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Respect de la vie : création et salut

 

Ma communication ne prendra pas en compte l’ensemble de l’œuvre de Schweitzer. Elle se limitera à l’analyse d’un texte assez bref, mais très dense et très riche, celui des cours qu’il a donnés à l’Université de Strasbourg les 13, 22, 27 et 29 février 1912. Ces cours, les derniers avant le départ à Lambaréné, ont été pris en sténo par un auditeur inconnu. Jean-Paul Sorg en a publié en 2002, chez Van Dieren, une belle traduction en français sous le titre Une pure volonté de vie. Ils sont remarquables au moins à deux titres.

D’abord, par une audace et une liberté extraordinaires. Sorg le note justement dans sa présentation : « nulle concession à de quelconques autorités ni à l’opinion courante. Aucun arrêt devant le convenable, ce qu’il conviendrait de croire ». Certains auditeurs ont dû être choqués de cette radicalité. Y a-t-il eu des réactions ? Nous l’ignorons, mais de tels propos tenus dans le cadre d’une Faculté de Théologie auraient difficilement été supportés quand j’étais étudiant et ce serait probablement toujours le cas aujourd’hui. Dans une lettre antérieure à ces cours, elle date de 1904, Schweitzer écrit à Hélène Bresslau : « On paye cher le droit de dire les choses aussi franchement, mais quelle félicité de pouvoir les dire ! ». Je ne sais pas s’il y a eu pour Schweitzer une contrepartie coûteuse à la sincérité dont il fait preuve, mais on devine bien à le lire qu’il a dû éprouver une joie contenue, discrète mais réelle en exprimant ouvertement, avant de quitter son enseignement, ses réflexions les plus profondes.

Ensuite, ces cours sont remarquables parce qu’ils témoignent d’une pensée très élaborée qui a atteint un haut niveau de maturité. Avec beaucoup de rigueur et de clarté, Schweitzer y expose les principaux thèmes qu’il développera tout au long de sa vie, y compris ceux qu’on croyait qu’il avait découvert plus tard. On sait bien maintenant que le célèbre récit de la découverte du principe du « respect de la vie » au cours d’une navigation sur l’Ogoué au milieu des hippopotames est, au moins en partie, une mise en scène : pour un lecteur assidu de la Bible, les trois jours de bateau correspondent à une durée symbolique, celle que passe Jonas dans le ventre de son poisson et surtout celle qui sépare le vendredi saint de Pâques ; de leur côté, les hippopotames lui rappellent celui qui fait prendre conscience à Job, au chapitre 40 de son livre, de la puissance et de l’énigme que constitue la vie. Je ne dis pas que dans Ma vie et ma pensée on a affaire à une scène inventée ; je ne prétends nullement que le temps indiqué et les animaux signalés sont des fictions, mais il me paraît probable que, consciemment ou non, le récit de Schweitzer est sous-tendu par des réminiscences ou des allusions bibliques. De toutes manières, même si je me trompe, le cours de 1912 montre que Schweitzer a perçu l’importance et l’ampleur du thème du respect de la vie bien avant 1915. Il en parle à plusieurs reprises antérieurement à Lambaréné et il existe, bien entendu, des antécédents chez d’autres auteurs, dont on a peine à évaluer dans quelle mesure ils ont ou non influencé Schweitzer. Entre parenthèses, parmi ces antécédents, j’en signale un qui est en général ignoré. En 1899, le pasteur Charles Wagner publie un livre, un recueil de conférences, intitulé Sois un homme, dont un chapitre a pour titre: « Respecte la vie ». Je rappelle que Schweitzer d’octobre 1898 à mars 1899 fait un séjour d’études à Paris où il prépare sa thèse de doctorat en philosophie. Nous n’avons aucune trace de relations entre Wagner et Schweitzer, mais les deux hommes, s’ils n’appartiennent pas à la même génération (Wagner est né en 1852 et a donc 23 ans de plus que Schweitzer), ont en commun d’être des alsaciens et des protestants libéraux. Il est possible que Schweitzer, lors de son semestre à Paris, ait rencontré, entendu ou lu Wagner, qui était alors un des pasteurs les plus renommés de la capitale. Je ferme cette parenthèse et termine là ces hypothèses tant gabonaises que parisiennes, peut-être hasardeuses, pour en revenir à mon propos.

