Accueil > Abert Schweitzer
Schweitzer, l'homme aux frontières
J’ai choisi d'utiliser l'image ou le thème de la frontière comme fil rouge pour explorer certains aspects de la personnalité et de la pensée de Schweitzer. Les frontières sont des réalités complexes ; il existe plusieurs manières de les expérimenter, de les pratiquer, de les faire fonctionner. Elles peuvent prendre pour nous essentiellement trois visages : celui de l'hostilité, celui du cloisonnement, celui de l'accueil. Examinons-les successivement.
1. La frontière hostile
En premier lieu, les frontières évoquent, nous ne le savons que trop, la guerre. On s'y bat et on se bat pour elles. Les armées d'invasion et de conquêtes les attaquent et les franchissent, tandis que les défenseurs les consolident, tentent de les protéger, de repousser ceux qui les violent et de les passer dans l'autre sens pour mieux les maintenir, ce qui fait qu'on n'arrive plus, dans bien des cas, à distinguer l'agresseur et l'assailli. Les victoires et les défaites militaires amènent à les déplacer parfois de manière aberrante, en créant des états qui ne sont pas viables, ce qui entraînera de nouvelles guerres*. Pendant près d'un siècle, l'Alsace, située entre deux nations antagonistes qui se la disputaient, a été l'enjeu et la victime de guerres pour des frontières, ce qui lui a donné un désir encore plus vif et plus profond qu'ailleurs de réconciliation. Sans avoir eu vraiment à décider, elle s'est trouvée tantôt dans un camp tantôt dans l'autre. Le cas, nullement exceptionnel, de la famille Schweitzer, où frères et cousins n'avaient pas la même nationalité, montre comment parfois ces affrontements se répercutent absurdement dans le familier et s'inscrivent entre des parents proches. Les frontières sont encore, on le constate tragiquement dans l'ex-Yougoslavie ou au Proche Orient, le lieu et la cause d'affrontements meurtriers. Elles dressent les peuples les uns contre les autres, suscitent d'interminables et douloureux conflits, elles multiplient souffrances et deuils. Les forteresses, les cimetières et les ruines qui les jalonnent, et laissent, parfois des dizaines d'années après les batailles, d'affreuses blessures dans le paysage, témoignent tristement de l'impossibilité des hommes à s'entendre entre eux, de leur haine et de leurs fureurs meurtrières.
Certes, on pourrait se demander si les propos que je viens de tenir ne se réfèrent pas, en tout cas en Europe occidentale, à des situations dépassées, celles que nos pères ou grands-pères ont connu et vécu entre 1870 et 1945, même si on peut en citer encore quelques exemples, dont certains ne sont pas tellement éloignés. Ces dernières décennies, deux changements sont intervenus, qui n'enlèvent pas à la frontière son visage hostile, mais lui donnent un nouvel aspect.
D'abord, et Schweitzer a été l'un des premiers à le souligner, dans la seconde moitié du vingtième siècle, avec les fusées intercontinentales la guerre a pris potentiellement, virtuellement une nouvelle dimension, même si, Dieu merci, elle ne s'est pas concrétisée. Désormais elle peut se faire à distance et ne nécessite plus le voisinage géographique de deux États qui se touchent*. La vulnérabilité, l'insécurité, les menaces de tuerie ne se bornent plus à des zones limitrophes; elles s'étendent à la terre entière, où nulle part on ne se trouve à l'abri d'une d'agression. Tous les êtres humains sont devenus des frontaliers, installés sur des possibles champs de bataille. Aussi, la perspective d'une nouvelle guerre, si menaçante dans les années 50 avec la division du monde en deux blocs antagonistes, épouvante Schweitzer. Les êtres humains continuent à s'affronter pour des frontières, mais la catastrophe qu'entraînerait un conflit atomique n'aura pas de frontières; elle sera globale. L'horreur, que Schweitzer dénonce avec force dans ses sermons à Strasbourg en 1918, à la fin de la première guerre mondiale, se verrait multipliée à l'infini. D'où son engagement courageux, car il se situait à contre-courant et le rendait politiquement suspect, pour le désarmement atomique et pour un vrai dialogue, sans arrière-pensée, entre les deux blocs.
