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Troisième Partie
La grâce et la foi
Chapitre 7
La justification par grâce
Les Réformateurs et les théologiens protestants parlent de la "justification par grâce". "Justification" traduit le terme grec dikaiosunh que l'on rencontre fréquemment dans le Nouveau Testament, surtout chez Paul. Que veut-il dire? À quelques nuances près, il équivaut au mot "salut". Ma justification, c'est mon salut, mon acquittement au tribunal de Dieu, le pardon qui me réconcilie avec Dieu et qui m'accorde une vie nouvelle.
Nous allons exposer comment la Réforme comprend la justification par grâce en trois parties. La première insistera sur l'extra nos (en dehors de nous) de la justification. La seconde indiquera les relations entre la grâce, la foi et les œuvres. La troisième relèvera les différences entre luthériens et réformés sur ce point.
1. L'extra nos de la justification
1. Le message de la Réforme
A la fin du quinzième siècle et au début du seizième, la question de leur salut tourmente beaucoup de gens. Ils se sentent coupables ou insuffisants, et se demandent comment, malgré leurs fautes et leurs défaillances, échapper à la condamnation. Ils ont la hantise de l'enfer, qu'ils expriment dans d'admirables et hallucinants tableaux qui représentent des jugements derniers ou des danses des morts. De nombreux prédicateurs tentent de calmer leur peur et de répondre à leur préoccupation en les invitant à faire de bonnes œuvres, à se livrer à des pratiques pieuses dans l'espoir d'inciter ainsi Dieu à l'indulgence lors du jugement.
La Réforme apporte une réponse toute différente. Notre salut, proclame-t-elle, ne dépend nullement de ce que nous sommes et de ce que nous faisons, mais seulement de ce que Dieu est et de ce qu'il fait. En Christ, Dieu nous le donne gratuitement, sans que nous ayons à le gagner ou à le mériter si peu que ce soit, sans que nous ayons des conditions à remplir pour le recevoir. L'article 4 de la Confession d'Augsbourg* le dit très clairement :
"Nous ne pouvons obtenir la rémission des péchés et la justice devant Dieu par notre mérite, nos œuvres et nos satisfactions, mais ... nous recevons la rémission des péchés et devenons justes devant Dieu par grâce, à cause du Christ, par la foi"
Au dix-septième siècle, le pasteur français Pierre Dumoulin déclare dans un sermon, qu'avec le Christ, "de justice jugeante, [la justice de Dieu] devient justice justifiante"*. Comme l'affirme l'évangile de Jean, Dieu n'envoie pas son fils pour juger le monde, mais pour que le monde soit sauvé par lui"*. "Juger le monde" correspond ici à la justice jugeante, celle d'un tribunal qui sanctionne. "Sauver le monde" relève de la justice justifiante qui pardonne et dispense de subir la peine méritée. Dieu ne constate pas que le croyant est plus ou moins juste afin de prononcer une sentence positive ou négative. Il nous rend justes. En ce sens, Luther distingue "la justice passive", celle que nous recevons de Dieu, et qui nous sauve, de "la justice active", celle que nous exerçons, et qui reste toujours insuffisante, qui nous conduit à la perdition. Comme l'écrit Ebeling, dans la Bible "la justice de Dieu ne désigne pas un attribut divin ... [une] vertu qui attribuerait à chacun ce qui lui revient. Bien plutôt, par justice de Dieu [la Bible] désigne un agir divin, un agir qui restaure, qui produit le salut … Lorsque Paul dit que la justice de Dieu est manifestée dans l'évangile, il vise précisément par là l'agir salvifique de Dieu"*.
Selon une formule de Tillich, Dieu ne nous demande pas de devenir un peu plus acceptable ou un peu moins inacceptable pour nous accepter. En Jésus Christ, il nous accepte, bien que nous soyons inacceptables*. Cette bonne nouvelle, qu'annonce l'évangile, la Réforme la redécouvre et la proclame.
2. Les débats sur la gratuité du salut
En simplifiant un peu, on peut distinguer dans l'histoire de la pensée chrétienne trois positions sur l'être humain et sur la manière dont le salut lui parvient.
1. On qualifie la première de "pélagienne", parce que l'a soutenue au cinquième siècle un moine breton appelé Pélage. Elle considère que l'être humain peut et doit se sauver par ses œuvres. En vivant selon la volonté de Dieu, en observant sa loi, il mérite son salut. S'il se conduit en impie et fait le mal, il sera condamné. Tout dépend de lui, de ses décisions, de ses actes. Il appartient à chacun de gagner son salut ou de le perdre par son comportement.