Ma communication entend poser la question suivante : la notion de respect de la vie ne constitue-t-elle pas la vérité profonde des doctrines bibliques de la création et du salut ? N’en donne-t-elle pas une expression qu’on pourrait qualifier anachroniquement de démythologisée, autrement dit, pour continuer à utiliser les catégories de Bultmann, n’en constitue-t-elle pas une interprétation existentielle contre la fausse compréhension, à la fois littérale et superstitieuse, qui en fait un savoir objectivant ? Je vais tenter à la fois d’éclairer la question et de lui apporter quelques éléments de réponse en deux étapes. La première portera sur ce qu’on pourrait appeler la déconstruction, pour ne pas dire purement et simplement la démolition qu’opère Schweitzer des doctrines de la création et du salut. La seconde esquissera une restitution possible de ces doctrines comme formulation symbolique et esthétique du respect de la vie.

Quand on lit les cours de 1912, on a, de prime abord, le sentiment que loin de proposer une interprétation de la création et du salut, ils orientent de manière parfois indirecte mais toujours très nette, vers leur élimination pure et simple. Schweitzer, en effet, s’y livre à une critique radicale et parfois féroce des pseudos savoirs religieux et théologiques. Il raconte ses réactions négatives aux cours de dogmatique qu’il suivait lors de ses années d’étude ; il se demandait s’il ne serait pas plus juste, au lieu d’enseigner ces élaborations doctrinales, de dire à chacun : « avance sur ton propre chemin » (p. 29). Ailleurs, il parle de « chimères », d’un « monde fictif » (p. 27), de « théories artificielles », de « brouillard de connaissances incertaines » (p. 40).

La création

En ce qui concerne la création, en tant que doctrine qui entend dévoiler le secret de l’être et de ses débuts, le jugement est catégorique : « La vie demeure à nos yeux non seulement une énigme, mais un mystère » (p. 21). « Nous ne parviendrons jamais à donner des origines de la vie une explication logique» (p. 23). Schweitzer s’en prend sévèrement à la prétention des religions à donner un savoir. Leur erreur est double.

D’une part, elles se trompent et nous trompent sur ce qu’est la réalité quand elles s’imaginent pouvoir en dévoiler les mystères. La réalité n’est pas « le monde intelligible de la pure connaissance » (p.27). Elle ne nous est et ne nous sera jamais entièrement transparente. Il y a en elle de l’inconnu et de l’inconnaissable que même une révélation surnaturelle, à supposer qu’il y en ait une, ne peut pas dévoiler. Pour Schweitzer, qui se situe ici dans la ligne de Kant, la raison montre que bien des choses, et des choses essentielles nous échappent et nous échapperont toujours. La raison n’est pas rationaliste, elle sait que son empire n’est pas universel. Si les possibilités de la connaissance sont grandes, elles n’en demeurent pas moins restreintes et il nous faut l’accepter, ce qui ne signifie nullement mépriser ou négliger la science, mais en déterminer la portée exacte, et ceci avec l’aide de la raison. Une foi qui rejette l’intelligence et qui essaie de se fonder sur l’irrationnel dégénère en superstition, mais l’intelligence a conscience des limites de toute connaissance, y compris de celle que peut ou que prétend apporter la religion.