Nous sommes en train de vivre un second changement. Si la frontière nous inquiète actuellement, si aujourd'hui elle nous paraît menaçante, ce n'est plus seulement ni principalement pour des raisons d'ordre militaire. Le risque de guerre généralisée semble s'éloigner, même s'il n'a pas entièrement disparu et s'il n'est pas exclu qu'il resurgisse avec force. Comme Schweitzer le signale et l'approuve, nous avons vu naître, et nous voyons grandir, non sans difficultés, une "nouvelle Europe, dont les peuples ont enfin compris qu'ils sont liés indissolublement"*. Nous ne craignons plus guère aujourd'hui le franchissement de nos frontières par des armées. Par contre, nous redoutons que la traversent des foules d'immigrants, venant s'installer sur nos terres ancestrales. La crainte et l'hostilité à leur égard se développent très vite dans toute l'Europe occidentale et inspirent parfois des gestes inconsidérés, voire franchement criminels. Nous avons tendance à voir en eux des envahisseurs d'un autre genre que ceux de naguère, mais néanmoins bien inquiétants. Et même quand ils ne viennent pas physiquement chez nous, nous avons l'impression qu'ils nous ruinent par une concurrence économique déloyale; ils nous prennent notre travail en le faisant à bas prix. La guerre est devenue économique; elle a pour enjeu non pas des territoires mais des parts de marchés. Nous en éprouvons durement les dégâts. Les responsables politiques s'en préoccupent, sonnent l'alarme et cherchent des solutions. Cette situation qui n'a pris de l'ampleur qu'après sa mort, Schweitzer l'a pressenti avec lucidité. "L'avenir, écrit-il en 1958*, nous réserve des problèmes très difficiles, dont le plus délicat est celui du droit à occuper un sol étranger, problème que le surpeuplement croissant du globe posera d'une manière sans cesse plus impérieusement".
Pour Schweitzer, il faut refuser et abolir, autant que faire se peut, la frontière hostile, lui enlever son aspect effrayant, désamorcer les affrontements entre ceux qui vivent de part et d'autre de la ligne qu'elle trace. Dans cette perspective, il appelle à un "nouvel esprit" d'accord, d'entente et de confiance réciproque entre toutes les nations. Ce nouvel esprit ne naîtra pas de tractations politiques et de compromis politiques. Il viendra d'un "progrès spirituel général"* qui rendra fécondes des négociations ; sans ce nouvel esprit, elles ne parviendront pas à aboutir (pensons aux innombrables "cessez le feu" jamais respectés en Bosnie-Herzégovine*). "L'esprit, écrit Schweitzer, est tout, les organisations ne sont que peu de choses"*. Ce qui ne veut pas dire que les institutions ne servent à rien, mais qu'elles ne font que refléter et transcrire nos préjugés et nos convictions, nos craintes et nos espérances, nos repliements et nos ouvertures. Les solutions techniques sont inefficaces là où domine l'hostilité, mais fonctionnent bien quand l'emporte le désir de communiquer, l'envie de collaborer, le besoin de s'associer, quand au lieu de chercher à se protéger de l'étranger, on se soucie de le comprendre et de le respecter, lorsqu'on voit en lui non pas un adversaire ou un concurrent à combattre, mais un semblable et un prochain à aider et à accueillir. Au delà de nos différences et de nos différends, il nous faut "prendre conscience de notre commune humanité"*. Autrement dit, nous avons à découvrir et à pratiquer une fraternité, et donc une civilisation ou une culture universelle*. Pour que les frontières cessent d'être ce lieu redoutable d'où viennent les massacres, les destructions, et les invasions, ne comptons pas trop sur les traités, les lois et les règlements; travaillons à changer les mentalités*. Il s'agit d'une tâche spirituelle, intellectuelle et morale qui concerne et requiert chacun de nous. Se manifeste ici ce mélange étonnant d'optimisme et de pessimisme qui caractérise la pensée de Schweitzer et qu'il a lui-même analysé*. D'un côté, il voit bien les problèmes qui se posent, il a plutôt tendance à en exagérer qu'à en sous-évaluer la gravité. Il ne croit pas qu'on puisse les résoudre facilement et enlever sans peine ni effort aux frontières leur visage hostile et menaçant. Les conciliations et réconciliations ne sont pas naturelles et ne se font pas toutes seules. Elles demandent une victoire non sur les autres mais sur nous-mêmes, et quand on voit l'évolution des esprits et des mœurs, il y a de quoi désespérer. Pourtant Schweitzer, d'un autre côté, se montre résolument optimiste. Il croit non pas en la raison et en la sagesse humaines, mais dans la puissance de l'esprit qui agit en nous, qui nous travaille et qui nous change. Il me paraît tout à fait clair que cet optimisme découle de la foi de Schweitzer, la traduit et l'exprime. Parce qu'il croit en Dieu et en l'évangile, il ne désespère pas de l'homme*.