2. La seconde position estime que personne ne peut vraiment mériter et gagner son salut. Aucun de nous ne remplit toutes les exigences de la loi ni ne parvient à vivre entièrement selon la volonté divine. Nous avons tous besoin de pardon. Ce pardon, Dieu l'accorde aux hommes de bonne volonté. Si nous faisons des efforts, si nous essayons de bien agir, il vient à notre secours, il nous apporte ce qui nous manque. Par contre, il abandonne celui qui se complaît dans le péché et le mal; il le laisse aller à la condamnation et à la perdition. Comme le dit un proverbe bien connu : "aide-toi, et le Ciel t'aidera". Nos œuvres ne nous font certes pas gagner ni mériter notre salut; néanmoins, elles le conditionnent. Dieu fait grâce à ceux qui cherchent à le servir et à lui plaire, en dépit de leurs insuffisances et de leur échec. On qualifie cette position de "synergiste" parce que le salut demande la coopération de l'être humain; il découle d'une double action, celle de Dieu et celle de l'être humain. On la nomme aussi "semi pélagianime", parce qu'elle reprend les thèses pélagiennes en les corrigeant, en les atténuant, et en les nuançant.
On pourrait représenter ces deux premières positions par le schéma suivant :
L'être humain se trouve devant deux possibilités entre lesquelles il doit opter. Que ce soit sans l'aide de Dieu, par ses seules forces (péliagianisme), ou avec l'aide de Dieu qui vient au secours de celui qui fait des efforts (synergisme), son salut dépend en fin de compte de ses décisions et de ses actes. Même s'il a besoin que Dieu se montre indulgent et l'aide, il se sauve lui-même. La grande affaire de tout être humain, la tâche principale de son existence, l'œuvre qu'il a à accomplir, c'est son salut.
3. La troisième position, défendue par Augustin contre les pélagiens et semi-pélagiens, reprise par Luther et les Réformateurs, adoptée un peu plus tard par le jansénisme, déclare que le salut vient entièrement et uniquement de Dieu. Le péché a totalement corrompu l'être humain. Il asservit sa volonté, il affecte ses intentions. Il le domine, corps et âme, et le rend incapable non seulement de gagner le salut, mais même de faire quoi que ce soit qui puisse lui mériter l'indulgence et lui valoir le secours de Dieu. Tout en nous est mauvais. Notre salut dépend exclusivement de Dieu, nous ne pouvons y contribuer en rien. Nous le recevons, comme nous recevons la vie, sans l'avoir mérité, sans l'avoir demandé ni désiré, sans avoir rien eu à faire. Dieu ne donne pas le salut à des justes; il n'en existe pas. Il ne fait pas grâce à ceux qui pourraient faire valoir des circonstances atténuantes ou dont les fautes lui paraîtraient moins graves. Significativement dans l'évangile, les pharisiens, à la conduite impeccable, n'ont aucun privilège par rapport aux prostituées et aux gens de mauvaise vie. Ils se croient meilleurs; en réalité, devant Dieu, ils ne valent pas mieux, et ont autant besoin de la grâce qu'eux.
On peut représenter cette troisième position par le schéma suivant :
Pour les deux premières positions, l'être humain se trouve à la croisée de deux chemins, l'un qui mène au Ciel, l'autre qui conduit en enfer, et il lui appartient de choisir. Pour cette troisième position, l'être humain est prisonnier de l'empire diabolique du mal. Le péché l'enferme, l'imprègne, le pénètre et l'atteint entièrement. Il ne peut lui échapper et ne s'en délivrer que si Dieu l'en arrache. La grâce nous libère de l'emprise du mal et de nous-mêmes. Elle déplace celui qu'elle atteint (1), et le fait entrer dans un monde autre, celui de Dieu. Celui qu'elle n'atteint pas (2) peut agir de manières diverses (représentées par les flèches) et, en ce sens, dispose d'une liberté certaine; sa liberté ne lui permet pas, cependant, de faire des actions saintes et d'échapper au monde du péché et de la perdition. De même, le sauvé ne peut faire des actions saintes que parce que Dieu l'a sauvé, l'a arraché à l'empire du péché et l'a fait entrer dans le "royaume"; il n'est cependant pas entièrement conditionné; il peut agir de diverses manières (représentées par des flèches), mais l'action qu'il a choisi sera sainte parce que Dieu l'a délivré de l'esclavage du mal.
3. La justification forensique
La Réforme a souligné le caractère "forensique", c'est à dire externe ou extérieur de la justification. Elle ne vient pas, elle ne naît pas de nos dispositions intérieures; elle se passe extra nos, en dehors de nous, selon une expression fréquente chez Luther*.
