S’ouvrir à la modernité ne veut pas dire rejeter le passé ni approuver
aveuglément les idéologies du jour. Si le refus du changement est absurde
et négatif, l’orientation vers l’avenir n’est féconde que si elle
s’accompagne d’un effort de discernement.
On a dit, pour les en blâmer ou les en féliciter, que les courants
libéraux, en protestantisme comme en catholicisme, militaient pour un
christianisme moderne ou moderniste, autrement dit, adapté à la modernité.
Est-ce juste ? Pour répondre à cette question, demandons-nous ce que veut
dire « moderne ».
On a repéré les premiers emplois de modernus vers le 5ème
siècle de notre ère. Cet adjectif désigne ce qui surgit maintenant et est
actuel, par opposition à ce qui date d’hier ou d’autrefois. Être moderne
relève ici de la chronologie : le modèle de smartphone qui vient de sortir
est en ce sens plus moderne que le précédent.
« Modernité » apparaît plus tardivement. Ce terme a été forgé, semble-t-il
(ce n’est pas certain), par Chateaubriand (1768-1848). Chateaubriand a
fortement conscience, au début du 19ème siècle, qu’un tournant a
été pris et que désormais la société va s’organiser, se structurer,
fonctionner sur des bases et selon des règles entièrement nouvelles. Un «
ancien régime » s’effondre et, avec la Révolution française, une toute
autre période commence. Les modernes ou modernistes sont favorables à ce
passage à une autre étape ; ils s’opposent aux « réactionnaires » qui
voudraient maintenir ou rétablir l’ordre ancien, arrêter les évolutions et
revenir en arrière.
La modernité ne se définit donc pas simplement par le calendrier. Elle est
acceptation d’un changement de structures sociales, mentales, culturelles.
Elle est ouverture à un avenir différent de ce qui est et a été. Quelqu’un
de jeune ou quelque chose de récent reste archaïque s’il ne sort pas des
logiques classiques ; à l’inverse on est moderne quand on s’ouvre au
changement, même si on existe depuis longtemps. Il arrive qu’on maîtrise
mal les outils informatiques récents et qu’on soit moderniste, de même
qu’on peut refuser la modernité tout en se servant des dernières
innovations techniques ; c’est, par exemple le cas de ceux qui utilisent,
parfois avec virtuosité, internet et réseaux sociaux pour maintenir ou
répandre des idéologies foncièrement rétrogrades.
Le christianisme libéral est né, en partie, de la conviction que si le
message évangélique demeure vivant et nous concerne tout autant que nos
aïeux, par contre on ne peut pas le penser, le vivre et l’exprimer comme
autrefois. Les modifications culturelles qui sont intervenues depuis deux
siècles sont trop importantes pour qu’on se contente de répéter ; il faut
renouveler (« je fais toutes choses nouvelles » dit le Dieu, à la fois
ancien et moderniste, de la Bible).
Que la théologie et la spiritualité libérales entretiennent un lien avec la
modernité me paraît évident. Toutefois, ce lien n’implique nullement
qu’elles feraient table rase du passé, qu’elles le rejetteraient ou le
mépriseraient. Beaucoup de libéraux aiment l’histoire, l’étudient et en
retiennent de nombreux éléments ; s’ils perçoivent que les choses changent
et estiment qu’il faut bouger, c’est justement parce qu’ils la connaissent
bien. D’autre part, ce lien ne signifie nullement une adhésion aveugle aux
tendances et modes du présent ; loin de les approuver sans réserves, les
libéraux portent sur elles un regard parfois très sévère (pensons à Albert
Schweitzer). Ils ont conscience que la modernité a de gros défauts et qu’on
doit les corriger pour l’humaniser dans le sens de l’évangile. Se tourner
vers l’avenir et ne pas retourner en arrière, certes, mais le faire de
manière informée, réfléchie et critique.
André Gounelle