2. La frontière cloisonnante.
Les frontières ont un second visage : non pas celui de l'hostilité, mais celui de la différence, du partage, de la répartition. Elles découpent, cloisonnent, compartimentent. Elles ne représentent pas ici une ligne de combat et d'affrontement, où l'on en vient aux mains, mais elles distinguent deux espaces, elles séparent deux territoires, elles isolent deux populations. Elles dressent des barrières, parfois matérialisées par des fils de fer barbelés, ou par des murailles comme celle de Chine, ou celle, plus modestes, du mur païen au Mont Saint-Odile. Souvent elles utilisent le cours d'un fleuve, d'une rivière ou une crête de montagne (le Rhin ou les Vosges). Elles ne sont certes pas étanches : des points de passages permettent une communication surveillée et des échanges réglementées. Quand on les traverse, il faut accomplir des formalités : avoir obtenu un visa, montrer son passeport ou sa carte d'identité à la police, déclarer ce que l'on transporte avec soi. Le droit de travailler ou séjourner longtemps au delà de la frontière ne va pas de soi; il faut remplir des conditions, demander des autorisations, faire reconnaître ses diplômes (ainsi le doctorat en médecine de Schweitzer parce qu'allemand n'avait pas de valeur en France sans autorisation spéciale*). Il n'y a pas si longtemps que cela, le passage de la frontière était une épreuve redoutable : souvenez-vous de ces pages où non sans humour, mais aussi avec agacement, Schweitzer raconte ses démêlés avec des douaniers tatillons et soupçonneux*. Aujourd'hui, des appareils de détection contrôlent passages et passagers ; quand le franchissement se fait simplement et facilement (comme entre les États membres de l’Europe), en général quelque chose le marque symboliquement et vient rappeler que l'on change de contrée, que l'on se dépayse. Et quand on a traversé la frontière, les références se modifient. On parle une autre langue, on utilise une monnaie différente, la législation n'est plus la même. À côté des frontières nationales, il en existe d'autres plus modestes, mais non moins réelles : les clôtures qui entourent nos jardins, les murs qui isolent nos maisons et appartements, les cloisons qui séparent des pièces.
En délimitant ainsi des zones différentes, en définissant un intérieur et un extérieur, un dedans et un dehors, la frontière structure notre existence dans monde, elle répartit des compétences et des responsabilités, des droits et des devoirs; elle commande nos conduites*. Elle indique à chacun où il se trouve chez soi et où il n'est qu'un visiteur ou un étranger. Les problèmes qui se posent d'un côté de la frontière ou de la porte sont notre affaire; nous devons nous en soucier, nous en occuper et les régler nous-mêmes. Personne n'a le droit de s'en mêler sans notre accord. De l'autre côté de la frontière ou de la porte les problèmes que l'on rencontre ne nous regardent pas; intervenir serait de notre part une intrusion, un manque de tact et de respect envers autrui, une atteinte à sa liberté et à sa souveraineté. Mon voisin arrange, organise et décore sa maison comme il le veut; il est chez lui; cela ne me concerne pas. Par contre, quand il vient chez moi, il ne m'impose pas ses goûts, il se plie à mes manières de faire. Quand je vais dans un pays étranger, je n'y ai pas le droit de vote, je ne participe pas aux décisions politiques qui appartiennent à ses seuls citoyens; je n'y fais pas, ou je ne contribue pas à y faire la loi. Vis-à-vis des autres, de ceux qui se trouvent de l'autre côté de la limite, j'ai un devoir de discrétion et de réserve.