La phrase de Tillich, citée plus haut, le montre bien : "Dieu nous accepte, bien que nous soyons inacceptables". Qu'est-ce qui se passe quand Dieu me justifie? Ma relation avec Dieu change, et non ce que je suis. Désormais, il m'accepte; pourtant, je ne deviens pas acceptable, je demeure inacceptable. Il me pardonne; néanmoins, je demeure fautif. Etre justifié ne veut pas devenir juste, mais être déclaré juste. Autrement dit, le salut fait de moi un coupable gracié ou amnistié, nullement un innocent, ni quelqu'un qui a payé ses dettes ou qui s'est racheté par sa bonne conduite. Le fidèle, comme le dit une phrase célèbre de Luther est simul justus simul peccator, en même temps juste et pécheur. Pécheur à cause de ce qu'il est; juste parce que Dieu décide de le considérer et de le traiter comme tel. La justification consiste en un changement d'attitude de Dieu à mon égard, de la décision qu'il prend de ne pas me tenir rigueur de mon péché. Elle m'est donc extérieure, forensique, même si elle a des conséquences dans ma vie, même si elle entraîne, par voie de conséquence, des changements internes. La Formule de Concorde affirme que "notre justice se trouve en dehors de nous", et Calvin écrit que "Dieu nous répute justes en Christ, bien que nous ne le soyons pas en nous-mêmes"*. La Confession helvétique postérieure dit que la justification est l'acte par lequel Dieu nous "déclare", nous "prononce" juste. Un théologien luthérien contemporain Mueller* commente: "La justification ne consiste pas essentiellement en une transformation intérieure du pécheur ... elle est ... l'acte par lequel Dieu déclare le pécheur juste à cause du Christ. En d'autres termes, la justification n'est pas essentiellement un changement par lequel l'homme est fait juste, mais le décret par lequel il est déclaré juste". Pour qu'on ne se trompe pas, précisons tout de suite que la sanctification suit la justification et que la parole qui me déclare juste agit en moi pour me rendre juste. Nous y reviendrons dans le chapitre suivant.
Pour la Réforme, la grâce ne devient jamais une propriété, quelque chose qui serait en moi. Elle reste toujours une relation avec Dieu qui dépend de lui, de l'attitude qu'il adopte envers moi. En ce sens, même si je la fais mienne, même si elle marque mon existence, elle a toujours pour moi un caractère extérieur. Je ne dois pas la chercher dans mon intériorité. Sans cesse elle me vient d'ailleurs. On ne peut donc pas la qualifier d'habitus, comme le fait la théologie scolastique, ni la déclarer infusa, ou inhaerens*.
4. Le refus des mérites.
La Réforme rejette catégoriquement l'idée que nous puissions mériter si peu que ce soit notre salut. "Mérite, écrit Farel, est un mot plein d'arrogance, complètement opposé à Dieu et à toute l'Écriture, inventé par l'esprit d'orgueil et d'erreur"*. La notion de "mérite" fonctionne dans le domaine social des relations entre humains. Par contre elle n'a aucune place dans le domaine du salut, et dans notre relation avec Dieu. Trois raisons expliquent ce refus catégorique.
1. Quand un être humain imagine avoir des mérites, il s'illusionne sur lui-même. Il ne voit pas la grandeur et la profondeur de son péché qui atteint son existence entière. Il infecte même les actes vertueux qu'il peut faire, car il les accomplit pour se satisfaire lui-même, par orgueil. Ils ne le font pas sortir de son égocentrisme, au contraire ils le renforcent. Comme le dit la confession de foi prononcée par Théodore de Bèze au colloque de Poissy, "nous sommes incapables par nous-mêmes d'aucun bien".
2. L'idée même qu'on puisse faire valoir quelque chose devant Dieu, et se targuer auprès de lui de ses actes représente un blasphème, car tout ce que nous sommes, tout ce que nous faisons de positif, nous le devons normalement à Dieu. Il n'y a aucun mérite à accomplir ce qui relève de nos devoirs ordinaires. Ensuite, parce que tout ce que nous sommes et faisons de bien, nous le devons à Dieu; nous l'accomplissons, écrit Farel, " par la puissance de Dieu habitant en nous"*.
3. L'idée de mérites qui nous permettraient de gagner notre salut, ou, en tout cas, qui nous vaudraient l'indulgence divine établit entre Dieu et nous une relation fondée sur l'échange, le marchandage, la négociation*. Autrement dit, elle ne reconnaît pas Dieu pour ce qu'il est, à savoir le souverain absolu de notre vie, et non un partenaire avec qui on discute et on calcule.
