élément, à savoir que ce qui va contre la raison va contre Dieu.
On peut toutefois s’interroger. Dans la littérature chrétienne, on trouve
de nombreux textes d’auteurs théologiquement plus prestigieux que cet
Empereur qui affirment l’accord fondamental de la foi et de la raison sans
aucune allusion à l’islam. Pourquoi aller chercher cette citation-là ?
Est-ce simplement, comme il le dit, la reprise par J. Ratzinger d’une
lecture récente ? Ou est-ce un signe amical que fait Benoît XVI aux
orthodoxes grecs en citant un byzantin ? Ou bien le Pape a-t-il voulu
indiquer que le terrorisme islamiste qui ne cesse de se développer, a une
source théologico-philosophique ?
Quoi qu’il en soit, si cette citation et son commentaire ont fait tant de
bruit, c’est en raison de la personnalisation extrême de l’autorité
ecclésiale, spirituelle et théologique qu’implique le statut du pape dans
l’Église catholique romaine. Beaucoup, parmi les non chrétiens comme parmi
les chrétiens, considèrent que sa parole n’exprime pas les opinions et la
pensée d’une personne, mais qu’elle formule la position même du
christianisme, voire l’enseignement de l’Évangile. Du coup, elle prend une
ampleur et une portée qu’on peut juger démesurées. La citation que pouvait
faire sans grand inconvénient le professeur Ratzinger dans un colloque
universitaire, Benoit XVI aurait dû se l’interdire à causes des
répercussions de ses propos. Sa fonction lui confère du pouvoir et du
prestige, mais fait de lui un prisonnier au discours enchaîné. Il ne peut
plus contribuer, comme tout le monde, à un débat universitaire où on
s’enrichit et on se corrige mutuellement. Qu’il le veuille ou non, il porte
une parole magistérielle et souveraine. Une maladresse de sa part soulève
une tempête. Avec cette affaire, on touche du doigt les conséquences
néfastes de la « monocratie » que trois ans plus tard Benoît XVI devait
dénoncer dans l’encyclique Caritas in veritate où il préconise
l’application de la « subsidiarité » dans le domaine politique. Il me
semble que l’Église catholique devrait en tirer les leçons pour sa propre
manière de vivre et de fonctionner.
Avons-nous affaire à une étude venant d’un professeur ou à un message papal
? Dans ce qui suit, j’examinerai le Discours de Ratisbonne en tant
que conférence universitaire donnée par le théologien Joseph Ratzinger et
non comme un texte magistériel de Benoît XVI engageant l’Église catholique.
Je m’occuperai uniquement de la manière dont ce texte considère la notion
de raison.
Le logos
Le Discours de Ratisbonne insiste beaucoup et à juste titre sur le Logos, une notion qui joue un grand rôle dans la philosophie
hellénistique (contemporaine du Nouveau Testament), en particulier dans le
stoïcisme, et que le prologue de Jean reprend avec éclat au début du
prologue (même si probablement la notion hébraïque de dabar
influence la compréhension qu’il en a). J. Ratzinger, à juste titre me
semble-t-il, voit là un lieu de « rencontre » ou de « rapprochement » entre
le monde biblique et le monde grec (il parle d’une « concordance parfaite
», ce qui me parait exagéré).
En grec, logos a une triple signification. Il désigne d'abord un
discours intelligible, qui a un sens et que l'on peut comprendre. Ensuite,
il se rapporte à l'intelligence humaine qui exprime un sens dans le
discours et à l’intelligence qui saisit ce sens. Enfin, il s'applique à
l'intelligibilité qui se trouve dans les choses, qui les rend
compréhensibles par l'intelligence et qui permet d'en parler dans un
discours sensé. J. Ratzinger indique que la notion de logos implique « la
structure rationnelle de la matière, tout comme la correspondance entre
notre esprit et les structures qui régissent la nature ». Dans la Bible, logos désigne la parole qui crée et organise le monde, qui met Dieu
et l’homme en relation. Jean souligne l'identité du logos de la
création avec celui de la révélation (ou du salut). Il y a correspondance
entre ce que nous sommes et ce que Dieu nous dit ou ce à quoi il nous
appelle. L'évangile n'est pas une parole étrangère ou totalement autre ( totaliter aliter). Il nous atteint et nous touche parce qu'il répond
aux besoins et aspirations de notre être le plus profond. Il dévoile et
apporte ce pour quoi nous sommes faits, et que nous n'arrivons pas à
découvrir par nos seuls moyens. Il ne contredit pas, comme le pensait
Marcion, l’œuvre de la création.