Il faut que de telles frontières existent. Elles préservent la liberté des peuples et l'intimité des personnes. Elles empêchent la confusion et la pagaïe qui se produisent immanquablement quand tout le monde s'occupe de tout. Elles permettent d'organiser, d'administrer, d'établir et d'entretenir des relations saines.
Pourtant ces frontières, si nécessaires soient-elles, comportent un danger. En établissant des différences légitimes, elles risquent de conduire à des indifférences coupables*, à nous rendre semblables à des maisons aux volets fermés qui répandent dans "la rue une impression d'étrange froideur"*. Il y a des moments et des situations où comme on l'a rappelé ces dernières années, l'intervention, l’ingérence constitue un devoir, où l'on doit se mêler de ce qui ne nous regarde pas et s'occuper de l'autre. Là où l'on souffre, là où l'on meurt, là où la vie se dégrade, s'abîme, se détruit, là où la maladie, la misère, la haine font leur œuvre sinistre, il serait criminel de s'abstenir sous prétexte de respecter des frontières.
Cette ingérence humanitaire, Schweitzer l'a pratiquée, puisque, européen, il s'est profondément et personnellement senti concerné par la santé des africains, aussi par leur éducation. Il a vu en eux des frères, moins avancés à certains égards, qui certes occupent une chambre différente, mais qui font partie de la même maison, et envers qui nous avons des responsabilités*. Il a su à la fois franchir et respecter la frontière. Il a estimé que la santé des africains était son affaire, qu'elle le regardait et il a donc installé un hôpital à Lambaréné; mais en le bâtissant et en l'organisant, il a tenu le plus grand compte des manières de penser et de vivre des gabonais, sans leur imposer les normes de l'Europe. Il n'a pas aboli la différence, il s'est refusé à l'indifférence. Il n'a pas nié qu'il y ait des maisons distinctes, il en a ouvert et franchi les portes.
Cette ingérence humanitaire, Schweitzer l'a proclamée et y a appelé. Il le fait dans une prédication sur le bon samaritain prononcée en 1930 à Lambaréné* où il interpelle avec force ses auditeurs africains qui refusaient de s'occuper de malades appartenant à une autre tribu parce qu'ils ne les considéraient pas comme leurs frères. On ne peut pas accepter un tel comportement. La vie représente une valeur qui dépasse et abolit nos cloisonnements. Celui qui nous est le plus lointain, le plus étranger devient notre prochain quand il souffre, et il a le droit à notre aide. Aux Occidentaux, Schweitzer reproche aussi de ne s'émouvoir que pour les membres de leur tribu, de ne pas se soucier des populations lointaines, de "fermer les yeux" devant leurs détresses, de considérer "comme une bonne œuvre" et non "comme un impérieux devoir"* les secours à leur apporter, ou de ne pas s'inquiéter d'expériences nucléaires qui ont lieu dans le très lointain Pacifique. "La loi de l'amour, dit Schweitzer, pose ce principe : personne ne sera pour toi un étranger; tous ne seront que des hommes dont le sort, en bien ou en mal, doit te tenir à cœur"*
Si on qualifie cette ingérence d'humanitaire, c'est pour dire qui peut et doit la pratiquer et non pour lui donner une limite, pour la réserver aux être humains. Pour Schweitzer, la souffrance nous oblige à dépasser non seulement les frontières entre les hommes, mais aussi celle, à laquelle on ne pense pas assez souvent, qui sépare les humains et les animaux. Bien sûr, il existe des différences importantes entre eux que l'on ne peut pas ignorer; il ne saurait être question de les égaler, de les mettre sur le même plan. Mais, au delà de ce qui les distingue et les sépare, ils ont en commun quelque chose d'essentiel : ils vivent et ils souffrent. Ce point commun crée une proximité, une similitude (peut-on aller jusqu'à dire une fraternité ?) qui l'emporte sur la différence. L'être humain n'a pas le droit de se mettre à part, de se séparer, de considérer que lui seul a de la valeur et de l'importance. Dans un sermon prononcé en 1919 à Saint Nicolas, Schweitzer s'écrie : "Qu'elles tombent les frontières qui nous rendaient étrangers et isolés parmi les êtres vivants"*. On sait que l'hôpital de Lambaréné accueillait aussi des animaux*. Certes, il faut aussi s'en défendre, car ils ne sont pas inoffensifs; ils causent de nombreux dégâts, occasionnent bien des maux et se montrent consciemment ou non cruels, la vie quotidienne en Afrique ne permet pas de l'oublier*. Schweitzer ne tombe nullement dans l'angélisme naïf et irréaliste qu'on lui a parfois reproché. Il demande seulement que lorsqu'on lutte contre eux, on n'aille pas au delà du nécessaire ; qu'on ne les extermine pas, qu'on ne les fasse pas souffrir quand on peut l'éviter*. La compassion, terme que Schweitzer emploie souvent, et qui désigne la communauté, le compagnonnage, l'entraide dans la souffrance, s'étend à tous les êtres vivants, quels qu'ils soient, animaux ou même végétaux*. Aucune limite ne l'arrête; aucune frontière ne la borne. En nous disant que nous sommes tous les créatures d'un même Dieu, que nous appartenons tous à cet univers qu'il a fait et qu'il veut sauver (je rappelle que le mot sauver veut dire primitivement guérir), la foi biblique enracine et consolide en nous ce sentiment et cette attitude de solidarité universelle.