5. La certitude du salut.
L'affirmation que son salut dépend entièrement de Dieu et aucunement de lui-même donne une très grande sérénité au croyant. En effet, il connaît ses faiblesses et ses erreurs. S'il doit compter sur lui, son salut reste toujours menacé, incertain et aléatoire. Il ne peut vivre que dans la crainte et le tremblement. Au contraire, Dieu ne change pas d'avis, il ne revient pas sur ses décisions; s'il m'a élu, rien ne pourra me séparer ou me priver de l'amour qu'il m'a manifesté en Jésus-Christ*. La Réforme protestante (elle se distingue sur ce point du jansénisme) affirme l'inamissibilité de la grâce (inamissibilité signifie que je ne peux pas la perdre, et qu'elle ne me sera pas enlevée).
2. Grâce, foi et œuvres
1. La foi et la grâce.
Le chapitre précédent a souligné, et il importe de le rappeler ici, que pour la Réforme, la foi ne consiste ni en l'adhésion intellectuelle à des doctrines ni en un sentiment du cœur, ni en une décision de la volonté. Par "foi", il faut entendre ce que Dieu fait surgir en un être humain, ce qu'il crée en nous quand il nous rencontre. Elle n'est pas une œuvre, quelque chose que nous donnerions à Dieu, comme on donne sa confiance à quelqu'un et que l'on s'engage à son égard, mais un don que Dieu nous fait, un engagement qu'il contracte envers nous. La foi s'empare de nous, de même qu'un amour nous saisit. Il ne dépend pas de nous de croire et d'aimer; cela nous arrive et s'impose à nous.
Il en résulte que parler du "salut par la grâce" ou du "salut par la foi" revient a peu près au même. Il y a équivalence presque complète entre ces deux expressions*. Dans les deux cas, on veut souligner que notre salut provient entièrement de Dieu et nullement de nous. Toutefois, deux raisons expliquent que l'on spécifie "par la grâce par le moyen de la foi".
1. Grâce et foi désignent bien une seule et même réalité*, mais sous des aspects différents. "Grâce" insiste sur l'action de Dieu, sur la cause qui agit, sur "l'émetteur". "Foi" met l'accent sur l'effet qui en résulte, sur les conséquences de l'action de Dieu, sur le "récepteur". En ce sens, on peut dire que la foi "répond" à la grâce, à condition de préciser que la réponse n'est ni autonome, ni indépendante; elle ne constitue pas un second acte. L'acte de Dieu, c'est à dire la grâce, la provoque, la suscite, et la détermine entièrement. ce que le schéma suivant exprime.
2. Si la foi naît toujours de la grâce, il arrive que la grâce agisse sans susciter la foi. Elle ne s'adresse pas aux seuls fidèles et n'a pas toujours pour but et pour effet de créer la foi. Ainsi, Dieu donne au croyants et aux incroyants ces grâces que sont la vie (et les événements qui en forment la trame), la nature (les continents et les mers, le jour et la nuit, le soleil et la pluie*). Il donne aussi les liens sociaux et familiaux, etc. Calvin distingue, d'une part, "la grâce générale" dont bénéficient tous les êtres sans qu'elle les conduise à la foi, et d'autre part, la "grâce spéciale" (ou "particulière")* qui touche les seuls "élus", et fait surgir en eux la foi en Christ. Le schéma suivant illustre cette distinction.
Dire que nous sommes sauvés par grâce, par le moyen de la foi signifie que le salut provient de cette sorte de grâce (la grâce spéciale) qui fait naître en nous la foi.
3. La foi et les œuvres
La Réforme déclare que nous sommes sauvés par la foi, et non par les œuvres, ni par la foi et les oeuvres. Le principe matériel du protestantisme comporte une négation que soulignent les particulae exclusivae : "sans les œuvres", "sans la loi", "sans mérites de notre part". Ces exclusions ont indigné les catholiques et aussi certains anabaptistes. Ils ont, en effet, cru que les luthériens et les réformés préconisaient un croyant passif, qui se contenterait de bons sentiments ou de juste doctrine, et ne se soucierait nullement de mettre en pratique la foi, de la traduire dans un comportement éthique. Ainsi, Müntzer reproche à Luther de présenter un "Jésus suave", un "Christ doux comme du miel"*, et non un "Christ amer"*, comme celui des Écritures, bref de prêcher un grâce facile, à bon marché, qui n'exige pas grand chose du croyant et qui ne change rien à son conduite. En 1527, Hubmaier écrit*. :
"Pendant ces derniers temps, le peuple n'a appris que deux choses, sans qu'il y ait aucune amélioration de sa vie. D'abord, on dit ; "nous croyons", "la foi nous sauve". Deuxièmement, "de nos propres forces, nous ne pouvons rien faire de bon". Or ces deux affirmations sont vraies. Mais sous le couvert de ces demi vérités, la méchanceté, l'infidélité, et l'injustice ont pris le dessus, pendant que ...l 'amour fraternel s'est refroidi"
Dans ce texte Hubmaier ne s'en prend pas tellement au principe ou au thème de la justification gratuite, qu'il considère comme une vérité, qu'à la manière dont on le prêche. Castellion en 1554, à la suite de l'exécution de Servet pour antitrinitarisme, accuse Calvin de montrer plus d'indulgence envers l'immoralité qu'envers les déviations doctrinales. "Il suffit, écrit-il, qu'on ait la doctrine et qu'on observe les sacrements, mais le péché, pas question de le vaincre : nous sommes chair, n'est-ce pas, et le serons jusqu'à notre mort".*
Même, si historiquement l'objection a pu avoir à certains moments une pertinence, théologiquement, elle repose sur un malentendu que quatre précisions permettent de dissiper.