D’autre part, seconde erreur, ou second aspect de la même erreur, la religion se nie elle-même, elle contredit sa nature et se dévoie quand elle cherche à devenir un savoir. En effet, elle naît et vit du décalage, qui, cette fois-ci, évoque Descartes, entre la volonté et la connaissance. La connaissance de la vie n’est pas totale, mais partielle, fragmentaire. Elle se développe à l’intérieur de frontières qui la bornent. Ces frontières, la volonté pour la vie les franchit et va plus loin. Autrement dit, l’éthique et la mystique se développent au-delà du savoir, là où il échoue, devient impuissant et n’a plus rien à dire. « C’est la volonté qui fonde et porte la foi, écrit Schweitzer, … l’essentiel est donc la volonté, mais celle-ci … doit renoncer aux connaissances échafaudées artificiellement et avoir le courage d’aller plus loin ; sans autre appui et sans résoudre les problèmes posés, elle doit s’élever par ses propres forces au-dessus du savoir … son chemin … monte vers des régions où la science et d’autres savoirs ont cessé de pousser … la volonté [va] plus loin que le savoir et ne [s’arrête] pas en chemin au moment où le savoir s’interrompt. Une telle position caractérise la religion en son essence » (p. 28-29). Faire de la religion, comme le tentent les dogmatismes, un savoir, même surnaturel, revient à l’aliéner, à la déposséder de ce qui est sa nature. Schweitzer y voit un signe d’épuisement ou d’assoupissement (p.54) de la volonté qui craint « de rester seule » (p. 28, 40), qui manque de courage, qui n’assume pas sa liberté, comme l’écrira plus tard Sartre. Dans le langage bultmannien, on dira que la foi relève d’une décision, non d’une connaissance. Quand on la transforme en connaissance, on élimine le risque et l’engagement qui la constituent, et en voulant l’affirmer ou la conforter, on la dénature, on la tue. La foi n'explique rien, ou en tout cas n’explique pas tout, enseignait Schweitzer à ses catéchumènes de Strasbourg, qui, quelques années plus tard, après la guerre 14-18, l'en ont remercié*. La foi n'explique pas, elle ose, elle entreprend, elle agit ; et ici le « avance sur ton propre chemin » prend toute sa profondeur, il appelle à la décision de la foi contre le dogmatisme d’un prétendu savoir qui en est le contraire. Cette critique de la religion comprise faussement comme connaissance ne porte pas explicitement contre la doctrine de la création, mais elle l’atteint au premier chef, en tout cas sous sa forme classique d’explication de l’origine et de la nature du monde et de la vie.

Le salut

Voyons maintenant le salut. Pour la plupart des croyants, cette notion se rapporte à l’au-delà, à la vie après la mort : être sauvé signifie que l’existence individuelle, personnelle se continue sous une forme différente, qu’elle n’est pas détruite par notre décès. Schweitzer attaque frontalement cette croyance, déjà fortement contestée dans sa correspondance avec Hélène Breslau, mais plus radicalement par elle que par lui qui s’en prend surtout aux images de l’enfer et du paradis. Dans ses cours de 1912, il invite ses auditeurs à se libérer « des représentations naïves et des exigences d’une continuité de la vie personnelle après la mort ». « Il est prétentieux, ajoute-t-il, de demander l’éternité pour notre petite existence individuelle … Celui qui en est là de ses aspirations n’a pas une foi religieuse bien profonde » (p.51).

Schweitzer distingue et dissocie l’éternité de l’immortalité. Nous ne sommes pas immortels et notre existence individuelle cessera un jour, définitivement. Pourtant, notre personne accède à la vie éternelle en deux sens, le premier naturel, le second spirituel.

Il y a, d’abord, une éternité naturelle de la vie. Celle qui est en nous, que nous avons reçue et qui nous anime se transmet, elle ne finit donc pas avec notre propre existence. « La vie naît constamment de la vie » (p. 51), ce qui signifie que notre vie va au-delà de nous-mêmes, qu’elle nous dépasse et se poursuit ailleurs et autrement. Notre existence se continue dans celle de nos descendants et de nos successeurs. Je cite : « Nous sentons notre union avec la vie de l’univers et nous prévoyons aussi le moment où y nous serons dissous, quand nous aurons cessé de vivre et que pourtant la vie continuera, car il n’y aura que notre individualité qui aura péri, non la vie elle-même qui nous a portés et continuera sa trajectoire. » (p. 49).

À cette continuité naturelle de la vie, mais pas de l’existence individuelle, s’ajoute « une forme d’éternité supérieure » qu’on peut qualifier de spirituelle ou d’éthique, et qui se situe « au delà de toute recherche et de tout désir d’immortalité » (p. 52). Notre trace dans le monde n’est pas seulement biologique, physique ou matérielle. Elle comporte aussi une transmission « d’esprit à esprit » ou de volonté à volonté. Car « l’esprit se partage » et l’énergie s’insuffle. Je cite encore : « Ce qui en nous est devenu pure volonté de vie ne disparaîtra pas, mais continuera à vivre en tous ceux qu’elle aura touché, influencés, et c’est là que notre vie se poursuit » (p. 63). Ce que redoute l’homme éthique « c’est de mourir moralement et de retomber à l’état de matière, sans être parvenu à s’élever vers cette forme de vie supérieure, où l’on agit sur d’autres esprits … C’est ainsi qu’il y a de la vie immortelle dans un être devenu pure volonté de vie » (p. 64). Dans une lettre de 1904, Hélène Bresslau exprime ainsi la conception de l’immortalité qu’elle partage avec Schweitzer : « nos pensées seules renaissent chez ceux qui viennent après nous … une vie future personnelle est impossible », et elle parle à ce propos de « métempsychose » ; Schweitzer, pour sa part, évoque la « transmigration », nous dirions plutôt aujourd’hui la réincarnation (en notant qu’elle prend ainsi un sens positif, alors que pour le bouddhisme elle est négative). Ce qui est éternel c’est donc notre « action », naturelle ou spirituelle, et non notre personne.

