Le théologien protestant allemand Paul Tillich (1886-1965) a écrit que la
guerre 14-18 marque la fin du 19ème et le début du 20 ème siècle. Il estime qu’elle n’a pas seulement apporté de
grandes transformations politiques et économiques, mais qu’elle a entrainé
aussi d’importants changements culturels, intellectuels et spirituels. Une
époque se termine et une nouvelle très différente commence. Le changement a
été plus fortement ressenti, semble-t-il, chez les vaincus (les allemands)
que chez les vainqueurs (les alliés), mais il a été cependant assez
généralement perçu.
Avant la guerre, un optimisme plutôt satisfait prédominait (avec des
exceptions) dans une Europe fière d’elle-même et de ses réalisations. Il y
avait, certes des voix et des analyses divergentes, mais une majorité de
gens estimaient qu’avaient été posées les bases d’une modernité pacifique
et heureuse et qu’il ne restait plus qu’à en poursuivre et en achever la
construction. Après la guerre, cette illusion se dissipe, on a le sentiment
d’un effondrement et se met en place un pessimisme tourmenté et angoissé
qui ne croit plus dans les recettes, formules et solutions du passé.
L’avenir qu’on avait cru prometteur devenait menaçant. Même si ce
bouleversement s’était amorcé antérieurement, la guerre l’amplifie et en
rend conscient. Pour beaucoup, les champs de bataille montrent avec
évidence que le 19ème siècle se solde par un échec immense et
horrible. « À ceux qui ont cru au progrès, écrit Albert Schweitzer
(1875-1965), la situation actuelle donne la preuve terrible qu’ils se sont
trompés ». Désormais, on ne parle plus de progrès, mais de crise, note
Tillich.
Ce sentiment d’une faillite s’étend aux Églises, catholiques comme
protestantes. Elles n’ont pas su, ni peut-être voulu, détourner de la
guerre des peuples où les chrétiens étaient majoritaires. Elles ont
participé à la propagande belliqueuse d’un côté comme de l’autre. Karl
Barth (1886-1968), jeune pasteur suisse, a été révolté de ce que plusieurs
de ses professeurs de théologie, parmi les plus connus et les plus
respectés, aient signé en août 1914 un « manifeste des intellectuels »
défendant la politique et les opérations militaires allemandes (au même
moment, des protestants français prennent parti, au nom de l’évangile, pour
le camp des alliés). Puisqu’ils admettent l’inacceptable, se dit Barth,
c’est que leur théologie est mauvaise ; il en conclut que désormais il faut
vivre et penser la foi chrétienne autrement.
Dans les années 20, de jeunes théologiens et pasteurs rompent avec les
orientations de la génération précédente. Ils estiment que si les gens se
détournent du message chrétien et ne sont plus touchés par l’évangile,
c’est que ceux qui avaient la responsabilité de l’annoncer et de
l’enseigner ont fait fausse route et se sont fourvoyés. Ils leur adressent,
parfois avec une brutalité qui a fait choc, deux grands reproches :
d’abord, d’avoir surestimé l’être humain et ses capacité en faisant trop
confiance à sa bonté et à son intelligence naturelles (d’où la recherche
d’une religion sinon raisonnable, du moins accordée avec la raison) ;
ensuite d’avoir cherché à établir des correspondances, des convergences
voire des alliances entre la foi chrétienne et la culture occidentale (d’où
des compromis avec l’ordre social et politique existant). Bref, on les
accuse d’avoir prêché non pas l’évangile, mais un humanisme spiritualiste,
plus ou moins inspiré de la philosophie des Lumières (rappelons qu’à
la différence de la France, en Allemagne et en Grande-Bretagne, l’idéologie
des Lumières n’est pas antichrétienne, même si elle se méfie et
s’éloigne des Églises). Cette idéologie s’écarte de la révélation biblique
et, de plus, la guerre 14-18 en a tragiquement manifesté l’échec.
Contre cet humanisme chrétien, dans la ligne qu’ils estiment être celle de
la Bible et celle de la Réforme (conviction qu’on sera, par la suite,
conduit à tempérer, voire à contester), cette « nouvelle » théologie
proclame que Dieu est totalement autre. Comme le dit Esaïe « ses pensées ne
sont pas nos pensées, ses voies ne sont pas nos voies ». Loin d’être le
fruit d’une lente progression spirituelle, le message évangélique opère une
rupture. On se méprend et on s’égare quand on essaie de le comprendre,
comme le fait Auguste Sabatier (1839-1901), le plus grand théologien
protestant français de son époque, à partir de la psychologie et de
l’histoire. La prédication évangélique se réfère à un événement
extraordinaire, incompréhensible, hors norme : Dieu a parlé, il s’est
révélé à nous ; tel un météorite venu d’ailleurs, il a fait irruption dans
notre monde et dans notre histoire, non pas pour confirmer, achever et
couronner ce qu’il y a de mieux dans l’homme, mais pour l’interpeller,
l’appeler à se convertir, à renoncer à lui-même et à ses réalisations. La
transcendance et l’altérité de Dieu contredisent les valeurs humaines.
Ces jeunes théologiens disent brutalement à leurs « anciens » : votre
religion toute sincère et fervente qu’elle soit, est péché parce qu’elle se
fonde sur l’homme et non sur Dieu. En 1922, Barth, en publiant un
retentissant commentaire de l’Épître aux Romains devient le porte parole et
le chef de file de cette nouvelle théologie. Ceux qui s’en réclament sont
loin d’être d’accord en tout avec Barth et au fil des années les
différences s’accentueront ; néanmoins ce qu’on appellera peut-être un peu
trop vite le barthisme se répandra dans le protestantisme européen et y
deviendra, au lendemain de la seconde guerre mondiale, le courant dominant.
Un siècle après, comment évaluer ce tournant? À bien des égards il a été
vivifiant, même s’il a été excessif (sans renier ses positions d’alors
Barth regrettera à la fin de sa vie d’avoir été aussi cassant) ; on l’a
qualifié de « remède de cheval ». Il a incontestablement initié un
renouveau théologique et il a eu le mérite d’avoir animé un peu plus tard
la résistance chrétienne au nazisme. On doit beaucoup de reconnaissance et
de remerciements à ceux qui ont eu le courage de le prendre. Mais leur
réaction a été aussi unilatérale et souvent injuste. Sur une route, après
un tournant, il faut redresser le volant. On se met aujourd’hui à relire
des théologiens oubliés ou négligés à cause de la condamnation portée sur
eux ; je pense entre autres à Ernst Troeltsch (1865-1923) ou à Adolf
Harnack (1851-1930) en Allemagne et à Wilfred Monod (1867-1943) en France.
On s’aperçoit qu’ils ont été souvent caricaturés et qu’ils sont très
proches des situations et des problèmes qui sont les nôtres. Tout en tenant
compte des critiques et des apports de cette génération d’après 1918,
certains théologiens protestants actuels reprennent et actualisent des
orientations et des préoccupations qu’elle entendait disqualifier.
André Gounelle