1. L'opposition de la foi avec les œuvres ne se situe pas entre l'intériorité (ce qui se trouve en nous) et l'extériorité (ce que nous faisons). Elle distingue dans notre vie, dans nos sentiments, croyances et actions d'une part ce qui vient de Dieu, ce qu'il suscite, et, d'autre part, ce qui relève de nous, ce que nos efforts produisent. Par "œuvres", il faut entendre ce que quelqu'un pense, sent et fait de son propre chef. Elles englobent ses idées, ses sentiments, sa spiritualité. Le croyant n'est pas sauvé par sa piété et son orthodoxie, mais par Dieu. Quand on déclare : "Dieu vous sauve à condition que vous croyez en lui et que vous ayez des bons sentiments", on rétablit un salut par les œuvres*. Inversement, la foi désigne ce que Dieu opère en nous et ce qu'il nous pousse à accomplir. Elle comprend des actions, des prises de positions, des attitudes et des réalisations concrètes.
2. Lorsqu'elle déclare que nous sommes sauvés par la foi et non par les œuvres, la Réforme affirme qu'effectivement nous restons passifs en ce qui concerne notre salut. Il ne dépend en aucune manière de la qualité, de l'authenticité, de la profondeur ou de la pureté de nos croyances, de nos sentiments et de nos actions. Il ne s'ensuit nullement que le croyant reste passif dans la vie chrétienne, une fois qu'il a reçu le salut, et que les œuvres, au sens précis qui a été dit, en soient exclues. Ici, l'intelligence, les capacités, la volonté, les efforts et le travail de l'être humain interviennent et jouent un rôle important. Il faut nettement distinguer, le chapitre suivant en traitera, entre la justification (le salut) et la sanctification (la vie chrétienne). Pour la Réforme, l'obéissance du chrétien ne décide pas de son salut; elle ne le détermine pas, elle n'en est pas la cause; elle en découle, elle en est la conséquence. Le croyant n'agit pas pour être sauvé, pour faire son salut, afin d' obtenir sa justification. Il fait des efforts, il se mobilise avec ses qualités et ses possibilités parce qu'il est sauvé, parce que Dieu lui a fait grâce*. Notre salut dépend uniquement de Dieu; il est entièrement son œuvre et nullement la nôtre. Nous n'y participons et nous n'y coopérons en rien. Il n'en va pas de même pour la vie chrétienne; ici nous sommes "ouvriers avec Dieu", selon l'expression de l'apôtre Paul*. Luther*. écrit :
"Nous ne rejetons pas les bonnes œuvres, nous les enseignons au contraire et nous les glorifions. Ce ne sont point elles que nous repoussons, mais la pensée impie d'y chercher le salut"
De son côté, Mélanchthon précise : "nous louons et exigeons les bonnes œuvres, ... les bonnes œuvres doivent suivre la foi"*. Ce que nous condamnons, ajoute-t-il, c'est qu'on attribue une "telle valeur aux œuvres, à savoir qu'elles sont propitiatoires, qu'elles méritent la rémission des péchés et la grâce"*. Il ne s'agit donc pas d'éliminer les œuvres, mais de les considérer autrement. Elles sont la conséquence du salut et non sa cause. Il faut voir en elles les fruits de la foi.