Cette éternité n’a rien à voir avec le salut tel qu’on le présente habituellement. Pour beaucoup, se sauver signifie se sauver du monde, c’est-à-dire le fuir, en sortir pour entrer dans un au-delà illusoire. On invite l’individu à s’en échapper par souci de lui-même, de sa propre personne. Au contraire, l’éternité telle que la conçoit Schweitzer implique qu’on s’engage totalement et activement dans le monde et qu’on se préoccupe d’abord des autres, qu’on travaille pour eux. L’opposition est radicale.

L’élémentaire et le symbolique

Après ce que nous venons de voir, on pourrait s’étonner que cette communication ait une deuxième étape. Comment, en effet, imaginer, après cette critique radicale de la création et du salut, qu’on puisse encore leur donner un sens positif quelconque ? Non seulement, selon Schweitzer, une spiritualité vivante et authentique n’a nul besoin de ces croyances ou de ces doctrines, mais, de plus, elle les contredit et les exclut catégoriquement. Elles paraissent incompatibles avec ce que Schweitzer appelle la « religion élémentaire ». Je rappelle que sous sa plume, le mot « élémentaire » n’est pas dépréciatif, bien au contraire. Il ne signifie pas fruste, rudimentaire, superficiel ou sommaire, mais désigne au contraire ce qui est essentiel et décisif. Par religion élémentaire, il faut entendre la religion dans son essence, dans son noyau, dans ce qu’elle a de plus fondamental ; on pourrait dire qu’elle est la racine de toute vie spirituelle, la source qui en irrigue les diverses formes et manifestations. De même chez Tillich, la « foi absolue » (absolue au sens de seule, sans rien d’autre qu’elle-même) n’est pas la foi parvenue à sa perfection, ayant développé toutes ses virtualités, mais la foi dans sa nudité, dépouillée de tout ce qui l’habille mais aussi la cache ou la travestit, démunie de ce qui l’entoure, la protège, et aussi l’emprisonne. Avec l’ « élémentaire » de Schweitzer et l’« absolu » de Tillich, nous atteignons « le sol même de l’expérience » (p. 24), débarrassé de toutes les superstructures qui le recouvrent, l’encombrent et l’écrasent (p. 24). En les ramenant ainsi à leur plus simple expression, on atteint le cœur et donc la vérité première et dernière de la religion et de la foi. Ni la création ni le salut n’en font partie.

Cependant, s’il est nécessaire pour découvrir la vérité de la religion et de la foi, d’aller jusqu’au niveau de l’élémentaire ou de l’absolu, on ne peut pas y rester, y demeurer et s’y installer. Il est trop aride, trop abstrait, peut-être trop héroïque pour l’existence quotidienne. Il ne permet pas de rassembler et d’animer une communauté. Or la communauté est nécessaire pour que la religion agisse sur l’esprit des hommes, leur inspire des actions, en fasse des sujets éthiques, et se transmette ou se propage parmi eux.

