En 1937, le théologien protestant Paul Tillich publie deux articles
intitulés « la fin de l’ère protestante ». Obligé de fuir l’Allemagne à
cause de son opposition au nazisme, il a le sentiment que le
protestantisme, affronté aux systèmes totalitaires et aux mouvements de
masse qui déferlent alors sur l’Europe, manque de vigueur et d’efficacité ;
il est en train de perdre l’impact culturel qu’il avait naguère. D’autre
part, Tillich participe activement à diverses rencontres qui préparent la
formation (à cause de la guerre, elle n’aboutira qu’en 1948) du Conseil
œcuménique des Églises. Ces discussions entendent faire émerger des
convergences et des proximités dont certains espèrent qu’elles seront plus
fortes et plus importantes que les désaccords. Du coup, la séparation entre
catholiques et protestants n’aurait plus grand sens ; autrefois justifiée,
elle serait aujourd’hui en train de perdre sa raison d’être.
Dans cette situation tant sociale que religieuse, Tillich estime
problématique la survie du protestantisme. Il ne croit nullement à la
disparition de ses principes, de sa théologie, de sa spiritualité ; mais il
se demande si on n’entre pas dans un temps où le message protestant devra
s’exprimer, se vivre, se concrétiser autrement que par le moyen d’Églises
distinctes et séparées. Dans ce cas, la période ouverte par la Réforme
atteindrait son terme. Sans rien abandonner de ce qui lui est essentiel, le
protestantisme vivrait une mutation de forme, et il devrait en aller de
même pour le catholicisme. Mourir à soi-même pour que surgisse cet « être
nouveau » ou cette existence nouvelle que Dieu fait naître, voilà ce à quoi
nous appellerait aujourd’hui la fidélité à l’évangile qui ne se confond pas
avec le maintien de continuités ecclésiales et de permanences
confessionnelles.
Appelés à changer
En 2017, la question formulée par Tillich reste pertinente. Le cinquième
centenaire de la Réforme la relance. Tout en étant reconnaissant de ce que
le passé nous a légué et sans en nier la valeur, le moment n’est-il pas
venu d’inventer quelque chose d’autre qui permette aux chrétiens de vivre
leur foi ensemble et, ainsi, de mieux témoigner de l’évangile dans le monde
d’aujourd’hui ?
Depuis 80 ans, les artisans de l’œcuménisme cherchent à élaborer des
formules qu’on pourrait accepter des deux côtés ; en surmontant les
contentieux, elles permettraient la réunion des Églises et mettraient fin à
« l’ère protestante », autrement dit, à un protestantisme et un
catholicisme séparés l’un de l’autre. Ils n’invitent pas tant à établir des
compromis diplomatiques qu’à se rejoindre en remontant à ce qui fonde la
foi évangélique. Ce travail a une dimension spirituelle soulignée par des
célébrations communes (ainsi la commémoration œcuménique de la Réformation
à Strasbourg, dont Réforme a donné un écho dans son numéro du 8
décembre 2016).
Il n’y a pas de raisons fondamentales pour exclure des changements. En
1846, dans un livre retentissant, John Newman, qui deviendra plus tard
cardinal, souligne que la doctrine chrétienne est en développement
continuel ; sous son influence, beaucoup de catholiques, devenus moins
allergiques aux « variations » que ne l’était Bossuet, admettent qu’il y a
eu et qu’il y aura des évolutions. De son côté, le protestantisme refuse
d’identifier les organisations ecclésiales, leurs rites et leurs
enseignements avec l’évangile ou avec le Royaume. Bouger et se transformer
est, pourrait-on dire, inscrit dans ses gènes. Un adage du 17ème
siècle déclare : ecclesia reformata quia semper reformanda. Au 19 ème siècle, on y souligne souvent que les doctrines, les
cérémonies et les institutions ont une valeur relative et provisoire ;
elles ne sont pas le but ou la finalité mais des instruments. Si elles
cessent de rendre les services qu’on en attend, il faut en forger d’autres
plus adaptées et efficaces.
Pour une union sans unité
Faut-il et peut-on envisager, après cinq siècles de séparation, une Église
unitaire ? S’il nous faut, effectivement, nous déplacer, je doute que ce
soit dans cette direction.
Je m’étonne souvent du prestige et de l’attrait de l’unité institutionnelle
parmi les chrétiens. On dénonce, à juste titre, les méfaits de la division
; on parle plus rarement de ceux de l’unité. La volonté de la construire et
de la maintenir a pourtant des effets néfastes : elle favorise les
conformismes, élimine les débats, freine l’innovation ; les appareils qu’on
est conduit à mettre en place pour l’assurer restreignent la liberté et
affaiblissent la vitalité des croyants. Quand elle admet (ce n’est pas
toujours le cas) une certaine diversité, elle la limite étroitement. Pour
se consolider, et même lorsqu’elle se veut ample et ouverte, elle
appauvrit, fige et rétrécit. Ce sont les conséquences directes, logiques et
inévitables d’une idéologie unitaire, et nullement des dérives ou des
accidents de parcours.
Quand on déplore les divisions et qu’on redoute l’unité, ne s’enferme-t-on
pas dans une impasse ? Je ne le pense pas. L’Église unie n’est pas et ne
peut pas être une Église unique. L’unité demande qu’on devienne « un » ;
elle est forcément totalitaire, réductrice, tyrannique et étouffante. Il
faut la distinguer de l’union qui, au contraire, exige qu’on soit plusieurs
et qu’on reste divers ; aussi intime soit-elle, elle respecte la
personnalité et l’identité de chacun ; elle implique une relation inventive
et dynamique qui épanouit ceux qui y participent.
Sans en avoir eu l’intention et sans en avoir même eu conscience, le
protestantisme du siècle dernier a ouvert un chemin fécond : celui d’un
réseau d’Églises différentes qui ne visent pas une unification, mais
décident de se rencontrer, de dialoguer, de travailler ensemble ; elles ne
fusionnent pas, elles tiennent compte les unes des autres, s’interpellent
mutuellement et collaborent chaque fois que c’est possible. La Fédération
Protestante de France et le Conseil Œcuménique des Églises fournissent des
exemples de ce modèle qu’on pourrait rapprocher de la multiplicité à la
fois discordante et stimulante des écrits groupés dans le Nouveau
Testament. Les divergences, au lieu de provoquer des disputes mortifères,
suscitent des débats vivifiants. Loin d’abolir ce qui sépare, l’union
consiste à l’assumer dans des discussions communes et des actions
conjointes. Tillich l’exprime par un paradoxe: « C’est, écrit-il, l’Église
divisée qui est l’Église unie ».
Dans cette perspective, l’ère protestante ne s’achemine pas vers sa fin,
mais elle prend un nouveau visage, celui d’un pluralisme vécu dans un
échange à la fois critique et amical, et non plus celui d’une séparation
dans l’hostilité et l’incompréhension réciproques. Nous ne serons unis ni
en devenant identiques ni en nous coupant les uns des autres ; nous le
serons dans la mesure où, alliés, amis, en communion sans symbiose ni
unanimité, nous saurons faire un bon usage de nos différences.