Il y a cinquante ans, dans leur grande majorité, les théologiens (les
spécialistes du Nouveau Testament comme ceux de la pensée chrétienne)
opposaient assez radicalement Athènes et Jérusalem. Ils affirmaient que la
Grèce et le judaïsme représentaient deux cultures hétérogènes, avec des
modes de penser et de raisonner non seulement différents mais
incompatibles. On en est depuis beaucoup revenu, et on a souligné qu’au
moment de la rédaction du Nouveau Testament, la Palestine vivait depuis
trois siècles dans la sphère de l’hellénisme et en était imprégnée. On a
relevé de nombreuses et profondes influences grecques dans les évangiles et
les épîtres (et aussi dans les écrits les plus tardifs de l’Ancien
Testament). J. Ratzinger voit donc juste en refusant cette opposition
naguère assez généralement admise. Mais je ne suis pas sûr qu’il la situe
correctement. Ceux qui la défendaient ne mettaient pas l’accent sur le
contraste ou la contradiction entre la rationalité (réputée grecque) et le
volontarisme (supposé biblique). Ils distinguaient plutôt deux types de
raison qu’on pourrait qualifier, pour faire court, la grecque
d’essentialiste et la biblique d’existentialiste. L’existentialisme n’est
pas moins rationnel que l’essentialisme, il l’est autrement. Il ne fait pas
moins droit au logos, mais il a des accentuations qui ne sont pas
les mêmes. Il n’y voit pas principalement une structure qui fonde les
choses et à laquelle répond avant tout un savoir, compris comme adequatio rei et intellectus. Il le traite surtout comme un «
événement », une percée, un ébranlement qui bouscule les choses ; on y
répond d’abord par une décision. On ne peut pas assimiler la «
déshellénisation », pour reprendre l’expression de J. Ratzinger, à une mise
à l’écart de la rationalité de foi ; elle est une rationalité comprise
différemment. Sur ce point, on peut s’interroger sur la pertinence de
l’analyse du Discours de Ratisbonne.
J. Ratzinger, même s’il le fait plus implicitement qu’explicitement, prend
nettement ses distances par rapport à une conception paradoxale de la foi,
celle qui affirme qu’on croit contre toute raison. Mentionnons non
seulement le credo quia absurdum attribué à Tertullien, mais surtout
le paradoxe croyant d’un Luther (« je crois malgré, en dépit de, pourtant, bien que… ») et encore plus
d’un Kierkegaard. Plus fondamentalement, J. Ratzinger, dans le conflit
médiéval, auquel il fait une brève allusion, entre le primat de la raison
et celui de la volonté dans la doctrine de Dieu, choisit la première option
celle qui insiste sur la rationalité divine et écarte la deuxième qui
développe une conception volontariste de la divinité, ce qui a
d’importantes conséquences pour la manière de comprendre la foi. Cependant,
même s’il me paraît juste de critiquer l’option volontariste ou
existentielle quand elle est trop unilatérale, et même si je suis d’accord
qu’il importe de défendre la rationalité (ou la part de rationalité) de la
foi, je trouve insatisfaisante la position qu’exprime le Discours.
Elle présente, à mon sens, deux points faibles. D’une part, je crois que le
« paradoxe » (ou la crise paradoxale) est un moment de la foi, un moment
certes à dépasser mais aussi à traverser ; on ne peut pas l’éliminer
purement et simplement ; on doit le prendre en compte. D’autre part,
j’estime que critiquer un unilatéralisme, celui du volontarisme, ne
justifie pas l’unilatéralisme inverse, celui de son élimination. Dans le
prologue de Jean, le Logos se rapporte à la fois la structure du
monde créé (de « tout ce qui a été fait ») et à une advenue « dans
ce monde (« il est venu chez les siens »). Écarter ou subordonner l’un ou
l’autre conduit à des impasses. La vie spirituelle et la réflexion
théologique doivent maintenir les deux pôles et chercher comment les
articuler sans réduire ni même atténuer leur tension, ce qui, je le
reconnais, présente bien des difficultés. Il nous faut vivre et penser le
Logos comme l’autre et l’intime ; il nous atteint de l’extérieur et il
charpente tout être. Si J. Ratzinger a raison de récuser le rejet de la
rationalité de la foi, refuser ou amoindrir la part d’arbitraire, de pari,
de décision que comportent la vie de la foi et l’exercice de la raison me
paraît également insoutenable et dangereux ; ce serait amoindrir, rétrécir,
voire mutiler la rationalité.
Quelle raison ?