L’élémentaire ne se suffit pas. La foi absolue « n’est pas un lieu où on peut vivre » écrit Tillich*. À ses étudiants, Schweitzer déclare : « ce n’est pas sans une certaine gène que j’ai formulé devant vous ce qui à mes yeux constitue la religion élémentaire ; je sais que de telles formulations sont indispensables, mais, en même temps, j’ai conscience que pour être vivantes et pénétrer les cœurs, il leur faut porter un habit esthétique » (p.76). Schweitzer note que Jésus et Paul s’expriment de manière esthétique (affirmation qui m’étonne un peu dans le cas de Paul). À partir de là, Schweitzer amorce une réévaluation, voire une réhabilitation des Églises qui ont du sens quand on comprend leur discours non pas comme énonciation scientifique de doctrines mais comme expression esthétique de l’élémentaire au moyen ou au travers de symboles. Il y a donc une analogie ou une parenté, voire une identité profonde entre l’art et la religion. Quand elles en prennent conscience, les religions deviennent « éclairées ». Au lieu d’écraser la religion élémentaire, elles disent la même chose mais dans un langage autre (p. 59), un langage qui s’impose parce qu’il a le mérite d’être compréhensible et accessible au plus grand nombre. « Tout ce qui est religieux, déclare Schweitzer, ne peut être exprimé que symboliquement » (p. 78). On trouve exactement la même affirmation chez Tillich ; elle évoque Auguste Sabatier dont Schweitzer a suivi quelques cours à Paris en 1898-1899 et pour qui il a éprouvé « le plus grand respect »* .

On dépasse donc la contradiction et l’incompatibilité constatées dans la première étape pour une solidarité et une complémentarité entre l’élémentaire et le symbolique qui ont besoin l’un de l’autre. Le retour à l’élémentaire empêche la religion de dégénérer en superstition, en lui faisant percevoir sa nature symbolique et esthétique. Le recours au symbole et à l’art permet à l’élémentaire de vivre, de rayonner, d’être efficace. Schweitzer compare (p.24) l’élémentaire à la sous-couche, à la fois nécessaire et insuffisante, qui permet de peindre une fresque qui tienne et qui émeut celui qui la regarde (émouvoir au sens à la fois de toucher et de faire bouger). Aussi après s’être demandé « dans quelle mesure la religion élémentaire … peut-elle s’accommoder des symboles … » (p. 59), Schweitzer conclut : « J’ai estimé qu’il était possible jusqu’à un certain point, d’évoluer parmi les symboles des religions historiquement établies et de les comprendre de l’intérieur, pourvu qu’on reconnaisse clairement qu’il s’agit de symboles et que dans ses rapports avec autrui au sein de l’Église on ne laisse planer là-dessus aucune ambiguïté » (p. 77). Remarquons que cette acceptation des symboles demeure critique (elle va seulement « jusqu’à un certain point ») et qu’elle refuse catégoriquement l’équivoque (il ne s’agit pas de se servir du symbolisme pour laisser publiquement entendre qu’on croit ce qu’en fait, intérieurement ou existentiellement, on ne croit pas, attitude, hélas, trop fréquente dans les milieux ecclésiastiques).

Affirmation et contestation du monde

Comment comprendre ou interpréter symboliquement la création et le salut ? Que nous font sentir ou percevoir, dans cette perspective, le poème des six ou sept jours initiaux de la Genèse, débuts du monde, et le mythe du Royaume de Dieu qui mettra fin aux temps ? Schweitzer ne le dit pas explicitement dans ses cours, ni, je crois, ailleurs mais il me semble assez facile de le deviner, ou, plus exactement, de le déduire de ses propos.

Prenons d’abord la création qui fait de Dieu « la cause originelle de l’être » (p.37). Le monde n’est pas l’œuvre d’un démiurge maladroit ou d’un démon malintentionné, autrement dit, il n’est pas mauvais, méprisable ou haïssable. La vie est un don heureux qui nous a été fait et non pas une fatalité tragique qui pèserait sur nous. Dans un langage poétique et mythique, le chapitre inaugural de la Bible souligne la valeur du monde en racontant qu’à quatre reprises, Dieu s’arrête pour regarder ce qu’il a fait et constate que c’est bon ou que c’est bien ; une cinquième fois, tout à la fin, il contemple l’ensemble de son œuvre et s’accorde si je puis dire un satisfecit supplémentaire : « c’est très bien », ou « c’est vraiment bon ». Le récit de la création exprime ce que Schweitzer appelle une affirmation du monde et de la vie.