Là aussi, on pourrait accuser Schweitzer d'un idéalisme un peu naïf : pense-t-il vraiment qu'après des siècles où ils se sont sauvagement entre-tués, où ils ont maltraité et torturé les animaux, les humains vont changer de conduite, et devenir un peu moins inhumains ? Pourtant, Schweitzer me semble faire preuve de beaucoup de réalisme : le monde moderne ou post-moderne nous fait découvrir la relativité de nos frontières; il nous fait prendre conscience de l'interdépendance qui unit non seulement les humains mais toute la biosphère. Aujourd'hui, l'écologie nous montre à l'évidence que l'exigence éthique rejoint la nécessité pratique*. Cela n'est pas sans conséquence sur nos comportements, même s'ils laissent et probablement laisseront toujours à désirer. Schweitzer ne prétend pas que nous puissions faire disparaître la souffrance, mais il nous dit, ce qui est vrai, que nous pouvons tous contribuer à la faire un peu reculer. L'immensité des problèmes, l'impossibilité de les régler tous doit nous préserver d'illusions parfois funestes et non servir d'excuses ou de prétexte à nos démissions. Il est faux que la sagesse consiste à se résigner. L'idéalisme a plus d'efficacité qu'on ne le pense*. Cette manière de voir rappelle celle d'un autre Albert, Camus, qui disait : "Nous ne pouvons pas empêcher peut-être que cette création soit celle où des enfants sont torturés. Mais nous pouvons diminuer le nombre des enfants torturés"*.
3. La frontière, trait d'union
La frontière peut prendre un troisième visage : non pas celui de l'hostilité et de l'affrontement, non pas celui de la séparation et du cloisonnement, mais celui de la rencontre, de l'échange et du dialogue. On en fait alors un trait d'union qui associe deux termes, un pont qui relie deux rives, une ouverture qui fait communiquer deux mondes. Il y a une quinzaine d'années, quand on se rendait dans les pays de l'Est, ceux qui se trouvaient au delà de ce qu'on appelait le rideau de fer, on passait avec difficulté des frontières qui constituaient des barrages, que précédaient ou que suivaient des no man's lands déserts, qui avaient pour fonction d'interdire des voisinages et de raréfier le plus possibles les contacts avec l'étranger; ils ne pouvaient être qu'exceptionnels. À l'inverse, aujourd'hui dans la plupart des cas, un trafic intense anime les frontières; des camions, des trains chargés de marchandises, des foules de voyageurs en auto ou en bus les traversent; dans les aéroports internationaux, on se croise, on se presse; départs et arrivées se succèdent. Loin d'isoler et de séparer, la frontière se caractérise par un incessant va et vient, par un flot ininterrompu d'entrées et de sorties; les passages dans un sens et dans l'autre s'y multiplient. Elle symbolise non plus l'hostilité ou l'indifférence, mais l'ouverture, la complémentarité, l'alliance. Elle n'a plus pour fonction d'éloigner et de dissocier, mais au contraire de rapprocher, de raccorder, d'établir des correspondances et des réciprocités, de susciter des collaborations.