3. Pour tenter de clarifier ce point, la théologie protestante a parfois distingué entre les œuvres et les actes*. "Œuvre" désigne ce que je produis, ce que je fabrique, ce que je pose devant moi. L'œuvre poursuit et s'assigne un but qui lui est extérieur. J'écris une thèse parce qu'elle me permettra d'acquérir un diplôme; je publie un livre afin de me faire connaître; je fais un travail pour avoir de l'avancement. L'acte, au contraire, n'est pas quelque chose que je produis. Il exprime ma personne, il traduit ce que je suis. Je le fais parce que je suis moi. Quand j'offre un cadeau à quelqu'un pour obtenir sa bienveillance, je me situe dans le domaine des œuvres. Quand je le lui donne pour lui dire mon affection, mon geste entre alors dans la catégorie des actes. Si on fait quelque chose en vue de mériter son salut, dans l'espoir d'attirer la grâce divine, il s'agit d'une œuvre. Si on fait quelque chose par amour pour Dieu, parce qu'on a été changé et transformé par lui, il s'agit alors d'un acte. La foi sans les œuvres ne signifie donc pas une foi sans actes.
4. La Réforme s'appuie beaucoup sur l'affirmation de l'évangile, "il n'y a pas de bon arbre qui produise du mauvais fruit, ni de mauvais arbre qui produise du bon fruit"*. Elle signifie qu'un pécheur fait toujours et forcément des œuvres qui sont des péchés, même si sur le plan éthique, on ne les considère pas comme des fautes. La qualité de la personne détermine celle de son comportement, et non l'inverse. Dans sa Controverse contre la théologie scolastique de 1517, en opposition à l'une des thèses de l'Éthique à Nicomaque d'Aristote, Luther déclare "Nous ne sommes pas rendus justes en faisant des œuvres justes, mais, rendus justes, alors nous accomplissons des œuvres justes"*. Opus non facit personam, affirme-t-il en 1537, sed persona facit opus, ce que l'on peut traduire ainsi : "l'œuvre que je fais ne fait pas la personne que je suis, mais c'est la personne que je suis qui fait l'œuvre"*. Nous ne deviendrons pas bons parce que nous ferons des bonnes œuvres; mais nous arriverons à faire des bonnes œuvres si nous sommes bons; or, nous ne le sommes pas. Autrement dit, il faut une transformation de la personne; elle doit devenir autre. "C'est, écrit Luther, d'abord la personne qui doit être changée, ensuite les œuvres le seront aussi"*. Je ne peux pas transformer ma propre personne. Seul Dieu sait le faire. Quand il me sauve, quand il fait de moi, par sa grâce, une créature nouvelle, alors je produis de bonnes œuvres; pas avant. Les bonnes œuvres ne produisent pas le salut, mais le salut produit les bonnes œuvres. Si par rapport à la société, d'un point de vue philosophique et mondain, il est exact, Luther le reconnaît, que ce que je fais détermine ce que je suis, par contre, dit-il, "il n'en va pas de même devant Dieu". Dans mon rapport à Dieu, je suis ce qu'il fait de moi. Comme le dit l'épître aux Philippiens, il produit en moi "le vouloir et le faire selon son dessein bienveillant"*. En 1536, le Synode de Berne déclare : "L'évangile [consiste] en la véritable de force de Dieu qui saisit le cœur des croyants, les change et les renouvelle, et qui, de pauvres pécheurs qu'ils étaient fait des enfants de Dieu … dont les inclinations ne sont plus celles de la chair et du sang, mais bien de Dieu"*.
Conclusion
Une citation de Tillich conclura cette section sur la grâce, la foi et les œuvres : "La grâce [au sens strict, restreint et fort du mot] produit ... la foi, et non vice versa. Une des plus grandes perversions de la prédication protestante consiste à dire aux gens : vous devez croire, et alors vous obtiendrez ainsi la grâce. Les Réformateurs unanimes n'ont cessé de dire le contraire, à savoir que la foi est le premier don de la grâce de Dieu. Croire signifie seulement accepter le don de Dieu. La grâce précède tout le reste. Sa venue et ce qu'elle opère rendent la foi possible; c'est elle qui rend la foi possible"*.
3. La portée de la justification gratuite
Luthériens et Réformés s'accordent à voir dans la justification gratuite l'essence ou la substance de l'évangile. Pour les uns comme pour les autres, elle joue un rôle fondamental. Il existe, cependant, entre eux une différence. Elle concerne la portée du principe de la justification gratuite : a-t-il une valeur ontologique ou simplement religieuse? La réponse que les Réformateurs donnent à cette question dépend de leur anthropologie (de leur conception de l'être humain).