Il existe, nous venons de le voir, plusieurs sortes de raison ; on peut se
demander en quoi consiste exactement celle que préconise le Discours de Ratisbonne. J. Ratzinger ne répond pas directement à
cette question, mais il le fait indirectement en récusant la « raison
moderne » ; il spécifie qu’il n’entend pas renoncer à ses apports, ce qui a
toutes les apparences d’une précaution de pure forme. Il lui reproche de
procéder à une « autolimitation » (ou à une « limitation autodécrétée »)
mutilante ; elle ne s’accorde pas à elle-même, et du coup n’accorde pas non
plus à la foi, « tout son espace » ou toute son « amplitude ». Cette
autolimitation prend trois formes, épistémologique, historique et
culturelle, qui correspondent à trois vagues de « déshellénisation ».
À Kant, artisan de la première forme d’autolimitation de la raison et de la
première vague de déshellénisation (qui hérite de la Réforme, mais en
allant beaucoup plus loin), J. Ratzinger reproche de nier que l’être
humain, par sa raison ou sa foi, ait « accès à la totalité de la réalité ».
L’autolimitation historique est représentée par Harnack, dont on sait qu’il
reprochait aux dogmes classiques d’opérer une « hellénisation » du
christianisme ; il veut en sortir, selon le Discours, en revenant à
Jésus « simple homme » et en réduisant l’évangile à « un message moral
philanthropique » (cette appréciation de Harnack me paraît tellement
inexacte et injuste que je me suis demandé si J. Ratzinger a vraiment lu L’Essence du christianisme). Enfin, plus récemment, apparaît une
autolimitation culturelle, selon laquelle un énoncé trouve sa vérité dans
le cadre conceptuel du milieu où il est formulé. Aucun nom n’est cité ici.
Y aurait-il une allusion à G. Lindbeck et à sa conception
culturelle-linguistique de la doctrine (voir son livre La nature des doctrines) ? Si tel est le cas (mais ce n’est pas sûr,
car on trouve chez d’autres auteurs des thématiques voisines), J. Ratzinger
s’en prend à trois auteurs protestants.
Je n’adhère pas au refus de ces trois « autolimitations ». Je les juge
fondées, justes et positives ; elles me paraissent servir la raison et non
lui nuire. La philosophie kantienne en indiquant ses limites lui confère sa
pertinence. Elle sait, selon l’expression de Schweitzer, que la raison
n’est pas rationaliste, autrement qu’elle ne régente pas tout ; elle
l’empêche de devenir monstrueuse et totalitaire. Il vaut mieux que, de son
côté, la foi ne s’imagine pas développer, en alliance avec la raison, un
savoir absolu (nous connaissons « partiellement », « de manière confuse »,
écrit l’apôtre Paul), sinon elle deviendra totalitaire. Chez Harnack,
l’hellénisation ne signifie pas une rationalisation, mais une
intellectualisation. Il reproche aux conciles d’avoir remplacé l’expérience
vive de la foi par des formules sophistiquées. On peut en discuter, mais
revenir au contexte historique permet de ne pas absolutiser ce qui vaut en
un lieu et une époque ; on ne s’enferme pas dans le carcan d’une
formulation passée, datée et située, promue à une normativité intemporelle.
La rationalité historique permet une appréciation éclairée et intelligente,
donc logique (conforme au logos) de la doctrine. Quant au
culturalisme, il souligne que toute expression religieuse est « relative »
; je sais bien que la relativisation a mauvaise presse, mais à tort, car
elle est la mise en relation, par la réflexion et la connaissance, du vécu
avec ce qui le dépasse. Là aussi, en soulignant le cadre dans lequel la
raison fonctionne, on fait apparaître sa validité en écartant la dérive qui
l’absolutise. Ces trois autolimitations témoignent de la lucidité de la
raison, soucieuse de ne pas sortir de son aire de pertinence.
* * *
Pour conclure ces quelques lignes trop rapides, je trouve que le Discours de Ratisbonne met justement l’accent sur la valeur de la
raison ; la religion, la foi et la théologie auraient bien tort de la
négliger, de la mépriser et encore plus de la rejeter. Mais ce texte me
paraît manier une conception discutable ou unilatérale de la raison. Il la
corrèle presque uniquement avec la vérité, comprise comme savoir objectif
exact, alors qu’elle me semble viser plutôt le sens (pour expliquer le logos grec, j’ai eu recours à la notion de sens) ce que voient bien
les trois types de raison, l’épistémologique, l’historique et le culturel,
qu’entend écarter le Discours de Ratisbonne. « Sens », notion plus
existentielle et relationnelle que celle de « vérité », correspond mieux à
l’aletheia néo-testamentaire (ou à l’emet
vétéro-testamentaire) et elle permet de faire droit à la fois au
rationalisme et au volontarisme. Pour en revenir à mon premier point, le Discours me semble exprimer une position discutable, celle du
professeur Ratzinger à un certain moment de sa réflexion et dans un
contexte déterminé. J’espère bien qu’il n’indique pas l’orientation ou la
pensée théologique dominante du catholicisme romain.
André Gounelle
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