Voyons, maintenant, le salut. Parler de salut implique que la réalité est insatisfaisante et défectueuse. On est sauvé du mal ou d’un mal. Si tout allait bien, nul besoin de salut ; mais les êtres humains, de même que les animaux et les végétaux, se débattent constamment avec le malheur, la souffrance, la misère. Le monde est loin d’être un lieu de bonheur et de félicité. Il n’est pas édénique ni paradisiaque. Il nous malmène, souvent nous torture. Comme le répétait Freud, rejoignant la sagesse populaire, la vie est dure. Nous voudrions être délivrés de nos détresses et de nos tourments ; nous aimerions que l’existence soit différente, nous souhaitons que les choses changent. C’est ce désir qu’exprime la notion de salut. Elle implique un refus et une contestation de ce qui existe. Schweitzer parle d’une négation du monde et de la vie.

À première vue, le positif que proclame la création et le négatif qu’implique le salut s’opposent. Schweitzer souligne l’incohérence logique des religions, qui, comme le christianisme, associent ou juxtaposent ces deux thèmes. Elles ne proposent pas une conception harmonieuse de la vie et du monde ; de profondes antinomies qu’elles ne parviennent pas à concilier les traversent et les déchirent. Et pourtant, bien que logiquement incompatibles, les deux thèmes ont besoin l’un de l’autre. Il doit y avoir, écrit Schweitzer, « interpénétration du oui et du non au monde » (p.46-47), « tension entre la négation et l’affirmation de la valeur du monde » (p.60). Insister unilatéralement sur la bonté de ce qui est, autrement dit, s’en tenir à la seule création et écarter le salut, conduit à une affirmation non éthique du monde et de la vie, qui accepte ce qui est, et refuse d’agir. On tombe alors dans les spiritualités de la passivité, de l’apathie ou de la résignation (p. 35), si puissantes dans le stoïcisme et dans l’Islam. Souligner sans réserves ni contreparties la malignité de ce qui est, autrement dit s’en tenir au seul salut et écarter la création, conduit à une négation non éthique du monde qui s’en désintéresse, veut s’en déraciner (p. 46) et ne voit pas l’utilité s’y engager. On tombe alors dans les spiritualités qui tentent de fuir la réalité et de se réfugier dans un au-delà ou un ailleurs illusoire ; certains courants de la gnose et des religions orientales en fournissent des exemples. L’association ou la juxtaposition de la création et du salut est certes contradictoire, mais est beaucoup plus féconde. En effet, alors, l’action prend la première place, il s’agit, en effet, de respecter activement la vie, c’est-à-dire de se mettre à son service, de développer ce qu’elle a de positif et de combattre ce qui vient l’abîmer ou la détériorer. Elle en vaut la peine, puisqu’elle est bonne ; il faut le faire puisqu’elle comporte tellement de mauvais. Je cite (p.47) : « Chaque attitude de négation du monde qui détourne les hommes de l’action a quelque chose de stérile qui la rabaisse en dessous du niveau de l’éthique ; de même chaque attitude d’affirmation du monde qui n’aura pas été trempée par les épreuves de la négation. »

L’affirmation éthique du monde et de la vie ne les accepte ni ne les refuse tels quels, mais entend les modifier. Les actions qui changent les choses, et non pas des idées, des systèmes, des concepts permettent de surmonter l’opposition entre affirmation et négation dans un processus de transformation. Sous des images apocalyptiques, l’eschatologie néo-testamentaire dont Schweitzer a découvert l’importance centrale annonce cette transformation et y appelle.

*  *  *

J’arrive à la fin de mon parcours. Ainsi comprises, les notions de création et de salut ne fournissent pas un savoir sur notre origine première et sur notre destinée ultime. Elles sont des symboles qui traduisent sous une forme imagée la tension entre l’acceptation et le refus du monde qui constitue la religion élémentaire. À travers des mythes, elles invitent à l’action dont elles impliquent le primat. Elles sont l’expression esthétique de l’éthique du respect ou du service de la vie.

André Gounelle

contribution à B. Kaempf (éd), L’éthique d’Albert Schweitzer. Le respect

de la vie toujours actuel, Jérome Do Bentzingzer éditeur, 2006

 

 

* Les religions mondiales et le christianisme, Van Dieren, p. 70

* Le courage d’être, Cerf, Labor & Fides, P.U.L., p. 149.

* Ma vie et ma pensée, Albin Michel, p. 23 ;

 

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André Gounelle

Professeur émérite de la faculté de théologie protestante de Montpellier

Webmaster : Marc Pernot