Le 31 octobre 1517, Luther, professeur à l’Université de Wittenberg, publie
et peut-être affiche (ce n’est pas sûr) 95 thèses contre les indulgences.
A-t-on eu raison de le choisir cet évènement pour fixer la fête de la
Réformation ? S’il a eu du retentissement et s’il inaugure la notoriété de
Luther, il n’est nullement un acte d’insoumission et de dissidence. Publier
et afficher des thèses était la procédure habituelle pour lancer un débat
universitaire. Celles de 1517 sont modérément critiques ; elles ne
s’opposent pas au principe des indulgences, mais à leur dissociation d’avec
un repentir sincère. Elles ne contestent ni la primauté du pape ni la
conception catholique de l’Église et des sacrements ni même le purgatoire.
Elles n’ont pas l’ampleur et le tranchant des grands écrits réformateurs de
1520. Luther rompt nettement avec Rome un peu plus tard : en 1520, quand il
brûle la bulle papale qui l’excommunie ; en 1521, quand à Worms il refuse
de se rétracter. Ces deux gestes sont plus forts et plus significatifs que
celui de 1517.
C’est la ville de Wittenberg qui a décidé en 1617 de célébrer le 31 octobre
le jubilé de la Réforme. Elle le fait, semble-t-il, pour deux motifs.
D’abord, dans la situation tendue de l’Allemagne d’alors (la Guerre de
Trente ans éclate en 1618), elle veut se donner du prestige. Il y a là,
écrit l’historien genevois M. Grandjean, un « superbe coup médiatique ».
Les jubilés suivants, surtout celui de 1817 au lendemain de la défaite de
Napoléon, ont une tonalité très chauvine ; ils proclament l’origine et la
nature foncièrement allemandes de la Réforme.
Ensuite, en 1617, les relations entre luthériens et réformés sont mauvaises
(nous sommes mille fois plus proches de Rome que de Genève, écrit un
pasteur luthérien). La réforme de Zwingli commence en 1519 et sa rupture
avec Rome a lieu en 1523. Bien marquer la précédence de Luther contribue à
éclipser et déclasser les réformés. Selon l’historienne française M.
Carbonnier-Burkard, le choix de 1517 favorise une « confessionnalisation
luthérienne » de la Réforme. On pourrait presque parler d’une confiscation
réussie : la mémoire collective a largement oublié ou minoré Zwingli.
En 1885, la Société d’Histoire du Protestantisme français appelle
à instaurer fin octobre une fête de la Réformation dans notre pays où
jusque là on ne l’avait guère célébrée. En suggérant cette date, la Société demande qu’on la dégage « du souvenir trop exclusif des
thèses de Luther » et qu’on l’associe « à des souvenirs tout français ». La
germanité de Luther et du luthéranisme embarrasse le protestantisme
français à un moment où la polémique catholique et nationaliste l’accuse
d’être un produit étranger venu de « l’ennemi héréditaire ». Il rétorque,
par la plume d’historiens tels que E. Doumergue ou C. Bost, qu’il n’est pas luthérien mais réformé et que ses sources principales se
situent ailleurs qu’en Allemagne.
Aujourd’hui, ces réticences nationalistes et confessionnelles nous
paraissent dépassées et un tantinet ridicules. Sans cacher ses ambiguïtés,
nous reconnaissons l’apport décisif de Luther. Les commémorations ont
besoin de dates symboliques, forcément en partie arbitraires ; puisque les
luthériens ont opté pour 1517, autant les suivre. Mais gardons-nous de
rejeter dans l’ombre les autres réformateurs et de favoriser une «
lutheromania » parfois tentée d’ajouter un « Luther seul » aux affirmations
protestantes de la seule grâce, la seule foi, et la seule Écriture.