1. La justification principe religieux et ontologique (Luther).
Luther a une anthropologie relationnelle, ce qui veut dire que pour lui l'être humain n'est pas quelque chose en lui-même. Il se définit non par une nature, par des qualités ou des propriétés qu'il posséderait en lui, mais par un ensemble de relations, celles avec Dieu, avec les autres, avec les objets qui l'entourent, avec le monde dans lequel il se trouve. Il ex-siste*. Son être ou sa vérité se trouvent en dehors de lui et viennent à lui dans des rencontres. "C'est le propre de l'homme, écrit Ebeling, de se trouver engagé dans des relations avec le monde qui l'entoure, avec les autres hommes, avec soi-même ... avec Dieu ...Ces relations ne s'ajoutent pas à l'être-homme, mais le constituent"*. Chacun de nous est déterminé par ceux avec qui il a affaire, par ceux avec qui ou en face de qui il se situe. D'où l'importance chez Luther de la préposition coram* qui veut dire "vis-à-vis de", "en face de", "par rapport à". De ce vis-à-vis, donc de l'extérieur, je reçois mon identité. Je vis des paroles qu'on m'adresse, des attitudes que l'on prend à mon égard. La justification forensique correspond à la situation fondamentale de l'être humain, à ce qui constitue son être et à ce qui caractérise fondamentalement notre humanité, c'est à dire la relation. Comme l'écrit Jüngel, elle "ne définit pas seulement le chrétien, mais l'homme tout court"*. Elle s'applique aussi bien à Adam avant sa chute qu'au pécheur. Il ne faut pas voir dans la justification par grâce seulement une affirmation religieuse. Il s'agit d'un principe ontologique qui commande toute la compréhension de l'homme. On peut figurer ainsi la condition humaine :
Le moi se compose de lignes relationnelles qui se croisent, de même qu'un carrefour se compose des rues qui y débouchent. Sans ces lignes, le moi n'a aucune consistance, aucune réalité. Mon être se trouve donc hors de moi, et vient à moi de l'extérieur.
2. La justification, principe religieux et non ontologique (Calvin).
Calvin a une anthropologie substantialiste et non relationnelle. On peut la schématiser ainsi :
Calvin annonce le classicisme, alors que Luther préfigure l'existentialisme. Pour le Réformateur français, l'être humain se définit par des caractéristiques ou des qualités, qui le constituent, Elles sont inscrites dans sa constitution ontologique. Certes, ces qualités, et ces structures lui viennent de Dieu qui les lui a données en le créant. Néanmoins, elles lui appartiennent, elles sont devenues sa propriété. Pour les réformés, leurs qualités et structures ontologiques suffisaient pour que les humains puissent vivre dans la justice, conformément à la loi. Dans ce cas, ils auraient mérité les dons et l'amour de Dieu. Ils auraient été non pas justifiés, mais justes grâce à ce qu'ils auraient été et ce qu'ils auraient fait. La justification gratuite ne s'explique pas en dernière analyse, comme chez Luther, par la constitution humaine. Elle intervient parce que le péché a abîmé notre être, l'a corrompu, blessé, rendu malade. La justification gratuite a donc un caractère accidentel. Elle ne répond pas à une nécessité fondamentale. Si tout s'était bien passé, si Adam n'avait pas péché, les humains auraient été justifiés par leurs œuvres et il en sera ainsi dans le Royaume. La justification par grâce représente donc une parenthèse, elle est une situation provisoire rendue nécessaire par un "raté", ou un accident*, alors que Luther y voit le régime normal, ordinaire de l'existence humaine. On peut comparer la justification par la grâce telle que la comprennent les calvinistes à la réparation qui permet à une voiture endommagée de fonctionner à nouveau normalement, alors que les luthériens elle correspond plutôt à l'essence sans laquelle une voiture ne peut pas marcher.
On peut représenter la position réformée par le schéma suivant :
La ligne horizontale haute correspond au régime de la loi, et de la justification par les œuvres, régime normal de l'être humain. La ligne verticale de gauche représente la chute. La ligne horizontale basse indique la situation actuelle de l'être humain marquée par le péché. Le salut par la grâce, ou l'évangile apparaît comme un régime exceptionnel rendu nécessaire par l'accident du péché. La ligne verticale de droite indique l'accès au Royaume, par grâce, accès qui va rétablir le régime normal de la justification par les œuvres.
Le luthéranisme peut se figurer par cet autre schéma :
La flèche du haut représente la justification par grâce, régime normal de l'être humain. La flèche du bas, en biais, figure la justification par les œuvres qui dévie du bon chemin et qui égare.
Comme l'écrit un jésuite, Charles Boyer, "chez Luther, le principe domine tout. Tout le reste en dérive ou a la fonction de l'assurer. Chez Calvin, il reste bien fondamental, mais il est pour ainsi dire moins seul. Il se trouve avec d'autres principes"*. La justification gratuite conditionne toute la théologie et la foi de Luther; elle détermine même ce qu'est le péché (il consiste à vouloir se sauver par ses œuvres). Alors que chez Calvin, la chute conditionne la justification gratuite qui vient réparer la défaillance d'Adam.
