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Christianisme et religions
À propos de : Les religions mondiales et le christianisme par Albert Schweitzer Van Dieren, 2000).
Quand ce petit écrit (77 pages en format de poche) a paru en français, je l’ai parcouru rapidement et l’ai trouvé intéressant, sans plus. Quelques années après, en le reprenant pour préparer un cours, j’en ai mieux perçu la richesse et l’envergure ; depuis, il est devenu un de mes livres préférés.
Schweitzer s’y demande ce qui distingue le christianisme des autres religions. Qu’apporte-t-il de plus ou de différent ? La question intéresse les missionnaires auxquels il parle, aux prises en Chine et aux Indes avec des religions peu perméables à leurs efforts d’évangélisation. Elle se pose aussi en Europe où, après la première guerre mondiale, les spiritualités orientales exercent, déjà, un grand attrait et où certains les préfèrent au christianisme.
Pour beaucoup de chrétiens, la réponse est simple : l’évangile vient de Dieu, alors que les autres religions sont seulement des inventions humaines. Schweitzer refuse cette argumentation. Elle enferme le christianisme dans une forteresse que les convaincus pensent inexpugnable, mais elle est inefficace, parce qu’incapable de satisfaire ceux, chrétiens ou non, qui s’interrogent. Au lieu de se soustraire à la discussion, il faut avoir le courage de s’exposer à des comparaisons et d’accepter des évaluations. Schweitzer choisit de faire porter le débat sur les attitudes envers le monde que préconisent ou favorisent les diverses religions.
On peut les ranger en deux grandes catégories. D’abord, les « optimistes » qui croient en la bonté du monde ; il vient de Dieu, Dieu le gouverne ; par conséquent, la foi consiste à lui dire « oui » et à s’y conformer. Ensuite, les « pessimistes » pour qui le monde est en conflit avec Dieu, et donc mauvais ; le fidèle doit lui dire « non » et s’en retirer le plus possible. Dans le premier cas, un « monisme » (qui fait tout découler d’un seul principe) débouche sur l’acquiescement à ce qui est. Dans le deuxième cas, un « dualisme » (qui dissocie le domaine du religieux de celui du monde) invite à une spiritualité qui se détourne de la réalité. Si ces deux interprétations religieuses du monde se contredisent, chacune a une grande logique interne.
L’évangile se caractérise, au contraire, par un « manque d’unité ». Il considère que la réalité à la fois vient de Dieu et contredit sa volonté. Le croyant en même temps accepte et refuse le monde ; il lui dit tout autant « oui » que « non ». Ce manque de cohérence conduit à une attitude féconde. Il génère un engagement actif qui contraste avec la passivité aussi bien du consentement moniste que du refus dualiste. L’évangile ne nous invite ni à accepter l’état actuel des choses ni à dévaloriser le temporel, mais à vivre dans ce monde en obéissant à Dieu dont la volonté s’oppose à ce qui est. L’annonce et l’attente du Royaume (d’un monde en harmonie avec Dieu) commandent l’existence chrétienne et la dynamisent. Le Royaume est certes l’œuvre de Dieu, non la nôtre ; néanmoins il suscite en nous une sorte de nécessité ou d’obligation interne qui nous mobilise. En tant qu’explication du monde, on peut juger le christianisme inférieur aux autres religions, parce qu’« illogique ». Il ne sait pas et ne comprend pas tout ; il doit humblement, sans prétention ni arrogance, le reconnaître. Cette faiblesse fait sa force ; car en expliquant trop bien le monde, on renonce à la volonté et à l’action éthiques que suscite la conjonction paradoxale du « oui » et du « non ».
Ce livre contient, certes, des appréciations contestables (par exemple sur l’Islam) et des passages hâtivement rédigés. Schweitzer avait d’ailleurs noté sur le manuscrit qu’il fallait le revoir avant publication et il devait plus tard nuancer, voire réajuster sur certains points, ses analyses. Il n’en demeure pas moins solide dans ses grandes lignes. On y sent le souffle qui a animé durant toute sa vie l’action et la réflexion du « grand docteur ».
André Gounelle
Évangile et Liberté, décembre 1907
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