À bien des égards, l'œuvre de Schweitzer apparaît comme un refus des cloisons intellectuelles, spirituelles et morales que généralement l'on respecte, qui ont d'habitude cours*. Sans vouloir tout mélanger, il a toujours cherché à mettre en relation et à faire converger des domaines différents. Il ne s'est pas enfermé dans une spécialité, borné à un type de démarche ou à un domaine d'activités, mais il en a combiné plusieurs, ce qui d'ailleurs la contribué à lui donner sa stature exceptionnelle. Qui d'autre a su être, comme lui, théologien, philosophe, médecin, organiste, homme d'action et de réflexion? Bien entendu il n'est pas donné à n'importe qui d'en faire autant. Mais l'exemple de Schweitzer nous rappelle le caractère artificiel de nos compartimentages : la réalité n'est pas faite de morceaux distincts, autonomes et autosuffisants; elle est un réseau d'interrelations et d'interdépendances toujours en mouvement.
On pourrait dresser une longue liste des domaines que Schweitzer n'a pas voulu séparer, dissocier. J'en énumère trois qui me paraissent particulièrement significatifs.
D'abord, il n'a pas voulu établir une frontière étanche entre l'âme et le corps, s'occuper seulement de la première et laisser la seconde en d'autres mains. Dans un sermon, il note que Jésus ne "s'adresse pas seulement à notre être spirituel"* et que le Notre Père, à côtés de requêtes spécifiquement religieuses, demande aussi bien le pain quotidien. Il remarque que le berger de la parabole ne sauve pas seulement l'âme de la brebis, mais la brebis tout entière*. Le grand psychologue Carl Jung a blâmé Schweitzer d'avoir délaissé la tâche urgente et ardue de s'occuper des âmes pour se consacrer au soin des corps qui pose moins de problèmes. Il y voit une fuite devant une responsabilité trop effrayante*. Je crois ce reproche injustifié. Schweitzer n'a pas opté entre le pastorat et la médecine; il les a associés. Parce qu'il était pasteur, et ne voulait pas seulement parler sans agir, il est devenu médecin. Et il a été pasteur en exerçant la médecine; parce qu'il ne suffit pas de soigner, il a aussi prêché, lors des cultes à son hôpital, ou en expliquant personnellement à ses malades qu'il venait les secourir au nom de Jésus*. Contrairement à ce que lui conseillaient des amis bien intentionnés qui pensaient qu'il serait plus efficace en restant en Europe, son départ en Afrique a donné à sa parole plus de poids, plus d'audience et lui a permis de mieux lutter contre les maladies spirituelles du monde moderne que s'il était resté en Europe. On s'occupe mal des âmes quand on se désintéresse des corps et on soigne imparfaitement les corps quand on ne se préoccupe pas des âmes. Il y a là, je crois, un modèle pour nos Églises; elles ne doivent renoncer ni à la prédication ni à la diaconie; elles ne doivent pas les séparer, mais les associer pour témoigner de l'évangile et obéir à leur Seigneur. Pour dire cela dans le vocabulaire même de Schweitzer, la foi allie toujours la mystique (le spirituel) et l'éthique (l'action concrète). La mystique n'a de sens que si elle débouche sur une éthique et l'éthique n'a de force que si elle prend sa source dans la mystique*.