André Gounelle
Notes :
* P. Melanchthon, Confession d'Augsbourg, in La foi des Eglises luthériennes, p. 45, art.10.
* cité d'après F. Chevalier, Prêcher sous l'Édit de Nantes, p. 98.
* G. Ebeling, L'essence de la foi chrétienne, p. 141.
* P. Tillich, Les fondations sont ébranlées, p. 222; Le courage d'être, p .167.
* Le passage le plus classique se trouve dans le commentaire de l'épître aux Galates, Œuvres, t. 16, p. 97 : "notre théologie ... nous arrache à nous-mêmes et nous établit hors de nous" ("ponit nos extra nos"). Cf. G. Ebeling , Luther, p. 168. J. D. Kraege, "L'exemple de Martin Luther : Petite théologie des particules", Cahier Évangile et liberté, n° 79, octobre 1989, p. II.
* J. Calvin, Institution de la religion chrétienne, 3, 11, 3.
* J. T. Mueller, La doctrine chrétienne, p. 428-429 (les caractère gras et italiques sont dans le texte).
* Cf. A. Birmelé, Le salut en Jésus Christ dans les dialogues œcuméniques, p. 62-71.
* G. Farel, Sommaire et brève déclaration, p. 82-83.
* G. Farel, Sommaire et brève déclaration, p. 134-135.
* G. Farel, Sommaire et brève déclaration, p. 142-143.
* G. Farel, Sommaire et brève déclaration, p. 298-299.
* Cf. A. Birmelé, "Luther et l'expression de la foi", Positions luthériennes, 1983/3, p. 211.
* E. Troeltsch souligne que pour la Réforme "la foi est une grâce", Protestantisme et modernité, p. 13.
* "Il fait lever son soleil sur les méchants et les bons; il fait pleuvoir sur les justes et sur les injustes" (Matthieu 5/45).
* J. Calvin, Institution de la Religion Chrétienne, 2, 2, 17.
* T. Muntzer, Écrits théologiques et philosophiques, p. 79 (cf. p. 69, 70, 80, 122-123).
* cité d'après N. Blough, Christologie anabaptiste, p. 86.
* Contre le libelle de Calvin, p. 180, 264-265.
* Cf. P. Tillich, Substance cathlique et principe protestant, p. 324.
* Cf. G. Farel, Sommaire et brève déclaration, p. 140-143 (ce chapitre s'intitule "Pourquoy doibvent estre faictes les bonnes œuvres").
* M. Luther, Le livre de la liberté chrétienne, traduction F.Kuhn, Fischbacher, 1879, p. 53.
* P. Melanchthon, Apologie de la Confession d'Augsbourg, in La foi des Eglises luthériennes, p. 128, § 132,133.
* Cf. R. Bultmann, Foi et compréhension, v. 1, p. 249-250, 522, 541.
* M. Luther, Œuvres, vol.1, p. 98 (thèse 40).
* E. Jungel "Homo Humanus", Revue de Théologie et de Philosophie, 1987/1, p. 42. Cf. G. Ebeling, Luther, p. 128.
* M. Luther, Œuvres, vol.8, p. 12.
* Synode de Berne, chap.7, p. 57-58.
* Substance catholique et principe protestant, p. 324.
* ex : hors de; sistere : se tenir. Exister veut dire "se tenir hors", et dans le cas présent cela veut dire que ma vérité, mon être authentique se trouvent ailleurs qu'en moi.
* G. Ebeling, L'essence de la foi chrétienne, p. 140.
* Cf. G. Ebeling, Luther, p. 168.
* Cf. E. Jungel, "Homo Humanus", Revue de Théologie et de Philosophie, 1987/1, p. 33.
* Cf. A. Lecerf , "Des moyens de la grâce", Revue Réformée, 1955/2, n°22, p. 9 qui écrit : "L'alliance des œuvres conclue avec Adam avant la chute, n'est pas abolie par l'Évangile en tant qu'obligation; elle est au contraire restaurée. La loi est éternelle. C'est l'Évangile qui n'est que pour le temps de notre pèlerinage". Voir également P. Marcel, "Les rapports entre la justification et la sanctification dans la pensée de Calvin", Revue Réformée, 1954/4, p. 8 : "le premier homme n'avait pas besoin de justification". Cf. J. Ansaldi, Ethique et sanctification, p. 109.
* C. Boyer, Calvin et Luther. Accords et différences, p. 73.
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