Dans un autre ordre d'idées, Schweitzer ne veut pas accepter la coupure et le divorce entre la raison et la foi*. Ici également, la frontière ne doit pas opposer ou séparer, mais au contraire provoquer dialogue et rencontre. Plus peut-être à son époque qu'à la nôtre, on a tendance à considérer que la raison est forcément irréligieuse, à tel point qu'on assimile rationalisme et incroyance. Quant à la foi, elle a volontiers recours à l'irrationnel et accuse la pensée humaine d'orgueil et d'aveuglement. Schweitzer plaide pour une reconnaissance mutuelle. La raison bien conduite découvre ses limites et ses manques; elle s'aperçoit qu'elle ne sait pas grand chose et que le monde représente pour elle une énigme qu'elle ne peut pas sonder et la vie un mystère qu'elle n'a pas les moyens de percer*. De son côté, la foi s'égare, se fige, tourne en superstition, si elle rejette la réflexion et accepte aveuglement les croyances qu'on lui inculque*; elle construit alors des dogmes intangibles, développe un ritualisme formel, au lieu de cultiver la mystique et de susciter une éthique. Déjà durant son catéchisme, Schweitzer était persuadé que "les vérités fondamentales du christianisme doivent se confirmer à la réflexion"*. La complémentarité de la raison et de la foi est chez lui une conviction que conforte son expérience. Élevé dans un milieu ecclésiastique, poursuivant des études de théologie, c'est le christianisme qui a éveillé en lui la pensée. Lorsque les ébranlements du monde moderne l'ont atteint et lui ont posé des questions redoutables, c'est la pensée qui l'a soutenu et fortifié. "Je dois à la pensée, écrit-il, d'être resté fidèle à la religion"*. En lui, le théologien et le philosophe par des voies différentes se rejoignent. L'un et l'autre doivent renoncer à un savoir total, avouer leur ignorance, rejeter les métaphysiques et les dogmatiques prétentieuses. L'un et l'autre se retrouvent dans l'éthique : le respect de la vie, principe rationnel de l'éthique correspond au commandement évangélique de l'amour. Quand l'Église a perdu son autorité et son prestige auprès des hommes, il faut leur montrer que l'enseignement de Jésus est "une nécessité de la pensée"*. Schweitzer nous appelle ici à une intelligence croyante, qui ne nie pas ce qui la dépasse, et à une foi intelligente, qui ne méprise pas l'effort humain de comprendre et de penser.
Je mentionne encore, parmi bien d'autres, une troisième frontière sur laquelle Schweitzer a voulu se tenir : celle entre l'Orient et l'Occident. On sait qu'il a écrit un livre sur les penseurs de l'Inde et qu'il en préparait un autre, qu'il n'a pas pu finir, sur ceux de la Chine. Il essaie de faire dialoguer deux sagesses, deux visions du monde, deux spiritualités, celle de l'Europe et celle de l'Asie. Il ne cherche pas à établir la supériorité de l'une et à disqualifier l'autre. Il pense qu'elles ont beaucoup à s'apprendre mutuellement, et que leur rencontre peut se révéler féconde pour l'avenir de l'humanité. Elles ne doivent pas s'affronter ou se combattre, ni s'isoler ou s'ignorer, mais entrer en contact, s'interpeller et s'enrichir l'une de l'autre. Au lieu de mettre des barrières entre les cultures et religions du monde, prenons la peine de les confronter. Nous avons tout à y gagner.
Conclusion.
Il me faut maintenant conclure. Pour indiquer ce qui, à mon sens, permet de qualifier Schweitzer d'homme aux frontières, j'ai développé trois thèmes : d'abord, Schweitzer a lutté pour la paix, contre les frontières hostiles qui opposent; ensuite, Schweitzer a préconisé et pratiqué la compassion qui abolit la frontière qui sépare; enfin il a pratiqué le dialogue, l'échange entre des domaines que nous avons trop l'habitude de séparer, faisant ainsi de la frontière un lieu de rencontre et de passage. Peut-être faut-il mentionner, pour terminer, une dernière frontière. Schweitzer a certes, comme chacun de nous, ses limites et ses défauts; il n'a pas tout vu, ni tout compris, ni tout fait. On peut déceler dans son œuvre des faiblesses, des manques, des ratés, et certains ne s'en sont pas privés. Mais une chose est sûre : il ne s'est pas économisé; il n'a pas ménagé ses efforts, compté son temps, mis des bornes à ses engagements; il ne s'est pas contenté de ce qui pouvait sembler raisonnable et réaliste; il est allé jusqu'au bout de ses possibilités et a refusé de s'arrêter avant d'arriver à la frontière de ses forces et de ses capacités. En cela aussi, surtout, il est vraiment grand.
André Gounelle
Conférence, 1993
* "Le problème de la paix", Cahiers Albert Schweitzer, 1993, n°93, p. 8.
* Paix ou guerre atomique, p.50. "Le problème de la paix", Cahiers Albert Schweitzer, 1993, n°93, p. 9-12. Schweitzer annonce cette évolution dès la fin de la première guerre mondiale, La civilisation et l'éthique, p. 202.
*Paix ou guerre atomique, p. 52.
* Paix ou guerre atomique, p. 59.
* Paix ou guerre atomique, p. 59. Cf. Vivre, p. 146-147.
* Cf. La civilisation et l'éthique, p. 211.
* La civilisation et l'éthique, p. 72. Cf. p. 113.
* Paix ou guerre atomique, p. 55.
* La civilisation et l'éthique, p. 67-68, 86 (cf.p. 55).
* Vivre, p.154. La civilisation et l'éthique, p. 72
* Ma vie et ma pensée, p. 265-266. Cf. La civilisation et l'éthique, p. 75-77, 99. Les religions mondiales et le christianisme, p. 64.
* Cf. la prédication "Les prophètes" dans Etudes schweitzeriennes, 1993, n°4, p. 135-137.
* Ma vie et ma pensée, p. 126.
* Ma vie et ma pensée, p. 226-227. Cf. A l'orée de la forêt vierge, p. 26, 38. "Lettre au tailleur Jean-Baptiste", Cahiers Albert Schweitzer, 1978, n°38, p. 37.
* Paix ou guerre atomique, p. 21.
* À l'orée de la forêt vierge, p. 12, 163.
* texte dans Études Schweitzeriennes, n°1, 1990, p. 35-36. Cf. "Le problème de l'éthique dans l'évolution de la pensée humaine", Revue des travaux de l'Académie des Sciences morales et politiques, 1952, p. 1. Histoires de la forêt vierge, p. 112.
* À l'orée de la forêt vierge, p. 211.
* Vivre, p. 166. Cf. Souvenirs de mon enfance, p. 91-92.
* Vivre, p. 170. Cf. Ma vie et ma pensée, p. 258-259. La civilisation et l'éthique, p .147-149.
* Cf. Histoire de mon pélican; "Joséphine", Cahiers Albert Schweitzer, 1977, n° 36, p. 35.
* Cf. À l'orée de la forêt vierge, p. 45, 97, 179-181. Histoires de la forêt vierge, p. 19. Ma vie et ma pensée, p. 258-259. La civilisation et l'éthique, p. 176. "Le problème de l'éthique dans l'évolution de la pensée humaine", Revue des travaux de l'Académie des Sciences morales et politiques, 1952, p. 9.
* La civilisation et l'éthique, p. 167.
* La civilisation et l'éthique, p. 178-180. "Le problème de la paix", Cahiers Albert Schweitzer, 1993, n°93, p. 17.
* Cf. J.P. Sorg, "Le respect de vie, exigence éthique et nécessité pratique", Études Schweitzeriennes, n°3, p. 11.
* Souvenirs de mon enfance, p. 95. Cf. "Le problème de la paix", Cahiers Albert Schweitzer, 1993, n°93, p. 16, 20-21. "De la responsabilité", Cahiers Albert Schweitzer, 1989, n°78. Vivre, p. 34. La civilisation et l'éthique, p.58, 209.
* A. Camus, Essais, La Pléiade, p. 374. Cf. J.P. Sorg, "Albert Schweitzer et Albert Camus", Cahiers Albert Schweitzer, 1986, n°65-66.
* La civilisation et l'éthique, p. 43-45.
* Ma vie et ma pensée, p. 257.
* Voir B. Kaempf, "Albert Schweitzer dans les lettres de C.G.Jung", Études schweitzériennes, n° 2, 1991, p.133-138.
* À l'orée de la forêt vierge, p. 114.
* Ma vie et ma pensée, p. 259. Les religions mondiales et le christianisme, p. 68.
* Vivre, p. 130-135. Ma vie et ma pensée, p. 260-261. La civilisation et l'éthique, p. 105.
* Souvenirs de mon enfance, p. 66.
* Ma vie et ma pensée, p. 247.
* Souvenirs de mon enfance, p. 57.
* Ma vie et ma pensée, p. 262.
* Ma vie et ma pensée, p. 256. Cf. "Le problème de l'éthique dans l'évolution de la pensée humaine", Revue des travaux de l'Académie des Sciences morales et politiques, 1952, p. 6.
|